Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Marpon & Flammarion (p. 21-24).


III


« Comment faire connaissance avec eux ! » Telle fut à mon réveil ma première pensée.

Avant le thé, je descendis dans le jardin, mais sans m’approcher trop près de la haie, et je ne vis personne. Après le thé, je passai plusieurs fois dans la rue devant la façade de nos voisins, et, de loin, je jetai des coups d’œil furtifs vers leurs fenêtres… Il me sembla que son visage à elle était derrière le rideau et, effrayé, je m’éloignai au plus vite.

« Cependant, il faut quand même faire connaissance, » pensai-je, en errant sans but à travers la plaine sablonneuse qui s’étendait jusqu’au pied du mur d’enceinte.

« Mais comment ? Voilà la question. »

Je repassais dans mon esprit les moindres détails de notre rencontre de la veille ; je ne sais pas pourquoi, mais ce qui se représentait le plus souvent, c’était son rire au moment où elle s’était moquée de moi… et tandis que je m’agitais, et combinais différents projets, le sort avait déjà travaillé en ma faveur.

En mon absence, ma mère avait reçu de la nouvelle voisine une lettre sur papier gris, fermée par un pain à cacheter brun, de ces pains qu’on emploie seulement dans les bureaux de poste, ou pour les bouchons d’un vin bon marché. Dans cette lettre écrite en langue incorrecte, et d’une plume négligée, la princesse priait ma mère de lui accorder sa protection : ma mère, au dire de la princesse, était en bonnes relations avec des personnages importants dans les mains desquels se trouvait la destinée de la princesse et de ses enfants ; et elle avait, paraît-il, de très importants procès qui dépendaient d’eux.

« Je ma dresse à vous, écrivait-elle, comme une dame noble à une dame noble, et de plu il mé t’arégable de profité de cet ocassion. »

En terminant, elle demandait à ma mère la permission de se présenter.

Je trouvai ma mère de mauvaise humeur : mon père n’était pas à la maison et, par conséquent, elle n’avait personne à qui demander conseil. Ne pas répondre à « une dame noble » et encore à une princesse, était impossible. Mais elle ne savait pas non plus comment lui répondre. Lui écrire un billet en français lui semblait déplacé. Quant à l’orthographe russe, ma mère, à son tour, n’était pas bien forte ; elle s’en rendait compte et ne voulait pas se compromettre.

Elle se réjouit de mon arrivée et m’ordonna d’aller aussitôt chez la princesse et de lui expliquer de vive voix qu’elle était toujours prête à être utile à Son Excellence et la priait de venir la voir vers une heure.

L’accomplissement, aussi inattendu et aussi rapide, de mes désirs les plus secrets me réjouit et m’effraya à la fois. Cependant je ne laissai pas voir mon trouble et je montai dans ma chambre pour mettre ma nouvelle cravate et mon veston : à la maison, je portais encore la veste courte et le grand col rabattu, quoique cela commençât à me déplaire.