Première Introduction à la philosophie économique/4

Première Introduction à la philosophie économique
ou analyse des États policés (1767)
Texte établi par Auguste DuboisPaul Geuthner (p. 42-63).

CHAPITRE IV.

Analyse particuliere de la seconde Classe.

Article premier.

Fonctions de la seconde Classe.

Les dépenses publiques de la souveraineté rendent le sol de l’État susceptible des avances foncieres ou des dépenses privées qui forment des héritages particuliers.

L’administration domestique excitée par l’instruction, par la sureté, par les facilités que lui procure l’autorité souveraine, fait ensuite les avances foncieres qui rendent chaque portion du sol susceptible d’une exploitation avantageuse.

Là se termine l’emploi de la Classe noble ou propriétaire, qui tient le premier rang dans les États policés. Là [111] commencent les fonctions de la Classe productive.

Toute exploitation, tout travail de l’art fécond ou productif, caractérise cette Classe.

Nous avons déja remarqué la distinction nécessaire de cet art principal en trois especes relatives aux trois regnes de la nature ; éducation et capture des animaux apprivoisés ou sauvages ; cultivation et récolte des végétaux ; extraction des minéraux divers, trois sortes d’exploitations productives, qui fournissent aux hommes toutes les productions qu’ils consomment subitement en subsistances, ou qu’ils usent lentement en matieres premieres des ouvrages de durée.

La culture et la récolte des végétaux est la principale espece, car les hommes qui fouillent les entrailles de la terre, pour en retirer le minéral quelconque, et les animaux qui nous alimentent tous [112] de leur substance, qui nous vêtissent et nous meublent tous de leurs dépouilles, vivent en grande partie de ces végétaux : c’est pourquoi le mot de culture a réuni pour ainsi dire tous les droits du mot générique d’exploitation productive.

C’est donc par l’usage presque universel de prendre, comme on dit, la partie principale pour le tout, qu’on dit assez indifféremment Classe cultivatrice pour Classe productive, quoi qu’on ne dise point cultiver un troupeau ni une pêche, cultiver une mine ou une carriere.

Mais dans les trois regnes il est certaines sortes de travaux qui produisent effectivement aux hommes les substances diverses dont ils peuvent jouir avec agrément avec utilité ; de travaux qui les recueillent des mains de la nature, du sein de la terre ou des eaux.

En prenant donc pour point de vue le moment même de toute récolte, en [113] la considérant comme centre des opérations productives, nous pourrons distinguer les travaux qui la précedent immédiatement, et qui en ont été la cause directe, d’avec les travaux qui la suivront ou qui en seront l’effet.

Le travail antérieur à la récolte, c’est la culture, mais l’action même de cultiver ou de faire le travail préparatoire quelconque, suppose encore un soin qui précéde, une dépense préliminaire, un amas de tous les instruments ou autres objets nécessaires à cette action et à son succès.

Préparatifs de la culture ou de l’exploitation habituelle : procédés de cette exploitation, voilà donc ce qui précede et occasionne prochainement les récoltes.

Voici maintenant ce qui les suit, c’est d’abord la destination des productions récoltées ; dont les unes doivent servir à l’entretien de la culture, et les autres aux jouissances purement stériles ; en[114]suite c’est le premier apprêt de ces productions qui les rend propres à être consommées les unes en diverses sortes de subsistances, les autres comme matieres premieres des ouvrages de durée, tous ces travaux préliminaires ou postérieurs mais relatifs uniquement à chaque récolte sont les emplois caractéristiques de la seconde Classe.

Article II.

Des grandes et des petites exploitations productives.

Quand on veut se donner la peine de considérer les opérations de l’art productif dans les États policés, on reconnoît bientôt comment cet art se forme, s’étend, s’affermit et se perfectionne de plus en plus.

Les idées d’un homme isolé, ses épreuves solitaires, ses ébauches grossieres et imparfaites, sont les premiers pas de tous les arts ; bien-tôt le premier [115] inventeur s’associe des coopérateurs, il perfectionne ses instruments et ses procédés, il multiplie ses opérations, corrige ses défauts et augmente ses succès ; l’émulation nait, elle produit des imitateurs, on examine, on spécule, on développe les ressources de l’art ; les machines et les autres moyens d’abréger le travail s’inventent et se multiplient : enfin, on trouve les moyens d’appliquer aux plus grands instruments des animaux moins dispendieux que l’homme, ou même des éléments dont l’action coute encore moins, le feu, l’air et les eaux.

Dans l’état actuel de nos sociétés policées, on peut remarquer plusieurs exemples très frappants de cette heureuse progression de l’industrie, dans le district des arts de toute espece.

Examinez, par exemple, l’art de transporter ou de voiturer ; examinez les nuances des inventions humaines de[116]puis la hotte du pauvre manouvrier jusqu’au navire de cinq ou six cents tonneaux : vous trouverez pour intermédiaires les bêtes de sommes, puis les voitures de terres, petites, médiocres et grandes, puis les radeaux et les bateaux de toute espece, puis enfin les grands vaisseaux.

Combien faudroit-il d’hommes avec leur hotte ; combien de bêtes de sommes avec leurs paniers, pour porter de Cadix à Petersbourg un poids de dix ou douze mille quintaux ? Que de dépenses, que de tems, que de risques épargnés par une grande voiture que conduit un seul Capitaine avec trente ou quarante matelots ?

Prenons donc, en cet exemple, pour point mitoyen, les grands charriots à quatre roues, nous trouverons d’une part qu’un seul homme conduit dans une voiture attelée de six chevaux, le poids de deux tonneaux de mer ou près de [117] cinq milliers, et qu’il faudroit pour les transporter sur leur dos au moins quarante-huit à cinquante hommes.

Mais nous trouverons de l’autre part, qu’il faudroit pour les six cents tonneaux, qui forment la charge du gros navire, trois cents chariots, trois cents hommes, et dix-huit cents chevaux au lieu des quarante Matelots.

Cet exemple est un des plus frappants que nous connoissions dans l’état actuel de nos sociétés. La force naturelle de l’homme étant à-peu-près de porter un quintal dans une route longue et continuelle, le capitaine d’un tel navire et chacun de ses Matelots, voiturent deux cents quarante quintaux par tête.

