Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, Libraire-éditeur (Tome I. — Ballades, etcp. 39-44).

THOMAS LE RIMEUR

PREMIÈRE PARTIE.

Il est peu de personnages aussi renommés dans la tradition que Thomas d’Erceldoune, connu par le surnom de Rimeur : réunissant le talent de la poésie à celui de prophétiser, Thomas est encore en grande vénération parmi ses concitoyens, cinq cents ans après sa mort.

Donner une histoire bien avérée de cet homme remarquable, ce serait un travail difficile ; mais les curieux pourront encore nous remercier des particularités que nous avons rassemblées ici.

On convient généralement qu’Erceldoune fut sa résidence et probablement aussi le lieu où naquit cet ancien barde. C’est un village situé sur le Leader, à deux milles au-dessus de sa jonction avec la Tweed. On désigne encore une vieille tour comme le château du Rimeur ; les traditions s’accordent aussi à dire que son surnom était Lermont ou Learmont, et que celui de Rimeur lui fut donné à cause de ses compositions poétiques. Il reste encore cependant quelques doutes à éclaircir à ce sujet. Dans une chartre que nous citons ici[1], le fils de notre poète se désigne par le titre de Thomas d’Erceldoune, fils et héritier de Thomas le Rimeur d’Erceldoune ; ce qui indiquerait que son père ne portait pas le nom héréditaire de Learmont, ou que du moins il était mieux connu et distingué par l’épithète qu’il avait acquise par son mérite personnel.

Je dois remarquer cependant que jusqu’à une époque très reculée ce fut une habitude commune, et même nécessaire parmi les clans des frontières, de désigner les parties contractantes, même dans des écrits importans, par les épithètes qui leur avaient été données pour des qualités personnelles, plutôt que par les surnoms de famille.

Il est plus facile de fixer l’époque à laquelle vivait Thomas d’Erceldoune. C’était à la fin du treizième siècle. Je serais assez d’avis de le faire vivre moins long-temps que ne le veut M. Pinkerton, qui suppose (dans ses Poètes écossais) qu’il vivait encore en 1300 ; ce qui est presque contredit par la date de la chartre déjà citée, où le fils du Rimeur dispose des propriétés de la famille.

On ne peut douter que Thomas d’Erceldoune ne fût un personnage remarquable et important de son temps, puisque peu de temps après sa mort nous le voyons célébré déjà comme prophète et comme poète. Il n’est guère possible de décider si le premier de ces deux titres lui fut conféré gratuitement par la crédulité de la postérité, ou s’il prétendit se l’attribuer de son vivant.

Si nous croyons Mackenzie, Learmont ne fit que mettre en vers les prédictions d’Elisa, nonne inspirée d’un couvent d’Haddington ; mais Mackenzie ne le prouve nullement ; au contraire, tous les anciens auteurs qui citent les prophéties de Thomas les donnent comme de lui.

Quelques doutes qui puissent s’élever parmi les savans, sur la source de la science prophétique du Rimeur, le vulgaire n’a jamais hésité à l’attribuer aux entretiens qu’il eut avec la reine des fées. Un conte populaire dit que Thomas fut emmené dans

sa jeunesse dans le royaume de féerie (fairy land), où il acquit toute la, science qui le rendit depuis si fameux. Après sept ans de séjour dans ces régions fantastiques, il obtint la permission de descendre sur la terre pour éclairer et surprendre ses compatriotes par ses talens prophétiques, mais en restant à la disposition de sa souveraine et ayant promis de retourner à elle aussitôt qu’elle l’exigerait.

En conséquence, pendant que Thomas se réjouissait avec ses amis dans son château d’Erceldoune, une personne vint lui annoncer avec toutes les marques de la crainte et de l’étonnement qu’un cerf et une biche avaient abandonné la forêt voisine et se promenaient librement dans le village : le prophète se leva au même instant, alla trouver les deux animaux, les suivit, et ne revint plus. Selon la croyance populaire, il habite encore le pays des fées. Quelque jour, à ce qu’on prétend, il viendra rendre de nouveau visite aux habitans de la terre ; en attendant, sa mémoire est en grande vénération. L’arbre d’Eildon, sous lequel il débitait ses prophéties, n’existe plus, mais la place est marquée par une large pierre, appelée la pierre d’Eildon ; un ruisseau voisin est désigné par le nom de Bogle-Burn (ruisseau des esprits), à cause des entretiens que le barde avait avec eux.

Le respect dont on entourait le lieu où habita Thomas d’Erceldoune s’étendit même à un certain degré jusque sur un homme qui choisit pour sa résidence la tour en ruines de Learmont, à une époque moderne : c’était une espèce d’herboriste appelé Murray, qui parvint à se faire pendant plusieurs années une réputation de sorcier par quelque connaissance des simples, la possession d’une horloge musicale, une machine électrique et un alligator empaillé, mais surtout par ses communications supposées avec Thomas le Rimeur.

Il eût paru impardonnable à l’auteur, en donnant la ballade suivante, de se contenter d’un simple commentaire, quand il s’agit d’un personnage aussi important dans nos traditions que Thomas le Rimeur.

Cette ballade est tirée d’un manuscrit que nous a confié une dame qui habite près d’Erceldoune ; elle a été corrigée et augmentée dans la copie de mistress Brown.

L’auteur s’est hasardé d’y ajouter une seconde partie qui forme une espèce de centon tiré des prophéties communément attribuées au Rimeur, et une troisième tout-à-fait moderne, fondée sur la tradition qui fait retourner Thomas au pays des fées avec le cerf et la biche.

