Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Marpon & Flammarion (p. 15-19).


II


J’avais l’habitude d’errer chaque soir dans notre jardin à la recherche des corbeaux. J’avais contre ces oiseaux prudents, rapaces et malins, une véritable haine.

Le jour dont je viens de parler, je me rendis, comme à l’ordinaire, dans le jardin, et, après avoir vainement inspecté toutes les allées (les corbeaux m’avaient probablement reconnu et croassaient de loin), je me rapprochai par hasard de la haie basse qui séparait notre terrain de l’étroite bande de terre formant le jardin du pavillon de droite.

Je marchais la tête inclinée. Tout à coup, j’entendis des voix. Je regardai par-dessus la haie et je restai cloué sur place. Un étrange spectacle s’offrit à mes yeux.

À quelques pas de moi, sur la clairière, parmi les framboisiers aux fruits encore verts, se tenait une grande et svelte jeune fille, vêtue d’une robe rose à raies, et portant un fichu blanc sur la tête. Autour d’elle se pressaient quatre jeunes gens, et, à tour de rôle, elle les frappait sur le front avec des fleurs grises dont je ne connais pas le nom, mais qui sont souvent dans les mains des enfants. Ces fleurs forment de petits sacs et se déchirent avec bruit quand on les cogne contre un corps dur.

Les jeunes gens se soumettaient si volontiers à cette opération, et, dans les mouvements de la jeune fille (je la voyais de profil), il y avait un je ne sais quoi de si gracieux, d’impérieux, de caressant, de railleur et de charmant, que je faillis jeter un cri d’étonnement et de plaisir ; et j’aurais donné, je crois, tout au monde pour sentir, moi aussi, sur mon front, le choc de ces jolis doigts.

Mon fusil glissa sur l’herbe ; j’oubliai tout ; je dévorai du regard cette silhouette élégante, et le petit cou, et les jolies mains, et les cheveux blonds légèrement défaits sous le foulard blanc, et cet œil intelligent à demi clos, et ces cils, et la tendre joue qu’ils ombrageaient.

— Jeune homme ! jeune homme ! dit tout à coup une voix auprès de moi, il est défendu de regarder ainsi les jeunes filles étrangères.

Je tressaillis et restai comme pétrifié !… Près de moi, de l’autre côté de la haie, un homme, aux cheveux noirs coupés ras, se tenait et me regardait d’un air ironique. Au même moment, la jeune fille se tourna de mon côté… J’aperçus de grands yeux gris dans un visage mobile et animé ; et soudain, ce visage tout entier fut éclairé par le rire. Les dents blanches étincelèrent, les sourcils s’élevèrent d’une façon drôle.

Je devins pourpre ; je relevai vivement mon fusil et, poursuivi par les rires retentissants mais sans méchanceté, je me sauvai dans ma chambre ; je me jetai sur le lit, en cachant mon visage dans mes mains.

Mon cœur battait à se rompre dans ma poitrine. J’avais très honte et en même temps je me sentais heureux ; une émotion inconnue m’agitait.

Après m’être reposé, j’arrangeai mes cheveux, je brossai mes habits et je descendis pour le thé. L’image de la jeune fille se dressait toujours devant moi. Mon cœur ne battait plus si fort ; il se serrait comme sous une pression douce.

— Qu’as-tu ? me demanda tout à coup mon père. Tu as tué un corbeau ?

J’allais lui raconter tout, mais je me retins et je ne souris qu’en moi-même.

En me couchant le soir, je fis, je ne sais pas trop pourquoi, trois fois le tour de ma chambre à cloche-pied, je pommadai mes cheveux, et enfin je me mis au lit, où, toute la nuit, je dormis comme un mort. À l’aube, je me réveillai un instant ; je soulevai la tête, je regardai autour de moi avec un transport et je me rendormis.