Voilà donc ce qui caractérise les grandes opérations de tous les arts, c’est qu’un seul chef, aidé d’un petit nombre d’hommes subordonnés, opere par le moyen de son savoir et des grandes ma[118]chines sur lesquelles il l’exerce, des effets prodigieusement plus considérables que n’en opéreroient quelques dixaines, ou même quelques centaines d’hommes de plus, mais isolés, mais dénués de science et de machines.

On peut observer sous ce point de vue tous les travaux qui s’exercent dans les sociétés policées, c’est une des considérations les plus utiles et les plus importantes à proposer.

Appliquons maintenant cette idée si distincte aux opérations de l’art productif, nous verrons que l’agriculture proprement dite, le pâturage, la pêche, la métallurgie, nous offriront des exploitations de diverses especes, dont les unes se font en grand les autres en petit.

Les unes en grand, c’est à dire, par un seul chef aidé d’un très petit nombre d’hommes subordonnés, mais opérant beaucoup par le moyen de son savoir, de ses grands et forts instruments. [119] Les autres en petit, c’est-à-dire, par des hommes isolés, dénués de science, de grands et forts instruments, qui travaillent beaucoup et en très grand nombre, pour opérer un effet moindre, et dont le succès est plus problêmatique.

Prenons pour exemple la plus générale et la plus nécessaire des cultures, celle des grains qui fournit la portion principale des subsistances, soit immédiatement aux hommes eux-mêmes, soit aux animaux divers qui deviennent ensuite leur pâture.

La différence est déja très grande, sans doute, entre un sauvage isolé de l’Amérique septentrionale, qui gratte une terre sans préparation ou sans avances foncieres, avec l’instrument à peine ébauché, d’une pelle de bois durci au feu, et un riche Fermier de Flandres ou d’Angleterre, qui fait rouler douze grandes charrues de labourage.

Ce chef d’exploitation rurale avec [120] quarante ou cinquante hommes subordonnés seulement ; mais avec son savoir et ses grandes machines mues par une soixantaine de chevaux, entretient avec facilité une culture si prospere, qu’il en résulte des récoltes immenses, et telles que trois cents hommes isolés auroient peine à se les procurer.

L’ensemble des opérations, la supériorité de l’art qui les dirige, la perfection des machines, le bon emploi des animaux et de leurs forces, caractérisent ces grandes exploitations ; leur objet est d’épargner la terre et les hommes.

Donnons à cet objet important toute l’attention qu’il mérite.

Par exemple, « sur la même étendue de sol qui ne produisoit, par le travail de cent hommes, que l’entretien de cent dix, trouver le moyen de faire naître la subsistance de deux cents hommes, par le travail de cinquante seulement ». Voilà un vrai problême de culture.

[121] Le résultat ultérieur de ce succès est très facile à calculer, bien plus qu’à obtenir. Dans le premier état votre sol ne produisant que la subsistance de cent dix hommes, vous n’en pouviez consacrer que dix aux travaux de l’art social et de l’art stérile, puisque les cent autres étoient astreints à la culture. Dans le second état, vous en aurez cent cinquante qui pourront travailler les uns aux avances souveraines et aux avances foncieres, les autres aux arts agréables, aux façonnements des ouvrages de durée, aux voitures et au négoce.

Vous aurez donc gagné premierement quatre-vingt-dix hommes à l’espece humaine, puisque vous recueillerez les moyens d’en faire subsister deux cents au lieu de cent dix ; secondement, cent quarante aux travaux de l’art social et de l’art stérile, puisque ces arts en peuvent occuper désormais cent cinquante, au lieu de dix.

[122] Tel est le but des grandes exploitations productives ; premierement, de doubler, tripler, quadrupler, décupler s’il est possible la récolte des subsistances et des matieres premieres, qui se fait sur une certaine étendue de sol ; secondement, d’épagner le nombre des hommes employés à ce travail, en le réduisant à la moitié, au tiers, au quart, au dixieme, s’il est possible.

Pour opérer ce double effet en même-tems, les vrais moyens sont l’intelligence du chef qui dirige une grande exploitation, qui met un grand ensemble dans ses opérations, qui sait combiner, employer, ménager le tems et les forces des hommes, des animaux et des machines.

Quand on ne peut opérer qu’un des deux effets, c’est un moindre bien, mais c’est un bien.

Premier exemple. Sur le même sol, je produis comme auparavant de quoi [123] faire vivre cent dix créatures humaines, mais je ne suis plus obligé d’en employer que cinquante au lieu de cent aux travaux de la culture, parceque je les ai pourvus de meilleurs instruments. J’en ai donc gagné cinquante pour l’art social et pour l’art stérile, car je puis en consacrer soixante à ces deux arts, au lieu de dix que j’y pouvois employer ci-devant.

Second exemple. Sur le même sol, je continue d’employer cent hommes à la culture, mais j’obtiens par leur travail de quoi faire vivre deux cents créatures humaines au lieu de cent dix : c’est quatre-vingt dix que j’ai conquis pour l’art social ou pour l’art stérile.

C’est donc, premierement, par la somme totale des productions récoltées, secondement, par l’épargne du sol et des hommes, qu’il faut estimer les exploitations productives. Celles qui n’opérent qu’en petit par des hommes plus isolés, [124] avec moins de science et des instrumens plus imparfaits, occupent un plus grand espace de terrein, un plus grand nombre de créatures humaines, et font naître une moindre récolte que celles qui operent en grand.

Ces idées préliminaires sont indispensablement nécessaires à l’intelligence des détails qui vont les suivre.

Article III.

Partage de la Classe productive en deux divisions.

Dans les grandes sociétés policées où les arts productifs sont déja perfectionnés ; la plupart de leurs exploitations s’operent en grand par des chefs ou des ordonnateurs, dont l’intelligence conduit l’emploi des hommes, des animaux, des instruments, et des autres moyens productifs, et le dirige vers les deux objets d’utilité qu’on ne doit jamais perdre de vue, multiplication des récoltes, [125] épargne de la terre et des hommes.

