Première Introduction à la philosophie économique/5

Première Introduction à la philosophie économique
ou analyse des États policés (1767)
Texte établi par Auguste DuboisPaul Geuthner (p. 64-96).

CHAPITRE V.

Analyse particuliere de la troisieme Classe.

Article premier.

Travaux caractéristiques de cette troisieme Classe.

Les avances publiques de la Souveraineté, c’est à dire les travaux de l’art social, ou les soins de l’autorité suprême instruisante, protegeante, administrante, et les avances foncieres de l’autorité domestique, qui forment les propriétés territoriales, caractérisent la premiere classe.

La culture, ses préparatifs ou avances primitives, et ses procédés ou avances annuelles et journalieres, caractérisent la seconde.

Toute récolte des bienfaits de la nature est l’effet de ces travaux ; c’est par [171] eux, c’est par leur efficacité qu’il existe des productions naturelles propres à nos jouissances utiles ou agréables ; des productions disposées par leurs qualités physiques à devenir ou des subsistances des êtres vivants, ou les matieres premieres des ouvrages de durée.

Tous ces travaux portent le nom d’avances, parcequ’ils sont en effet des préparatifs plus ou moins immédiats, qui se font avant les récoltes, le façonnement et la consommation des productions naturelles.

Je viens d’expliquer l’ordre de ces avances productives, et d’en distinguer quatre especes différentes : Deux qui s’operent par la Classe noble ou propriétaire ; savoir les avances souveraines sur tout le sol d’un État ou d’une Province, et les avances foncieres sur le sol particulier d’un héritage : Deux qui s’operent par la classe productive ; savoir les avances primitives ou les pré[172]paratifs de la culture, et les avances annuelles ou procédés journaliers de cette exploitation : les unes et les autres dirigées et payées par les chefs ou directeurs de la culture, appliquées aux risques, périls et fortune de ces entrepreneurs, par les manœuvres ou simples ouvriers salariés de cette classe.

De-là naissent des récoltes plus faciles, plus abondantes, plus assurées de productions d’une qualité supérieure. C’est la Classe productive qui les recueille, c’est à l’entrepreneur de la culture qu’elles appartiennent, sauf l’acquittement des droits que la Classe noble ou propriétaire peut et doit réclamer pour prix des avances foncieres et souveraines.

Mais ces bienfaits de la nature considérés dans les mains de la Classe productive, ne sont encore que des matieres brutes, et dans cet état de simplicité primitive ; elles n’ont point encore ac[173]quis les qualités qui les rendent propres aux jouissances utiles ou agréables, qui font notre conservation et notre bien-être.

Il faut que ces matieres brutes soient plus ou moins polies, façonnées, combinées entr’elles, pour devenir ou des subsistances journalieres d’êtres vivants, ou des ouvrages de durée.

Tous les hommes qui s’occupent immédiatement à préparer ainsi des jouissances, ou qui sont dévoués aux travaux de l’art stérile, forment la troisieme classe des États policés. Je les répéte encore ici, puisque nous avons éprouvé mille fois qu’on ne peut pas trop le répéter, stérile par opposition à fécond ou productif, non par opposition à utile ou nécessaire.

Car il est de la plus suprême évidence que la plupart des productions naturelles ne nous sont agréables ou salutaires, qu’après avoir reçu des mains de l’art stérile plusieurs préparations qui font [174] leur mérite ou leur agrément.

Voici donc le caractere distinctif de cette troisieme classe et de ses travaux, c’est qu’ils ont pour but immédiat les jouissances des hommes, la consommation des productions de la nature, soit la consommation totale subite et momentanée en subsistances, soit la consommation lente, successive et partielle en ouvrages de durée.

Article II.

Analyse de la troisieme Classe en quatre divisions.

Si nous considérons les emplois divers de tous les hommes, qui ne sont occupés ni aux travaux de l’art social, c’est-à-dire, à l’exercice de l’autorité souveraine ou à l’administration des propriétés foncieres, ni aux travaux de l’art productif, c’est-à-dire, aux préparatifs ou aux procédés de la culture ; nous les trouverons partagés en quatre especes.