Pour me concilier le suffrage des antiquaires, plus difficiles, j’ai ajouté à la seconde partie quelques remarques sur les prédictions de Learmont.


I.

Thomas était couché sur les rives de l’Huntlie : il aperçut soudain un spectacle merveilleux ; une dame brillante de beauté descendit de son palefroi auprès de l’arbre d’Eildon.

II.

Sa robe était de soie verte, son manteau d’un riche velours ; à la crinière flottante de son coursier pendaient cinquante-neuf clochettes d’argent.

III.

Thomas se découvre la tête, et fait une profonde salutation… — Salut, dit-il, puissante reine du ciel, car je n’ai jamais vu ton égale sur la terre.

IV.

— Non, Thomas, répondit-elle, non, ce titre ne m’appartient pas : je ne suis que la reine du pays des fées. Je viens ici pour te visiter.

V.

— Prends ta harpe, et suis-moi, Thomas, répétait-elle, et si tu oses approcher tes lèvres des miennes, ce baiser me rendra maîtresse de toi.

VI.

— Advienne ce que pourra ; heur ou malheur, dit-il, ce destin ne saurait jamais m’effrayer.

Thomas baisa ses lèvres de rose sous l’arbre d’Eildon.

VII.

— Maintenant, reprit-elle, Thomas, tu es obligé de me suivre ; tu me serviras pendant sept ans, qu’il t’arrive heur ou malheur.

VIII.

Elle remonte sur son palefroi couleur de lait ; elle prend Thomas en croupe ; et, docile à la main qui guide ses rênes, le coursier vole rapide comme le vent.

IX.

Ils voyagèrent bien loin : rien ne ralentissait l’ardeur du coursier, jusqu’à ce qu’ils atteignirent un vaste désert, laissant derrière eux la terre habitée par les hommes.

X.

— Descends, fidèle Thomas, descends, dit la reine des fées ; appuie ta tête sur mes genoux… repose-toi quelques instans, et je te montrerai trois prodiges.

XI.

— Ne vois-tu pas ce sentier étroit, embarrassé par les épines et les broussailles… c’est le sentier de la vertu ; peu de gens le cherchent.

XII.

— Ne vois-tu pas cette route qui serpente au milieu des fleurs ? … C’est le chemin du vice, quoique quelques-uns l’appellent le chemin du ciel.

XIII.

— Ne vois-tu pas ce joli sentier qui tourne dans la bruyère ? … c’est le sentier qui mène au beau royaume des fées, où nous devons, toi et moi, nous rendre cette nuit.

XIV.

— Mais, Thomas, tu retiendras ta langue, quelque chose que tu puisses entendre ou voir ; car si tu prononces une parole dans le pays des fées, tu ne retourneras plus dans ta terre natale.

XV.

Ils remontèrent sur le palefroi, et voyagèrent bien loin. Ils traversèrent des rivières, ayant de l’eau jusqu’au genou, et ne voyant ni soleil ni lune, mais entendant le mugissement de la mer.

XVI.

Il était nuit, et la nuit était sombre et sans étoiles : Ils marchèrent dans une mer de sang ; car tout le sang qui se répand sur la terre va se mêler aux ruisseaux de cette contrée.

XVII.

Ils arrivèrent enfin dans un jardin vert. La reine cueillit une pomme sur l’arbre, et l’offrant à Thomas : — Reçois, dit-elle, ce fruit pour ta récompense ; il te donnera une langue qui ne pourra jamais mentir.

XVIII.

— Je ne pourrai donc plus disposer de ma langue, dit Thomas ; vous me faites là un don précieux ! Je ne pourrai donc plus acheter ni vendre en quelque lieu que je me trouve ?

XIX.

— Je ne pourrai donc plus parler à un prince ou à un seigneur, ni demander aucune grâce à une belle dame !

— Silence ! reprit la reine en l’interrompant ; il en sera comme j’ai dit.

XX.

Thomas fut revêtu d’un manteau de drap uni ; il chaussa des sandales de velours vert, et pendant sept ans on ne le vit plus reparaître sur la terre.



SECONDE PARTIE

Ce sont surtout les prophéties attribuées à Thomas d’Erceldoune qui ont consacré sa mémoire parmi les enfans de sa nation. L’auteur de sir Tristrem serait allé depuis long-temps joindre dans la vallée de l’oubli Clerk de Tranent, qui écrivit les aventures de Schir Gawain. Mais, par bonheur, la même supersti

  1. Extrait du Cartulaire de la Trinité de Soltra.(Bibliothèque des avocats à Édimbourg.)
    ERSYLTON.
    Omnibus has lifteras visuris vel audituris Thomas de Ercildoun, filius et hæres Thomæ Rymour de Ercildoun, salutem in Domino. Noveritis me per fustem et baculum in pleno judicio resignasse ac per præsentes quietem clamasse pro me et hœredibus meis, Magistro domus sanctæ Trinitatis de Soltre et fratribus ejusdem domus totam terram meam cum omnibus pertinentibus suis, quam in tenemento de Ercildoun hæreditarie tenui, renunciando de toto pro me et hæredibus meis omni jure et clam coque ego seu antecessores mei in eadem terra alioque tempore de
    habuimus sive de futuro habere possumus. In cujus rei testimonio, præsentibus his sigillum meum apposui. Data apud Ercildoun, die martis proximo post festum sanctorum apostolorum Symonis et Judæ, anno Domini millesimo ducentesimo nonagesimo nono. — Ed.