De là nait une distinction très naturelle entre les hommes dévoués immédiatement aux travaux productifs. Les uns dirigent et ordonnent les travaux, les autres les font sous leurs ordres.

Les premiers sont les Cultivateurs en chef, les autres sont les Ouvriers ou Manœuvres de la culture ; distinction peut-être trop oubliée dans les spéculations politiques modernes, aussi réelle cependant et bien plus utile, que tant d’autres dont tout le monde est frappé ; car enfin, confondre un Fermier d’Angleterre, de Flandre et de plusieurs Provinces de France, où la culture des grains se fait en grand, avec le simple gagiste ou manouvrier qui travaille à sa solde, c’est comme si l’on confondoit l’architecte avec le dernier manœuvre, et Wanrobès avec le moindre Journalier qui carde la laine pour sa manufacture de draps. [126]

No. Premier.

Des Fermiers ou Directeurs en chef des exploitations productives.

Nous avons déja distingué deux sortes d’opérations qui précédent les récoltes et qui les occasionnent ; les unes sont les procédés de la culture, les autres n’en sont que les préparatifs.

Le Cultivateur en chef est celui qui fait à ses dépens, à ses risques, périls et fortunes, les avances de ces préparatifs et de ces procédés, qui en dirige par son savoir tous les travaux journaliers, qui dispose des instruments, des animaux et des hommes, qui ordonne l’emploi de leur tems et de leurs forces ; qui conduit enfin pour son propre compte tout l’ensemble de l’exploitation.

Il est essentiel de remarquer dabord comment les fonctions du Cultivateur en chef sont distinguées de celles du proprié[127]taire foncier, et comment néanmoins elles en sont dépendantes.

Nous supposons un homme expert dans l’art de la culture, pourvu des instruments aratoires, des voitures et des ustensiles nécessaires à une grande et forte exploitation, ayant autour de lui des troupes nombreuses d’animaux domestiques de toutes les especes utiles, avec leurs subsistances, et soudoyant un nombre de coopérateurs ou d’ouvriers subalternes ; nous imaginons qu’il va tout à coup appliquer son art et ses moyens préparatoires aux procédés de sa culture.

Mais il faut supposer auparavant, que le sol est disposé par de grandes avances foncieres à cette grande culture ; que les édifices convenables ont déja reçu tous les êtres vivants ou inanimés qui composent l’attelier du Cultivateur ; que tous les obstacles naturels opposés à la facilité des opérations et à leurs suc[128]cès ont été enlevés, et qu’à leur place on a substitué tout ce qui peut augmenter cette facilité des cultures et des récoltes, tout ce qui peut les rendre plus sures, plus expéditives et plus abondantes. Mieux le maitre du sol aura fait sa charge de propriétaire foncier, mieux le Cultivateur fera la sienne.

Concevons au centre une grande ferme commode et solide, avec tous les bâtiments nécessaires pour les hommes, pour les animaux, pour les denrées : tout autour, des champs bien défrichés, bien nivellés, bien fossoyés, de bonnes routes, de bons abris, de bonnes plantations. Voilà le rôle du Propriétaire bien rempli, la scene est toute prête pour celui du Cultivateur.

Concevons sur une même étendue de sol pareil en qualité, quelques édifices chétifs, malpropres, mal commodes ; tout autour des champs encore pleins de pierres, d’arbustes, de racines, de [129] petits monticules, de grandes cavités, d’eaux croupissantes de sentiers fangeux et d’arbres épars.

Il est manifestement impossible qu’avec le même savoir et les mêmes moyens, un Cultivateur obtienne sur le second territoire autant de récolte que sur le premier ; telle est l’influence des travaux que fait d’abord le Propriétaire foncier sur ceux que doit faire ensuite le Cultivateur.

Ces deux especes d’emplois n’en sont pas moins totalement différentes l’une de l’autre, et c’est peut être un de ces objets importants sur lesquels on fait communément moins d’attention qu’ils ne méritent.

Le Cultivateur en chef se trouve confondu pour l’ordinaire avec l’une ou l’autre des deux divisions, dont il est proprement l’intermédiaire dans les grandes sociétés vraiment policées ; c’est à dire, [130] avec le Propriétaire foncier ou avec le simple manœuvre de culture.

Cette confusion n’est souvent que trop réelle ; et de-là vient que tant de spéculateurs et d’écrivains la supposent toujours comme naturelle, et qu’on s’est même avancé jusqu’au point de regarder comme une irrégularité défectueuse la distinction économique entre le Cultivateur en chef et les deux autres divisions.

En effet, dans plusieurs États et dans plusieurs Provinces, il n’existe point ou presque point de Cultivateurs en chef : de cette race précieuse de vrais Laboureurs, de vrais Fermiers, qui sachent, qui puissent et qui veuillent entreprendre et conduire à leurs frais, risques, périls et fortunes de grandes exploitations productives.

À leur défaut, les préparatifs et les procédés de la culture sont conduits en [131] grandes portions par les Propriétaires fonciers eux-mêmes, et en petites par les simples manouvriers de la culture.

Un même homme peut réunir en effet les trois qualités. Il peut être Propriétaire, soit qu’il ait fait lui-même les avances foncieres, le premier défrichement, les premiers édifices, les premieres plantations, le premier mélange des couches de terre ; soit qu’il ait payé ces travaux en détail à des Ouvriers qu’il dirigeoit ; soit qu’il les ait trouvés tous faits, et qu’il en ait remboursé la valeur à celui dont il a voulu acquérir le droit de propriété fonciere. Il peut être Cultivateur en chef, ayant acheté les instruments, les animaux, les subsistances provisoires, dirigeant de sa tête tout l’ensemble de culture de sa terre, courant les risques, périls et fortunes de la récolte. Enfin, il peut être manouvrier de cette même culture, en faisant toutes les opérations de ses propres mains.