[175] Les uns façonnent les productions naturelles, ils les divisent, les polissent, les incorporent et les combinent en cent et cent manieres.

Les autres les voiturent d’un lieu dans un autre, soit dans l’état brut de leur simplicité primitive, soit après qu’elles ont été plus ou moins façonnées.

Les troisiemes les achetent de la main de ceux qui les ont produites ou façonnées, pour les revendre à ceux qui doivent les consommer.

Ces trois especes d’hommes employés aux travaux de l’art stérile, opérent sur les productions naturelles, et procurent aux hommes divers des jouissances utiles ou agréables, en mettant à leur portée des objets réels sous une forme convenable à leur conservation et à leur bien-être.

Mais il en est une quatrieme espece, qui rendent des services purement personnels, pour lesquels ils ne mettent en [176] usage que leur savoir, leur adresse, leurs attentions, leur obéissance.

Telles sont les quatre divisions de la Classe stérile.

La premiere est celle des manufactures ou des ouvriers façonneurs. La seconde est celle des voituriers, la troisieme est celle du trafic ou des marchands et négociants. La quatrieme est celle des services personnels ou des simples salariés.

Article III.

Analyse de la division des Manufactures, en deux subdivisions.

Pour analyser avec exactitude et précision cette premiere division de la classe stérile, il faut distinguer premierement les façons qui sont relatives aux subsistances, secondement celles qui forment les ouvrages de durée ou de conservation.

[177]

No. Premier.

Des Ouvriers employés aux subsistances.

Observons d’abord une distinction qui se trouve plus ou moins marquée dans les grands États policés, entre les chefs et directeurs des travaux de ce genre, et les simples ouvriers ou manœuvres qui operent sous leurs ordres.

Le chef fait les avances ou les préparatifs de la fabrication, il en court les risques, il l’ordonne et la dirige par son art ; le simple ouvrier exécute et reçoit son salaire.

Cette distinction peut être naturelle et avantageuse, mais elle peut être factice et nuisible, c’est ce qu’on doit considérer.

On sait désormais ce qu’il faut entendre par une distinction avantageuse ou nuisible. La premiere est celle qui opere la multiplication des jouissances, l’amélioration des objets qui procurent notre [178] bien être, l’autre est celle qui diminue cette somme des jouissances, cette masse des objets propres à nous les procurer.

Or, il est sensible que les objets sont façonnés beaucoup mieux, à moins de frais, d’une maniere plus prompte et moins variable dans un grand attelier, pourvu par avance de matieres premieres, de grands et forts instruments, sous la direction d’un très habile maître, qu’ils ne le sont en petit par un simple ouvrier dépourvu d’arts et de moyens.

C’est donc un bien réel quand il s’éleve un chef qui sait, qui veut et qui peut opérer en grand, même dans les manufactures qui n’ont pour objet que le façonnement des subsistances.

Prenons pour exemple l’art le plus utile de tous, celui qui nous fournit l’aliment le plus commun et le plus indispensable, l’art de la boulangerie.

La différence est énorme pour l’épargne des frais de tout genre, comme lo[179]cations de magasins, manutention, mélange et assortiment des farines, frais de fabrication, cuisson et débit du pain, entre une grande boulangerie dirigée par un seul chef riche, honnête et habile, et la cuisson que fait une pauvre femme particuliere, ou même un pauvre ouvrier sans avances, dont le débit est très borné ; l’un peut vous donner du pain excellent à beaucoup meilleur marché ; l’autre ne peut se procurer à soi-même, ou vous vendre que du pain très médiocre et fort cher.

C’est la force des avances, la bonne qualité qui résulte de la conservation et de la combinaison des farines, l’ensemble et la continuité des opérations, l’efficacité des bonnes et grandes machines, qui procurent ces avantages réunis du bon prix et de la qualité supérieure.

