Contradiction


« Pourquoi ne l’aimerais-je plus ? Je l’aimais bien hier… Le cœur éprouve un caprice, mais il passera… dussé-je le meurtrir, pour ne plus écouter ses révoltes… »

La plume avait glissé, et deux larmes marquaient le fin papier, délayant l’encre encore fraîche. Et sur le petit cahier rouge, Thérèse croise les bras, pour enfouir sa tête dans ce nid discret. Elle ne pleure pas, mais des soupirs la secouent tout entière. Elle avait trop de larmes, pas une ne tombait, mais sur son cœur elle sentait la brûlure cruelle du sang s’échappant de la fine blessure. Elle se rappelait le premier brisement et depuis lors.


« L’eau pure de son amour, a fui goutte à goutte. »


— « Personne encore ne s’en doute, » disait-elle toujours avec le poète. Non, personne, pas même lui !

Lui, qui n’avait qu’elle au monde, et qui mourait peut-être de son abandon… Alors elle se rappela tout le passé. Elle était gentille aussi, jadis.

Cheveux flottants, œil chercheur, sourire mutin, elle avançait dans la vie avec la grâce fraîche de ses quinze ans. Ni brune ni blonde, ayant, de l’une, les yeux veloutés à longs cils bruns, de l’autre, le teint bien blanc et les cheveux blonds. Ce contraste donnait à sa physionomie un charme original, qui faisait sa plus grande beauté. Elle allait, sans soupçonner l’admiration que l’on donnait à sa jolie personne, anxieuse d’avancer, à la recherche de ce trésor immense, dont la conquête la troublait. On lui avait dit : « Prends garde, petite, il est des buissons épineux, et ta frêle grâce ne résistera pas aux épines qui lacèrent. » Elle secouait son ondoyante chevelure, et courait plus vite. Un jour, elle vit un regard loyal et doux cherchant le sien. Elle sourit pour toute réponse… et depuis lors, Charles et Thérèse s’aimèrent.

Elle, aimait en enfant, charmée de la préférence de ce beau garçon qui la choisissait entre toutes, qui ne semblait heureux qu’auprès d’elle. Il la gâtait, mettant toutes ses adorations, tous ses respects à ses petits pieds ; elle était sa reine, et jamais souveraine ne reçut plus sincère hommage.

« Plus tard, nous nous marierons, » lui avait-il dit, et tous deux, les yeux émus, avaient regardé l’avenir dans un désir d’en scruter les mystères. L’horizon était resté muet : mais dans la belle ligne bleue qui bornait la vue, ils crurent lire le présage heureux…

Thérèse, bercée dans cette magie d’amour, se laissait vivre, restée l’enfant timide, douce et aimante qui ne demandait, pour sourire, que d’être aimée… Savait-elle bien ce qu’est ce sentiment terrible et délicieux qui bouleverse les vies, et creuse même des tombes ? Soupçonnait-elle que, vers la fosse béante où s’ensevelissent tant de chères illusions, elle marchait à pas précipités ?

Comment se dévoila cet abîme, Thérèse ne le savait même pas.

L’autre se nommait Jacques. Elle se rappelait bien la première impression. On lui parlait longuement, et en termes flatteurs, d’un inconnu ; elle écoutait, secrètement intéressée, et ressentant ce je ne sais quoi de la sympathie qui naît.

Est-ce étrange ? lui arrivait-il de se demander, alors qu’elle redisait les mots de louange.

Étrange, non : le cœur n’a-t-il pas son intuition ?

Lorsqu’il vint à elle, la première fois, elle crut retrouver un vieil ami, et dans la main qui se tendait, sans s’en douter peut-être, la jeune fille avait mis quelque chose de son cœur.

Alors, elle s’abandonna complètement à ce plaisir de le voir, de lui parler, de l’entendre. Son âme se donnait, Thérèse le sentait bien : mais pas un instant elle ne se retint dans l’élan qui l’emportait. C’était du bonheur : le vrai, le pur, l’idéal ; de ce bien qui ne se profane pas, de ce trésor que garde la souffrance, pour en faire plus tard le bûcher purificateur. Les flammes ne l’effrayaient pas ; insensiblement, elle en était à désirer une douleur venue par lui, et qui plus intimement la lierait à cet amour, sans que le plus léger soupçon vînt effleurer l’esprit de Jacques. Et dans le regard bien franc, qui parfois se faisait caressant, s’il lut beaucoup de mutinerie, de malice et d’esprit, il ne vit jamais ce qui se dérobait au fond de la prunelle.

Parjure, elle l’était, mais inconsciemment. Était-ce sa faute, à elle, si l’amour la troublait ainsi ? S’il n’avait fallu que se détourner, pour retrouver la paix !… Mais, où ses pas se porteraient, elle traînerait avec elle le boulet rouge rivé à son cœur, boulet charmant qu’elle dérobait à tous les regards, lui demandant pardon dans le silence de sa solitude de le cacher aussi soigneusement : sa pudeur aurait été blessée d’un indiscret regard.

Oh ! aimer ; apprendre la science nouvelle, en épeler les mots, seule, bégayer les premières phrases, et, enfin, lire couramment… Il lui semblait que la terre lui appartenait, tant était immense cette joie jadis inconnue.

Et lui ne l’aimait pas ? Thérèse croyait bien que jamais le cœur de Jacques ne battrait du mouvement qui bouleversait le sien. Mais que lui importait : — cette pensée lui donnait une âpre satisfaction. Elle avait l’égoïsme de sa douleur : seule, elle voulait souffrir, comme seule, elle voulait aimer. Thérèse n’oubliait rien ; son cœur s’arrogeait un droit, elle voulait que ce crime involontaire n’eût pas de complice.