[132] Mais ces trois fonctions n’en sont pas moins distinctes l’une de l’autre, quoiqu’on les trouve souvent confondues, car le même homme pourroit encore quelquefois avoir chez lui quelque métier de la dépendance de l’art stérile. Il pourroit être tisserand, ou fabricateur de petites étoffes, ce qui n’est pas rare. Il pourroit exercer quelques fonctions de l’art social, comme agent de l’autorité souveraine ; par exemple, être Maître d’école, Officier subalterne de la Justice, Milicien, Collecteur, Syndic de Paroisse, ou chargé de tout autre emploi.

Je n’examine point encore s’il est plus ou s’il est moins avantageux que ces trois fonctions de propriétaire foncier, de cultivateur en chef et de manouvrier soient séparées ou réunies dans la même personne, j’explique simplement leur distinction naturelle et fondamentale, je fais observer les pays et les circons[133]tances dans lesquels on les trouve réellement exercées par des hommes différents.

Les exemples en sont fréquents pour les exploitations productives des trois regnes, on trouve des propriétaires de mines et de carrieres qui les afferment, des entrepreneurs en chef qui en font les frais, et qui en courent les risques, employant et salariant de simples manouvriers. Il en est de même des grandes pêches, des grands pâturages, et de diverses especes de culture proprement dite.

Examinons donc cette précieuse division de l’espece humaine, voyons d’abord quelles peuvent être les causes de sa prospérité particuliere ; voyons ensuite quels sont les effets ou l’influence de cette prospérité, sur le bien-être général des hommes.

[134]

No. II.

Des causes et des effets de la prospérité des Fermiers ou Chefs d’exploitations productives.

Représentons nous un État dont tout le territoire vivifié par une bonne administration publique est couvert de ces grandes et magnifiques propriétés souveraines, qui caractérisent si majestueusement les Empires vraiment policés ; par-tout des chemins, des ponts, des eaux navigables ; par tout l’instruction, la justice, la sureté des propriétés.

En conséquence, représentons nous le sol enrichi par l’administration privée de grandes et fortes avances foncieres ; toutes les carrieres, toutes les mines, tous les pâturages, tous les terroirs propres, soit aux plantations, soit aux cultures diverses, préparés de la maniere la plus convenable, pourvus des édifices [135] et des commodités de tout genre qui leur sont utiles.

Que nous reste-il à imaginer pour y voir tout-à-coup les plus riches exploitations, sources des plus abondantes récoltes ?

Rien de plus évident, il nous faut une race nombreuse de Fermiers ou Cultivateurs en chef, qui aient acquis les connoissances de leur art, qui soient animés par une grande émulation à mettre leur savoir en usage, et qui possédent de grands moyens d’exercer cet art productif, de le maintenir, de le perfectionner de plus en plus.

Il est certain que l’industrie, l’activité, la richesse d’une race nombreuse de Fermiers, étant ajoutées à l’art, à l’émulation, aux dépenses de l’administration publique du souverain, et de l’administration privée des propriétaires fonciers, font prospérer la culture et multiplier les récoltes.

[136] La perfection progressive et continuelle de l’art productif dans les États policés, sera donc d’autant plus infaillible, d’autant plus solide, d’autant plus prompte dans un État policé, que la classe des Fermiers ou Chefs d’exploitations productives sera plus nombreuse, plus habile, plus active, plus opulente.

C’est sous ce point de vue qu’il faut considérer très attentivement les États policés, leur administration, leurs loix et leurs usages.

Si vous voyez dans un Empire, que tout tend à diminuer la race des Fermiers, à les avilir, à les dépouiller, à les réduire au plus déplorable état d’ignorance, d’abrutissement, d’assujettissement, de détresse et de misere, dites hardiment que cette société tend à sa décadence, au lieu de marcher dans la route de la prospérité progressive et continuelle.

C’est un des fléaux qu’entrainent le luxe public, l’impôt déréglé, le monopole soit disant légal, comme je l’expliquerai dans la suite.

Au contraire, si vous voyez cette race précieuse estimée autant qu’elle doit l’être ; si vous trouvez partout l’instruction, l’expérience répandant de plus en plus de grandes lumieres sur toutes les branches de l’art productif : si vous ne voyez ni gênes, ni contraintes, ni vexations, qui avilissent, qui subjuguent, qui dépouillent et dégoutent les Cultivateurs. Si vous voyez le fonds de leurs richesses d’exploitation s’accroître de plus en plus, et s’employer de plus en plus aux travaux fructifiants des trois regnes ; dites hardiment que l’État prospere, au grand avantage de toute l’humanité.

Je ne puis me dispenser ici de communiquer à mes lecteurs une réflexion qui leur paroîtra peut-être de quelque uti[138]lité. Combien d’Histoires, de Regnes et d’Empires, changeroient totalement de face, étant relues et jugées d’après cette considération si simple, et je crois si certaine.

Ces richesses d’exploitation, ce fonds primitif des entrepreneurs en chef sont le vrai Palladium des Empires ; car, enfin, c’est de-là que dépendent immédiatement les récoltes : on feroit en vain des avances souveraines et des avances foncieres, s’il ne restoit plus de quoi subvenir aux préparatifs et aux procédés de chaque exploitation particuliere.

Quand on voit des hommes par milliers, et des richesses par milliards, arrachés à la terre, par de malheureux systêmes qui ne tendoient qu’à dépouiller, avilir et détruire la race des fermiers, comment peut-on se laisser séduire par ces idées chimériques de triomphes, de conquêtes, de faste et de [139] magnificence ? Comment peut on ne pas voir distinctement sous ces beaux noms des meurtres, des pillages, des ruines ; c’est-à dire, tout ce qui désole l’humanité ?

Article IV.

Des simples Manouvriers des exploitations productives.

Le cultivateur en chef, l’Entrepreneur et Directeur d’une exploitation productive a besoin d’employer des Ouvriers subalternes, qu’il doit solder, alimenter et pourvoir des instruments nécessaires à leurs travaux journaliers.

Ces simples manœuvres forment la seconde division de la Classe productive, la portion la plus nombreuse, la plus active des États policés, et malheureusement la plus négligée dans presque tous les empires modernes.