C’est le manque de moyens, de local, d’instruments et de direction générale, [180] qui rendent le pain des fabricateurs isolés, plus cher et moins bon que celui des grandes boulangeries[1].

J’aime à insister sur cet exemple, parcequ’un des plus grands services qu’on puisse rendre à l’espece humaine, est et sera toujours probablement dans notre Europe, de procurer au Peuple de bon pain à bon marché.

L’établissement des grands et forts atteliers sous la direction de chefs opulents et industrieux, tend donc à procurer au même prix une plus grande somme de jouissances plus agréables : [181] c’est donc un vrai bien pour l’humanité, quand c’est la liberté, l’instruction, l’aisance et l’émulation qui les procurent.

Mais si la distinction des ouvriers en maîtres, chefs ou directeurs des fabrications, et en simples manœuvres ou compagnons, comme ils s’appellent, est purement factice, si elle est appuyée sur des prohibitions, des priviléges exclusifs, des formalités et des exactions ; alors elle est nuisible au lieu d’être profitable, puisqu’elle tend à diminuer les jouissances, à augmenter le prix et altérer la qualité, au lieu de procurer le bon marché des subsistances et leur amélioration.

C’est ce qu’on voit néanmoins dans presque toutes les sociétés de notre Europe moderne. Les priviléges exclusifs d’ouvrier en chef se vendent moyennant quelques taxes et quelques formalités, même dans les métiers qui regar[182]dent les aliments les plus indispensables au pauvre Peuple, tels que le pain, la viande, les légumes, les boissons, le bois à brûler, les épiceries communes, et autres denrées comestibles. Dans quelques pays mêmes les drogues médicinales sont assujetties au privilége exclusif de vente et de fabrication.

Une premiere faute en attire toujours plusieurs autres : on a senti par-tout que des artisans privilégiés ayant le droit exclusif de fabriquer les subsistances, exerceroient une espece de tyrannie sur les consommateurs, s’ils étoient en petit nombre : on a senti qu’ils en trouveroient les prétextes dans les taxes qu’on leur imposoit, et dans les formalités auxquelles on les assujettissoit, qu’ils y trouveroient même les plus grandes facilités par leur réunion en espece de Républiques ou de Corps et Communauté, ayant ses loix, ses usages, son espece de Magistrature.

[183] On a cru trouver un moyen d’empêcher ce monopole et cette collusion, en multipliant le nombre des ouvriers en chef par privilége, et même en leur cherchant des concurrents parmi le Peuple des campagnes voisines.

Mais on n’a pas pris garde que ce moyen étoit contradictoire avec le principe infaillible d’où dérive l’avantage public et universel ; c’est-à-dire avec le profit du fabricateur, la bonne qualité des matieres et des façons, et le bon marché des subsistances. Ce principe, c’est un grand et fort attelier, conduit par un chef riche, honnête et intelligent, qui opere librement et sans exactions.

Si les systêmes, soi-disant politiques, ne s’en étoient jamais mêlés, l’ancienne et primitive liberté, antérieure à tous reglements, à tous priviléges exclusifs, à toutes corporations, à toutes taxes, à toutes prohibitions, subsisteroit encore ; car c’est évidemment l’état na[184]turel, c’est celui d’où les hommes sont certainement sortis par chaque ordonnance, par chaque établissement réglementaire.

En cet état, l’adresse, le bonheur, l’aisance, l’émulation, l’honnêteté des meilleurs ouvriers auroient produit peu-à-peu ces grands, ces riches atteliers si profitables au bien général.

Dans cet état de liberté, d’immunité parfaites, nul fabricateur de subsistances ne pourroit obtenir la préférence que par la meilleure façon et le meilleur marché ; nul ne trouveroit aucun obstacle à la mériter à ce prix, de-là naîtroient des desirs, des efforts et des succès continuels au grand avantage de tous ; desirs, efforts, succès dirigés vers le vrai but, c’est-à-dire, vers la formation progressive et continuelle des plus grands, des plus riches, des meilleurs atteliers, qui operent la perfection et le meilleur marché.