Pauvre petite, coupable sans l’être, et qui préférait subir toutes les souffrances que d’en donner une seule…

Et voilà tout ce que la jolie enfant murmure au petit cahier rouge, humide encore de deux larmes… Sans révolte, elle songe à sa vie future ; pas un instant, l’idée ne lui vient de briser une chaîne volontairement nouée. Non, jamais… elle sent bien que ce droit-là est perdu ; elle s’interdit la pensée du regret…

J’oublierai… j’aimerai qui m’aime… C’est un caprice qui passera, répète-t-elle pour la centième fois. Mon Dieu ! pourquoi ne pas aimer qui vous aime ?

Pourquoi ! Oh ! l’éternel pourquoi des destinées.

— « Ma Thérèse, je vous revois toute petite avec du rire plein vos jolis yeux. Que je vous aimai alors, et que je vous aimai depuis ! Tout mon amour me remonte du cœur aux lèvres, et je ne puis pas vous l’écrire moi-même. J’ai tenté de tenir la plume, mais c’est étonnant comme la main est faible lorsque l’on va mourir. Dire que je partirai sans un regard de vous, ma Thérèse, et sans presser votre chère petite main dans une dernière étreinte… Oh ! ouvrez votre cœur, ma petite, je veux y mettre tout mon amour, ce trésor-là aura une tombe choisie, pendant que moi, je dormirai, bien loin de vous, ma jolie fiancée. Je vous aime, et je meurs. M’oublierez-vous ? Les mourants ont la vue ouverte sur l’avenir, et j’y vois ma Thérèse me donnant plus d’amour dans la mort que dans la vie… Soyez heureuse, ma chère petite, pour tout le bonheur que vous m’aviez promis ; ma pensée suprême est une bénédiction. Au revoir, chère, où tous on se retrouve, et une dernière fois, sur la terre, j’effleure de mes lèvres vos petites mains aimées. N’oubliez pas ! Adieu, mon amour. Charles. »

Le cœur a passé son caprice, et la pauvre petite Thérèse en est restée pâlie et courbée, comme ces pauvres plantes qu’une rafale a secouées et qui demeurent languissantes sur la tige épuisée ; — elle est devenue une fleur de tombeau.

Le rire s’est éteint sur les jolies lèvres, laissant un pli d’amertume qui se creuse chaque jour davantage.

Son cœur est mort de n’avoir pas assez aimé, le remords le tua, le jour où cette lettre fatale apporta un si touchant adieu. Charles ne s’était pas trompé, elle l’aima plus fort dans la mort. Il avait pressenti la délicatesse de cette âme pure, blessée dans son exquise sensibilité, et qui jamais n’oublierait après, justement parce qu’elle avait oublié avant… Le mort restait vainqueur du fond de la tombe où, sans doute, il souriait.

Et lorsque Thérèse revit Jacques aussi pâle et ému qu’elle, il lui sembla que tout son sang remontait au cœur. Pendant que, pressant sa petite main dans les siennes, il se penchait, murmurant :

« Thérèse, ne m’aimerez-vous pas un peu maintenant ?… moi qui vous adore depuis si longtemps… ? »

Elle se redressa cruelle soudain, les traits durs, la bouche contractée, trouvant indigne cet amour qui avouait une existence passée. Ainsi, lui aussi l’aimait… Jadis son cœur aurait jeté le grand cri qui unit à jamais les âmes… mais aujourd’hui elle hait presque ce vivant, qui a volé le mort… Elle foulera aux pieds ses rêves les plus chers pour se punir de les avoir formulés… si bas…

Pauvre fille, elle va briser le cœur d’un homme pour le venger lui d’une trahison involontaire. Lentement, avec des phrases froides, elle détruit une à une les illusions d’une âme loyale, et sans pitié, elle piétine les pétales de la fleur d’amour. Elle éprouve une âpre jouissance à briser ce quelque chose de fragile qu’est le cœur humain ; tout ce qu’il y a de cruel dans la femme vient de s’éveiller, et elle dit, — les lèvres serrées, les yeux mauvais, inconsciente, barbare, frappant pour se faire souffrir, vengeant sur elle-même et sur Jacques le mort oublié, un jour, et qui a payé de sa vie le droit de ne l’être jamais plus.

— Es-tu content ? répète-t-elle, comme s’il pouvait répondre.

Pauvres femmes, combien de nous refusent à la vie ce qu’elles donnent à la mort. Étrange contradiction de notre étrange nature.

Thérèse regarda Jacques. Il était livide. Une lueur de pitié éclaira le désordre des pensées de la jeune fille ; dans un de ces adorables moments qui font tout pardonner, elle se pencha :

— Adieu, Jacques, partez, ne pensez plus à moi. En s’en allant, l’autre emportait ma faculté d’aimer. Je ne suis plus que l’ombre d’une femme, — à vingt ans !

Et se penchant encore, elle posa ses lèvres sur le front qu’une sueur d’agonie mouillait.

Jacques reçut la sensation de marbre, tel le baiser d’une morte, et l’impression fatale resta longtemps à sa tempe.

***

Dans le petit cahier rouge, à la dernière page : « Charles, j’ai payé ma dette… Je n’écrirai plus rien, ma vie finit ici. »

Aucune larme ne tomba.

La coupe était vide.