Le vulgaire des Ecrivains confond toujours cette seconde division avec la [140] premiere ; de-là ces expressions si communes dans les ouvrages de pur agrément, et même dans nos livres prétendus philosophiques, le pauvre Laboureur qui souffre dans sa chaumiere, et qui n’a que ses bras pour héritage ; de-là tant de raisonnements, de spéculations, de projets prétendus politiques, appuyés pour unique base sur cette supposition erronée ; « qu’il ne faut que des bras à la terre, qu’il ne faut tendre par toutes sortes de moyens qu’à multiplier les hommes dans les campagnes. »

No. Premier.

Du nombre des simples Manœuvres d’exploitations productives, dans les États policés.

J’ose assurer que c’est ici l’un des points les plus importants de la science économique, et je prie mes lecteurs d’y faire toute l’attention que mérite un [141] objet d’où dépend la prospérité des empires, le bonheur de l’humanité.

Voici en quoi consiste l’équivoque ; si vingt ouvriers ou manœuvres sont employés par un Chef riche et habile, dans un attelier bien pourvu des meilleurs instruments, s’ils cultivent des terres soigneusement préparées par d’excellentes avances foncieres, sous un Gouvernement paternel, dont l’autorité tutélaire entretient avec recherche les grandes propriétés publiques, d’où dépend la prospérité des propriétés privées ; ils recueilleront chaque année des mains de la nature assez de productions pour procurer la conservation, le bien-être de plus de cent créatures humaines.

Cette récolte sera l’effet immédiat de leur travail manuel, c’est par eux qu’elle est faite et préparée tous les ans, puisque tous les procédés de la culture sont leur ouvrage.

Si vous croyez pouvoir vous arrêter [142] à cette observation, vous serez tentés d’en conclure précipitamment et confusément avec tant d’autres ; « donc il faut multiplier ces hommes précieux et leurs travaux productifs ».

Mais la science économique arrêteroit et décomposeroit cette conclusion précipitée.

« Remarquez (vous diroit-elle) que ce n’est pas seulement par le nombre et par les forces physiques de ces ouvriers, que se regle la grandeur des récoltes ; que c’est 1o par l’intelligence du chef qui les fait mouvoir, par la grandeur et la bonté de son riche attelier ; 2o par la solidité, par la perfection des travaux qu’ont fait les propriétaires sur leurs héritages pour les rendre susceptibles de cette culture opulente ; 3o par le bon ordre de l’administration suprême.

Remarquez bien, que cent hommes aussi robustes, mais isolés, mais [143] dénués d’art, d’instruments et de moyens, opérant sur le même sol mal défriché, sous un Gouvernement dévastateur ou négligent, n’obtiendroient pas la moitié des récoltes que les vingts hommes font naître tous les ans.

Avances primitives de l’exploitation faites en grand par le Chef ou l’Entrepreneur de la culture, et avances annuelles de la même exploitation, premiere cause du travail de ces manœuvres et de son succès.

Avances foncieres du propriétaire particulier, seconde cause ; avances souveraines de l’autorité, troisieme cause.

Multipliez donc ces hommes utiles et leur travail immédiatement productif des récoltes, après avoir multiplié préalablement les richesses employées en avances souveraines, en avances foncieres, en avances primi[144]tives ou annuelles d’exploitation. C’est de-là que dépend évidemment la prospérité des États, le bien-être de toute l’espece humaine sur la terre.

« Mais vouloir entasser des hommes dénués de savoir, d’émulation, de moyens sur un sol encore à demi sauvage : c’est une illusion ».

Ces considérations économiques donnent la clef d’une question politique devenue fort importante, par des erreurs qui dérivent d’une source respectable.

Nos campagnes ont-elles assez de bras, assez d’ouvriers employés aux exploitations productives des trois regnes de la nature ? En ont-elles trop ? En ont-elles trop peu ?

La réponse ne paroît pas problêmatique, et vous entendrez crier par-tout d’une voix unanime, elles en ont trop peu.

La vérité cependant, c’est qu’elles en ont trop actuellement dans presque tou[145]te l’Europe. Je parle des campagnes réellement cultivées, ou des autres fonds productifs de tout genre actuellement exploités.

Je dis que les grandes avances souveraines, les grandes avances foncieres, les grandes avances primitives d’exploitation, les grandes avances annuelles, ou les moyens qui épargnent le travail des hommes, y manquent presque par-tout dans notre Europe.

Je dis que le défaut d’avances productives nous oblige à multiplier ce travail annuel et journalier des hommes employés aux exploitations.

Je dis que ces hommes péniblement occupés à la cultivation actuelle, quoique multipliés peut-être dix fois plus qu’ils ne devroient l’être sur chaque fonds mis en valeur, n’y produisent néanmoins, faute de savoir, d’émulation, d’ensemble et de moyens, que des récoltes moindres, et peut-être [146] plus de dix fois moindres que n’en obtiendroient des Cultivateurs dix fois moins nombreux, mais bien dirigés dans un grand et fort attelier de culture, sur de riches héritages, et dans le ressort d’un Gouvernement prospere.

Chaque exploitation productive a donc trop de bras dans la situation actuelle de presque toute l’Europe : mais il n’est point d’État, point de Province, point de canton, qui n’ait trop peu d’exploitations productives : voilà je crois la vraie solution de ce problême.

Si les mandataires de l’autorité souveraine, si les propriétaires fonciers, multiplioient les grandes et bonnes avances préparatoires de la culture ; si les entrepreneurs ou directeurs en chef, multiplioient leurs grandes et bonnes avances mobiliaires, soit primitives, soit annuelles opérantes de cette même culture, il en résulteroit pour chaque exploitation particuliere une grande et [147] très grande épargne des hommes et de la terre, sans diminution, mais au contraire avec grand accroissement, des récoltes, qui seroient faites par un nombre beaucoup moindre d’ouvriers, sur une étendue beaucoup moindre de sol productif.

Des récoltes augmentées, bien loin de diminuer le nombre des hommes, les feroient multiplier et prospérer : voici donc quel seroit le résultat des avances améliorées, on pourroit étendre les bonnes exploitations productives, et en même-tems tous les travaux de l’art stérile, qui façonnent les productions naturelles, qui procurent des jouissances plus variées, plus agréables, et qui font ainsi le charme, le soutien de la vie.