[185] Au lieu de la liberté et de l’immunité, dès que vous avez fait marcher le privilége exclusif, les formalités, les corporations et les taxes ; dès que vous avez pris pour contrepoison des fraudes et des malfaçons qu’entraine ce systême, la multiplication des atteliers ; il est d’une souveraine évidence que vous êtes dans la route précisément opposée à celle qui conduit au plus grand avantage de tous.

Le privilége et le réglement éteignent nécessairement le desir et le pouvoir de perfectionner l’art ; les taxes, les formalités longues et dispendieuses, la multiplication des atteliers qui subdivisent les profits, en ôtent les moyens.

Cette erreur est néanmoins presque générale dans les États policés de notre Europe ; et ce qu’il y a de plus singulier, c’est qu’elle a plus opéré sur les subsistances de premiere nécessité que sur toutes les autres. Les boulangeries, les [186] boucheries, les ventes des petites denrées et boissons usuelles, sont presque par-tout les plus assujetties à des réglements, des formalités, des exactions et des priviléges exclusifs.

Ce mauvais systême part de la même source que celui de rançonner par des impôts et charges personnelles les ouvriers de la culture.

On a cru favoriser les propriétaires des terres en rejettant les taxes sur les artisans de toute espece. Quelle faveur cependant quand on y réfléchit avec attention ? Des ouvriers privilégiés à prix d’argent, surchargés d’exactions, gênés par toutes sortes de réglements, et multipliés le plus qu’il est possible, ne peuvent opérer que plus mal et vendre plus cherement. Vendre plus cher, c’est diminuer la somme des jouissances ; opérer mal, c’est altérer le bien-être ou l’utilité qu’elle devroit procurer : mais je demande quel autre mal pourroit donc faire aux pro[187]priétaires l’exaction directe d’un impôt payé par eux-mêmes, que de leur enlever une somme de jouissances et les réduire à consommer des objets d’une qualité fort inférieure à ceux dont ils devroient user ?

Je reviendrai sur cet objet digne des plus sérieuses réflexions ; qu’il me suffise quant à présent de remarquer d’abord la nécessité d’accorder le premier rang dans toute spéculation politique aux ouvriers en chef, dont l’art a pour objet le façonnement des subsistances.

Secondement, la grande utilité générale du meilleur prix et de la qualité supérieure, qui résulte nécessairement en cette partie, comme en toute autre, des grands et forts atteliers établis par de fortes avances, conduits par un chef riche, honnête, habile et plein d’émulation.

Troisiemement, que la formation de [188] ces atteliers opulents est l’effet nécessaire et infaillible de l’immunité, de la liberté parfaites ; que les exactions, les réglements, les prohibitions, les taxes, les formalités, les priviléges exclusifs, sont évidemment les obstacles les plus opposés à ces établissements.

Quant aux simples ouvriers ou manœuvres de toutes ces fabrications de premiere utilité, leur sort peut être fixé dans le second rang, par des causes toutes naturelles, défaut de savoir, défaut d’émulation ou de conduite, défaut de moyens ou d’avances, trois raisons qui peuvent condamner un ouvrier à travailler toute sa vie sous la direction d’un chef, comme simple instrument passif de l’art auquel il s’est dévoué.

Mais dans la plupart des États prétendus policés par la manie réglementaire, il est des causes purement factices qui dérangent l’ordre naturel, en vio[189]lant les libertés, en étouffant les talents et en forçant la destinée des hommes.

Telle étoit par exemple cette loi singuliere des anciens Égyptiens qui nécessitoit les enfants à se consacrer aux mêmes travaux que leur pere.

Tel est l’usage des pays où regne encore la servitude personnelle ; où par suite de cette horrible oppression, le maître se croit en droit de distribuer arbitrairement des emplois à ses esclaves.