Je le répete en finissant, cette considération économique est de la plus extrême importance.

Des bras, des bras, c’est ce qu’il faut à la terre, c’est ce qui manque aux nô[148]tres : voilà le cri universel de la politique du jour dans toute l’Europe.

En conséquence, il n’est point de systêmes qu’on n’ait inventé pour attacher ou renvoyer des créatures humaines dans des campagnes sauvages ou dévastées.

Des bras, des bras ? C’est précisément ce qu’il ne faut point encore à vos exploitations actuelles ; hélas, vous n’en avez que trop de malheureux asservis à de longs et pénibles travaux trop infructueux ?

Des avances, des avances, voilà ce qu’il faut à la terre, voilà ce qui manque aux vôtres. Des avances souveraines, des avances foncieres, des avances mobiliaires d’exploitations productives, qui épargnent les hommes au lieu de les multiplier.

Il est singulier que cette doctrine ait été prise pour un arrêt de mort contre les hommes épargnés par l’heureux effet de ces bonnes et grandes avances sou[149]veraines, foncieres et mobiliaires de la culture ou des autres exploitations.

L’esprit de préoccupation s’est scandalisé d’entendre prononcer cette proposition qu’il y a trop d’hommes occupés aux terres actuellement en valeur dans toute l’Europe, trop d’ouvriers de culture.

Le premier desir inspiré par le préjugé, fut de contester jusqu’à la possibilité même d’épargner les hommes ; mais rien n’a été plus facile que de la prouver. Une grosse ferme de l’Isle de France, de Picardie, de Flandre, de Hollande, d’Angleterre, en a fourni la démonstration la plus complette.

Le second retranchement a été de se récrier contre cette épargne, et de la regarder comme meurtriere pour l’espece, comme funeste pour les etats politiquement considérés.

La réponse est encore plus facile. Les récoltes opérées par un plus petit nom[150]bre d’hommes, n’étant que plus abondantes au lieu d’être moindres, c’est la vie de plusieurs hommes à venir qui en résulte, non pas la mort des hommes déja nés. S’il est arrivé par bonheur que ceux dont vous venez d’épargner les travaux ne sont plus nécessaires à reproduire pour l’an prochain cette récolte qui va les nourrir pendant celle-ci ; vous pouvez les employer aux préparatifs d’une autre exploitation, les consacrer à quelques travaux de l’art social, ou même de l’art stérile. Loin de languir et de mourir comme vous croyez, faute de subsistance, ils peuvent être mieux, et rendre plus de services.

Ce n’est donc point, comme on l’a trop répété, par la population active des campagnes, que s’estiment les États policés : c’est par la grandeur des récoltes.

Or, la grandeur des récoltes ne s’estime point du tout par le nombre des ouvriers de culture, et par l’assiduité [151] de leur travail, ce qui est en ce moment l’erreur presque universelle de notre politique moderne.

Mais elle s’estime par la grandeur des avances souveraines, foncieres et mobiliaires des exploitations productives qui se font dans les trois regnes de la nature. Parceque le nombre des ouvriers de culture peut-être dix fois moindre, et la récolte dix fois plus abondante, si les avances sont plus grandes et meilleures.

No. II.

Du sort des simples manœuvres des Exploitations productives.

Dans plusieurs contrées de la terre connue, les hommes dévoués aux travaux journaliers de l’art productif sont encore de malheureux Esclaves attachés au sol par les liens de la servitude, c’est-à-dire, par ce titre barbare qu’on appelle le droit du plus fort, droit prétendu, qui légitimeroit les crimes les plus [152] atroces, tout aussi bien que l’attentat d’un homme qui ravit à un autre homme la liberté de sa personne, l’usage de son intelligence et de ses forces.

Dans presque tous les autres pays de notre Europe, on paroit accorder à ces ouvriers si précieux l’affranchissement personnel, mais les restes déplorables de l’antique barbarie, les font gémir sous le joug dur et flétrissant d’une fiscalité désastreuse.

Il y a donc des nuances dans le sort de ces ouvriers, ou serfs, ou réputés libres.

Premierement, dans les pays d’esclavage proprement dit, ce qui caractérise l’homme qu’on appelle serf, c’est qu’il ne peut quitter ni l’état d’ouvrier de culture ni le territoire sur lequel il est né, si ce n’est par la volonté de son maître, c’est-à-dire, d’un autre homme qui se regarde comme propriétaire de sa personne, de son industrie, de son travail, et de sa famille même.

[153] La maniere de pourvoir à la subsistance de ces hommes opprimés par la violence est différente, suivant les pays, les usages, les loix et les fantaisies des oppresseurs.

Les uns donnent au serf qu’ils tiennent sous leur joug une portion de terre à cultiver pour ses propres nécessités. Il faut qu’il tire comme il peut sa subsistance et celle de sa famille du champ qu’on lui laisse labourer pendant certains jours de chaque semaine.

Tous les autres jours le serf doit travailler au profit de celui qui se dit son maître, sous les ordres d’un directeur qui l’emploie tantôt à des travaux champêtres et productifs, tantôt à des services purement domestiques, à des voitures ou à des fabrications de l’art stérile.

Cette forme est en usage dans quelques-unes des Colonies Amériquaines, elle est presque universelle dans le Nord [154] de l’Europe, avec cette singularité que le paysan serf est encore obligé de rendre annuellement en argent ou en nature, une portion des fruits qu’il a recueillis sur son champ. C’est par des impôts personnels, par des monopoles ou priviléges exclusifs de vendre le sel, les boissons fortes ou les autres marchandises : c’est par le droit, de taxer et d’acheter les denrées du cru par eux-mêmes, par leurs régisseurs, ou par leurs fermiers, que les petits Despotes arbitraires de ces contrées rançonnent ainsi leurs malheureux esclaves.

Une politique barbare, mais conséquente dans sa férocité, condamne ces infortunés à l’ignorance la plus grossiere, et les façonne à l’obéissance purement passive sous le bâton d’un commandeur. Le découragement, la stupidité, l’ivrognerie, sont les suites naturelles et inévitables de cet état.