Telles sont encore toutes les exclusions prononcées par les systêmes modernes des corporations, des statuts et réglements qui les concernent.

Ce systême absurde est né dans les tems d’ignorance et de guerres intestines, quand le systême féodal a commencé à se dissoudre dans notre Europe méridionale. Après avoir rendu les villes du même empire étrangeres aux cam[190]pagnes même les plus prochaines, et pareillement étrangeres les unes aux autres ; on les a composées elles-mêmes successivement de cent et cent petites especes de Républiques également étrangeres entr’elles et même souvent ennemies.

Une politique fausse et barbare, a mis toute son étude à fomenter, à fortifier sans cesse ces divisions, ces guerres sourdes de toutes les villes contre toutes les campagnes, des villes contre les autres villes ; et des habitans des mêmes cités pelotonnés par corps et communautés d’artisans les uns contre les autres : et l’on appelloit encore sociétés policées, des Nations ainsi organisées par l’esprit de jalousie, d’exclusion, de défiance, d’usurpation et de représailles.

De-là sont nées les regles bisares d’apprentissage, de compagnonage, de chef d’œuvre, de réception à la maîtrise, même dans les arts les plus sim[191]ples, tels que ceux qui façonnent les subsistances.

De-là sont nées les préférences et faveur des fils ou gendres des privilégiés du corps ; et les exclusions des étrangers qui n’auroient pas remplis les formalités, subi les longues épreuves, rendu les longs services prescrits par les statuts.

Le résultat de toutes ces belles inventions, c’est qu’un homme riche, habile, industrieux, honnête, qui sait, qui peut, qui veut rendre un service très utile au public, même dans la fabrication des subsistances les plus nécessaires, le rendre mieux, le rendre à plus bas prix, en est formellement empêché par de prétendues loix, accumulées au hasard sans connoissance de cause et sans réflexion[2].

[192] C’est-là ce qu’on doit appeller des causes factices, opposées à l’établissement des bonnes et utiles fabrications de subsistances, obstacles mis aux succès de l’émulation, obstacles qui sacrifient le bien-être public, qui violent les libertés, et qui attentent aux propriétés de toutes les classes.

Les simples ouvriers de ces fabrica[193]tions devroient donc, suivant le droit naturel, être tels par leur choix ; ils devroient, pour s’ériger en chefs ou directeurs de ces travaux, n’avoir besoin que des trois conditions prescrites par la nature ; c’est-à-dire, de le savoir, de le pouvoir, de le vouloir. Toute autre condition imposée répugne essentiellement à l’idée d’un État policé suivant les vrais principes économiques.

No II.

Des Ouvriers employés aux Ouvrages de durée.

Les richesses de consommation lente, partielle et successive, qu’on appelle richesses de conservation ou de durée, telles que les édifices ou habitations, les meubles, les instruments, les vêtements et les bijoux divers, sont l’objet du travail qui caractérise la seconde subdivision des ouvriers façonneurs.

Ce travail caractéristique est lui-mê[194]me de deux especes différentes, l’une de préparation, l’autre d’opération ; et c’est une derniere distinction facile à vérifier.

En effet, il est une sorte d’ouvriers et d’ouvrages qui disposent seulement les matieres premieres, qui les rendent propres à devenir un jour partie plus ou moins principale de quelque édifice, de quelque ameublement, de quelque parure : ce travail se fait dans les atteliers et dans les manufactures.

Il est une seconde sorte d’ouvriers et d’ouvrages qui font emploi des matieres premieres ainsi préparées, et qui forment par leur assemblage, des maisons, des meubles, des habits, des bijouteries de toute espece : ce travail se fait plus communément dans les boutiques des artisans.

Il seroit inutile sans doute, et presque injurieux à nos lecteurs de leur expliquer l’utilité de cette industrie, de son [195] développement, de ses progrès successifs et continuels, puisqu’il est d’une souveraine évidence que le bien-être, que les douceurs et les commodités de la vie sont attachées aux jouissances que nous procurent ces travaux réunis.

Mais un objet qu’il est peut-être essentiel de se rappeller ici plus distinctement, c’est l’origine même de ces travaux qui procurent les jouissances utiles et agréables, attachées à l’usage ou à la consommation des ouvrages de durée.

Cette origine trop oubliée, c’est la multiplication des récoltes, des subsistances et des matieres premieres, jointe avec l’épargne des hommes employés aux travaux productifs.

Rappellons-nous bien, et gravons profondément pour toujours dans notre mémoire, que c’est l’une et l’autre cause réunies ensemble qui operent cet heureux effet, et qui l’operent par leur concours.

[196] Tout Manufacturier qui prépare, tout Ouvrier qui opere, suppose nécessairement trois choses préexistantes, sans lesquelles son travail ne s’accompliroit pas. Ces trois choses sont, 1o ses subsistances, 2o les matieres qu’il façonne, 3o l’inutilité de son travail à la réproduction annuelle des unes et des autres.

Quand nous avons établi comme loi fondamentale de la classe productive, qu’elle devoit tendre par son savoir, par son émulation, par ses avances, à multiplier les récoltes des trois regnes, en épargnant le plus qu’il est possible le travail annuel et journalier des hommes, c’étoit de la Classe stérile, de la multiplication de ses agents et de leurs ouvrages, que nous jettions alors les fondements naturels.

La même regle universelle et invariable caractérise les progrès de l’art stérile et de chacune de ses portions diverses ; « multiplier les jouissances utiles [197] ou agréables, en épargnant le plus qu’il est possible les subsistances, les matieres, le travail annuel et journalier des hommes » ; c’est l’effet qu’il faut opérer par le savoir, par l’émulation, par les bonnes avances des manufacturiers et des autres ouvriers subséquents.

Il est singulier qu’on ait si souvent négligé ce point de vue si naturel, et qu’on ait fait tant d’efforts incroyables pour empêcher, ou la multiplication des jouissances, ou l’épargne des productions naturelles et du travail.

Tout le monde trouve aujourd’hui, sans doute, qu’il étoit souverainement absurde, par exemple, de s’opposer à l’établissement de l’Imprimerie, sous le prétexte que trois ou quatre ouvriers feroient par cette invention, dans l’espace d’un mois, dix fois plus d’exemplaires d’un Livre, que deux mille des copistes employés alors n’en pouvoient [198] faire en trois ou quatre mois d’un travail très assidu ; qu’il n’étoit pas plus raisonnable de condamner l’invention du métier qui fait les bas et les autres ouvrages de bonneterie, par la raison qu’il épargnoit neuf dixiémes des ouvriers tricottant à l’aiguille.

Cependant, toutes les sociétés policées de notre Europe moderne, sont encore infectées d’ordonnances systématiques très multipliées, qui n’ont pas d’autre base que le principe des détracteurs de ces deux inventions, ni d’autre effet que celui qui eût résulté de leur abolition, si les préjugés et l’intérêt personnel eussent pû les étouffer dans leur naissance. Borner les jouissances, empêcher leur multiplication, leur variété, c’est ce qu’operent sans cesse les réglements, les priviléges exclusifs, les prohibitions, les formalités, les exactions de mille et mille especes, sous le joug desquelles gémissent par-tout l’é[199]mulation et l’industrie des manufacturiers et des artisans.

C’est un spectacle étrange à considérer dans les États réglementaires, que le combat continuel de l’émulation et de l’industrie contre les ordonnances et les priviléges. Les espionages, les défenses, les procès, les saisies, les amendes, les confiscations, les emprisonnements, qui sont les suites journalieres de ce systême réglementaire, auroient dû ce semble en désabuser depuis long-tems les hommes de bonne foi.