La conséquence ultérieure mais infail[155]lible de cette tyrannie, c’est l’anéantissement presque total des trois arts qui caractérisent les sociétés policées. L’art social ne peut jamais s’établir dans une horde composée d’esclaves et de despotes arbitraires. L’instruction claire, universelle, et progressivement perfectionnée de la morale économique, peut-elle s’accorder avec l’attentat général et continuel des hommes sur la liberté personnelle des autres hommes ? L’autorité peut-elle remplir les devoirs de la protection, c’est-à-dire, réprimer les usurpations et garantir les propriétés, quand on a une fois substitué au titre naturel et légitime qui caractérise le propriétaire et l’usurpateur, le seul titre de la force et de la violence, qui caractérise les oppresseurs et les opprimés ; les oppresseurs qui peuvent tout oser, et les opprimés qui doivent tout souffrir ?

Comment se pourroit-il dans un pareil désordre que l’art productif et les arts [156] stériles ne fussent pas dans l’inertie, dans la confusion ? Où pouvez-vous trouver des chefs d’exploitations rurales, ayant le savoir, le pouvoir, le vouloir de faire prospérer les travaux de la culture ? Comment ferez-vous sortir cette race précieuse de fermiers riches, industrieux, zèlés et honnêtes, du milieu de ces esclaves sans cesse abrutis et dépouillés ? Vos serfs ont-ils les moyens, ont-ils le savoir, ont-ils un intérêt à perfectionner leur travail dont les fruits ne sont pas pour eux ?

Espérez-vous que l’art de varier les jouissances par l’assemblage des productions naturelles, par le façonnement des subsistances et des matieres premieres, fleurira sur votre territoire ? Où trouverez-vous des ouvriers, si vous attachez par violence à une chetive et pénible culture toute la postérité des malheureux que vous tyrannisez ? Les attendez-vous du dehors ? Mais quelques ga[157]rants pour leurs propriétés et leurs libertés que vous leur donniez, où sera le débit de leurs ouvrages, au milieu d’un Peuple dénué de tout ?

Quelle chimere plus absurde que l’idée de civiliser un Empire, en y laissant dans l’esclavage de la glebe tous les ouvriers de la culture ? C’est-à-dire, en y détruisant l’idée de la loi naturelle, de la justice fondamentale, pour y substituer la loi du plus fort, affreuse constitution qui met une chaine d’oppresseurs et d’opprimés, à la place d’une chaine de travaux bienfaisants et salutaires, qui se préparent et se succedent les uns aux autres.

Comment peut-on ignorer, que l’esclavage de la glebe ne sauroit jamais subsister dans un territoire, sans que les propriétaires fonciers, tyrans des ouvriers de culture, ne soient eux-mêmes les victimes nécessaires ou du despotisme arbitraire le plus absolu, ou de l’anar[158]chie la plus complette ; deux fléaux également destructeurs de tous les arts caractéristiques des sociétés policées et de la prospérité générale, qui ne peut résulter que des travaux de ces mêmes arts ?

Il est impossible que le maître d’un serf ait l’idée de l’autorité bienfaisante, dont les travaux augustes instruisent les hommes, protegent les propriétés et les libertés, préparent les travaux productifs et les travaux stériles, par de grandes avances qui en assurent le succès ; dont le but est d’exciter de plus en plus le savoir, la confiance, l’émulation, la sécurité, l’activité, le desir du plus grand bien-être.

Il est impossible qu’il n’attache pas à ce mot sacré, l’idée barbare et repoussante de la violence, de la domination arbitraire, de la tyrannie soupçonneuse.

Et de-là résulteront toujours ou des efforts continuels pour se soustraire à [159] toute autorité, ou la soumission aveugle, qui plie par crainte sous le joug d’un pouvoir arbitraire.

Aussi voyons-nous dans l’Histoire ancienne et moderne l’esclavage de la glebe s’adoucir à mesure que les Nations se rapprochent de l’État vraiement civilisé.

De-là sont nés d’abord deux sortes de demi affranchissement des Paysans serfs. Le premier consiste à leur imposer seulement une taxe personnelle, en leur laissant toute liberté de quitter leurs terres pour vaquer dans les Villages et dans les Villes, à toute espece de travail productif ou stérile : cet usage est à présent très commun chez les Moscovites.

Le second consiste à ne leur imposer qu’une redevance réelle et territoriale, soit en argent soit en denrées, mais à les astraindre toujours à la glebe ; et ces redevances foncieres sont ou fixées [160] à une quotité déterminée qu’on appelle cens, ou proportionnelles aux récoltes de chaque année, ce que nous appellons en France agriere ou champart.

Ces redevances commencent à s’établir dans le Nord de l’Europe, mais elles y subsistent encore presque par-tout avec la servitude personnelle, heureusement détruite dans nos contrées méridionales.

Nos cens et rentes seigneuriales, nos revenus fixes en nature, ou nos champarts proportionnels aux récoltes, restes de la constitution féodale et de la servitude, ne sont plus que des droits de co-propriété fonciere réservés à notre ancienne noblesse et à ses représentants.

Chez nous l’ouvrier des exploitations productives est censé libre, maître de sa personne et de sa famille, il peut s’instruire, s’enrichir, s’élever à toutes les professions de la société.

Trop heureuse révolution arrivée depuis plus de quatre siécle dans le midi de [161] l’Europe, dont elle feroit depuis long-tems le séjour de la paix et de la prospérité pour les hommes, si les erreurs de la fiscalité mal entendue n’en avoient détruit les heureux effets.

Exemple frappant qui doit servir de leçon pour les Peuples du Nord, s’ils veulent un jour se policer et détruire la servitude de la glebe, attentat funeste dont la réprobation éternelle est le premier acte fondamental de toute civilisation.

En effet, le régime fiscal s’est appesanti par-tout, sur les simples ouvriers ou manœuvres de la culture et des autres exploitations productives ; on les a surchargés de taxes personnelles, d’impôts sur leurs consommations, de corvées, d’enrôlements forcés, et d’autres exactions arbitraires de toute espece.