De quel droit, s’il vous plait, par quel motif et pour quelle utilité décidez-vous que telle ou telle sorte d’ouvrage de durée sera faite de telle maniere, et non de toute autre, par telle personne et non par toute autre ? Car ou je trouverai mon plaisir et mon avantage à jouir ainsi, ou je le trouverai à jouir autrement, moi légitime possesseur d’un bien acquis par mon travail quelconque, et {200] qui puis l’employer à mon bien être. Si je trouve mon plaisir et mon avantage à consommer tel ou tel objet, à faire travailler pour moi tel ou tel ouvrier, et à le faire travailler ainsi, vos réglements et vos priviléges lui sont très inutiles. Si je ne l’y trouve pas ; si je le trouvois au contraire, dans l’objet que vous prohibez, dans la personne que vous excluez ? vous violez évidemment ma liberté, ma propriété ; vous empêchez, vous restreignez mes jouissances. Or c’est-là précisément le mal moral, le délit, l’usurpation, c’est précisément ce que l’autorité doit empêcher.

Pour qu’il y eût justice dans les réglements et priviléges, il faudroit supposer que la forme réglementaire est infailliblement et toujours la plus agréable aux consommateurs ; que l’ouvrier privilégié est infailliblement celui qui leur convient le mieux ; alors le reglement et le privilege ne seroient qu’inutiles.

[201] Mais toute dispute, toute contravention aux réglements, tout acte qu’on appelle fraude, est une preuve évidente qu’il y a des consommateurs qui veulent d’autres matieres que celles du réglement, d’autres ouvriers que ceux du privilége, d’où il suit que l’un et l’autre établissement n’a pû être fait qu’au préjudice des libertés de ces consommateurs et de leurs propriétés ; d’où il suit qu’il empêche les jouissances légitimes, et qu’il porte par conséquent le caractere ineffaçable de réprobation économique, n’étant appuyé sur aucune base que des volontés arbitraires et aveugles, non sur l’autorité qui doit être protectrice et garante de ces propriétés, de ces libertés, violées par les réglements.

C’est néanmoins sous le faux prétexte de procurer, d’assurer, de varier et multiplier les jouissances, qu’on a mis en usage tant d’ordonnances, tant de corps et communautés avec des distinctions, [202] des priviléges, des exclusions, des formalités, des taxes, et d’autres vexations de tout genre, inséparables de ces corporations ou jurandes.

Voici quel est l’effet de ces établissements systématiques si multipliés chez la plupart des Peuples de l’Europe.

Dans l’État de liberté générale, d’immunité parfaite ; les habitations, les meubles, les vêtements, les bijoux de toute espece seroient fournis à tous les consommateurs, par tout manufacturier, par tout ouvrier quelconque, (sans nulle distinction) qui sauroit, qui voudroit et qui pourroit en faire les avances, les préparatifs ou le travail immédiat, en donnant, soit aux matieres premieres, soit aux ouvrages mêmes la forme et le goût le plus convenable aux volontés, aux moyens, aux dispositions actuelles du consommateur qui voudroit jouir.

Sous l’empire des ordonnances réglementaires et restrictives ; premierement [203] on est obligé de donner aux matieres préparatoires, et souvent même aux ouvrages une forme déterminée, qu’on a quelquefois voulu rendre comme invariable, en poussant jusqu’à la superstition l’absurdité du réglement. Cent et cent manieres différentes, souvent meilleures, moins cheres, plus commodes, plus agréables aux consommateurs, sont réprouvées uniquement parcequ’elles ne sont pas autorisées.

Secondement, il n’existe dans un grand État, dans une Province, dans une Ville, dans un gros Bourg, qu’un certain nombre d’ouvriers en chef, qui puissent donner ces formes autorisées, soit aux matieres, soit aux ouvrages même.

Troisiémement, il n’est pas même permis à tout homme qui le peut et qui le veut, de servir à ces maîtres privilégiés de manœuvre ou de compagnon, il faut encore avoir rempli des forma[204]lités, avoir subi des taxes, et s’assujettir habituellement à diverses contraintes.