Les propriétaires fonciers sont presque par-tout les auteurs, les instigateurs de ce systême désastreux ; ils imaginent [162] que les charges aggravées sur le pauvre ouvrier des campagnes soulage d’autant leurs héritages du poids des impôts excessifs.

Cette erreur quoique générale dans notre Europe méridionale, n’en est pas moins souverainement absurde : car enfin, en voici le résultat très infaillible et très évident.

Les ouvriers de la culture et des autres exploitations productives rançonnés et vexés par des charges arbitraires, sont ou plus chers à soudoyer, ou plus malheureux. Plus chers, s’il faut que le cultivateur en chef (soit fermier, soit propriétaire) leur restitue le montant de toutes les exactions qu’ils souffrent, et leur procure encore une vie douce et commode. Leurs salaires doivent augmenter sans cesse à proportion de leurs impots, s’il faut que leur sort ne soit pas rendu pire.

En ce cas, la culture est surchargée [163] de tout l’impôt et de tous les frais qu’il coute à lever, et cette surcharge supportée d’abord par le cultivateur en chef, retombe bientôt sur le propriétaire même, dont le revenu quitte et net est diminué dans le bail à ferme ; c’est ainsi que l’assiette et l’augmentation continuelle des taxes et des autres charges sur les ouvriers ruraux, fait diminuer le loyer des terres, ou les empêche d’augmenter de prix dans la progression qu’elles devroient suivre, préjudice évident pour les propriétaires.

Autrement il faut supposer que cette race précieuse devient chaque jour plus misérable, que son sort est rendu plus dur, sa vie plus triste et plus pénible ; en ce cas il est évident qu’elle se dépeuple, qu’elle se décourage, qu’elle perd l’émulation, l’industrie, la vigueur, qu’elle ne peut plus produire de nouvelles recrues de bons, de riches, d’habiles fermiers ou directeurs en chef de [184] grandes exploitations productives. C’est ainsi que les mêmes taxes opérent encore par un autre moyen la dégradation de l’art productif. C’est ainsi qu’elles font diminuer la richesse et l’industrie dans la Classe cultivatrice, et qu’elles dégradent par conséquent le prix des terres, ou le loyer qu’en retirent les propriétaires fonciers.

L’avidité ou l’orgueil mal entendu travaillent donc contre eux-mêmes, quand ils veulent rejetter sur le simple ouvrier des campagnes le poids des impôts arbitraires : ce poids retombe tout entier sur le prix de leurs héritages, mais il n’y retombe qu’après avoir opéré la ruine de la Classe cultivatrice, qu’après avoir diminué la population de cette espece d’hommes les plus laborieux de la société, qu’après avoir excité tous ceux qui peuvent s’instruire et s’enrichir, à quitter le plutôt qu’il est possible un état de misere et d’avilissement.

[165] Pour comble d’erreur, la plupart des systêmes de la fiscalité moderne assimilent en ce point les chefs mêmes de la culture et des autres exploitations productives aux simples manœuvres qu’ils emploient dans leurs atteliers.

Ces fléaux destructeurs de l’exaction arbitraire et flétrissante, chassent donc sans cesse des campagnes la postérité des fermiers riches, actifs et intelligents, et dans le même-tems ils empêchent que cette race précieuse de fermiers ne se repeuple par la prospérité, par l’émulation des ouvriers de l’art productif plus habiles et plus heureux, qui la recruteroient sans cesse dans un Empire où le systême fiscal, respectant leur liberté personnelle, et le prix de leur travail journalier, leur laisseroit l’espoir et l’aisance de s’élever eux ou leur postérité jusqu’à cette qualité de cultivateur en chef.

Toutes les exactions qui tombent sur [166] l’une et l’autre division de la Classe cultivatrice sont donc en effet une spoliation de l’art productif, et c’est ainsi qu’on les appelle dans le langage économique.

C’est à-dire, que ces charges avilissantes et ruineuses pour la Classe productive de l’État, tendent à la rendre sans cesse moins nombreuse, moins riche, moins active, moins habile : que leur effet immédiat et infaillible est par conséquent la dégradation de la culture et des autres exploitations productives, par conséquent la diminution des récoltes, par conséquent la diminution de la masse des subsistances et des matieres premieres, par conséquent la diminution de la somme totale des jouissances utiles et agréables, qui font la propagation et le bien-être de l’espece humaine sur la terre.

Malheur donc aux propriétaires fonciers et aux mandataires quelconques de l’autorité souveraine ; malheur aux [167] Ouvriers de tous les arts stériles, lorsque les hommes dévoués aux travaux de l’art productif languissent sous le joug dur et flétrissant de la servitude ou de la fiscalité.

Dans une société vraiment policée suivant les principes économiques, les simples ouvriers de la culture, ceux des autres exploitations des deux regnes animal et minéral, seroient des hommes libres, quittes de toute charge, absolument maitres de leur travail et des propriétés mobiliaires acquises par ce travail.

Aucune exaction ne leur ôteroit la possibilité de s’élever à la qualité de fermiers ou directeurs en chef de la culture, aucune prohibition ne les tiendroit exclus, ni eux ni leur postérité, des emplois quelconques de l’art stérile, ou même de l’art social.


[168]

Résumé général de la classe productive ou cultivatrice.


Tous les hommes employés aux exploitations diverses des trois regnes ; c’est-à-dire, premierement à la chasse, à la pêche, au pâturage ; secondement à la culture des végétaux ; troisiemement à la fouille des métaux et des minéraux de toute espece, composent cette seconde Classe.

La premiere division comprend les directeurs en chef des exploitations productives. Ils font à leurs dépends, risques, périls et fortunes, tous les préparatifs et tous les procédés de ces exploitations, et payent en argent ou en nature une ferme aux propriétaires fonciers, qui partagent ces revenus annuels avec le Souverain. Cette ferme étant le prix des grandes avances publiques faites par l’administration générale ou souveraine, et des avances fon[169]cieres faites par l’administration privée.

La seconde division de la Classe productive est composée des simples ouvriers des exploitations des trois regnes. Ils sont salariés par les chefs et directeurs, et travaillent pour le compte de ces premiers entrepreneurs, aux risques, périls et fortunes des entreprises dont ils ne sont que les manœuvres.