Ce qu’il y a de pis, c’est que les exactions très répétées et très multipliées, operent à la fin une forte surcharge ; c’est que les formalités sont en grand nombre, c’est que les maîtres tiennent le plus qu’ils peuvent les ouvriers ou simples compagnons dans la dépendance, et dans une espece de servitude ; c’est qu’ils s’attribuent le privilége exclusif d’instruire des apprentifs, et qu’ils les instruisent mal, prolongeant exprès leur institution, et la rendant la moins prompte, la moins parfaite qu’il leur est possible. Enfin, c’est que les chefs des corps et communautés, ayant une espece de pouvoir, s’en servent pour autoriser et perpétuer des abus qui tournent au désavantage du public en plusieurs manieres différentes.

Somme totale, l’esprit général des réglements et des corps privilégiés est donc [205] uniquement et manifestement de réprimer et de rendre même en quelque sorte criminelle l’émulation de procurer (par un plus grand savoir, par de meilleures épargnes des faux frais, et par de plus fortes avances faites dans de plus beaux atteliers) plus de jouissances à meilleur marché. Exclure ainsi les choses ou les personnes quelconques, accumuler les formalités, les pertes de temps, les faux frais et les vexations, c’est donc évidemment éteindre l’émulation, et lui retrancher par avance tous les moyens de prospérer.

Liberté, liberté totale, immunité parfaite, voilà donc la loi fondamentale ; savoir, vouloir, et pouvoir élever un attelier, voilà le seul caractere naturel qui doit former la distinction entre les manufacturiers ou les ouvriers en chef et leurs simples manœuvres. L’industrie de celui qui fournit, et la volonté de celui qui consomme ; voilà le seul régle[206]ment naturel de tous les ouvrages possibles et imaginables.

Laissez les faire, comme disoit un célébre intendant du Commerce de France[3] : voilà toute la législation des manufactures et des arts stériles, tout le reste n’est que systême incapable de soutenir les regards de la philosophie, et l’épreuve de la justice par essence.

Qu’on les laisse faire, c’est la vraie législation, c’est-à-dire, la fonction de l’autorité garantissante. Elle doit d’assurer à tout homme quelconque cette portion précieuse de sa liberté personnelle, d’employer son intelligence, son tems, ses forces, ses moyens ou ses avances, à donner aux productions de la nature, dont il sera le légitime acquéreur, la forme qu’il jugera convenable, soit pour ses propres jouissances, soit pour celles d’un autre homme avec lequel il espé[207]rera faire quelque échange agréable à l’un et à l’autre.

Il est d’une suprême évidence qu’on ne peut violer cette liberté personnelle de l’homme qui travailleroit, sans qu’on blesse en même-tems les propriétés et les libertés des hommes qui jouiroient de son travail ; c’est à quoi la plupart des administrateurs ne font pas attention. Les guerres continuelles que les réglements excitent entre les ouvriers, leur semblent indifférentes pour tout le reste de la société : ils imaginent qu’il ne s’agit que de l’intérêt de tel ou de tel ouvrier.

C’est par cette erreur que la plupart des Tribunaux d’Europe se sont laissés séduire. Des Compagnies qui se seroient fait le plus grand scrupule de décider une question d’une pistole contre un particulier, sans qu’il eût été partie dans la cause, et qu’il eût pû faire entendre ses raisons, ont cru mille et mille fois qu’il leur suffisoit de consulter les maîtres de [208] telle ou telle profession, pour adopter tels ou tels réglements exclusifs des choses ou des personnes ; ils n’ont pas pris garde qu’ils sacrifioient là d’un trait de plume la liberté de plusieurs milliers d’hommes nés et à naitre, non-seulement comme travailleurs, mais encore comme jouissants ou comme consommateurs ; ils n’ont pas pris garde qu’ils les jugeoient sans les entendre, et leur faisoient d’avance une espece de crime d’un usage très légitime de leurs facultés et de leurs propriétés.

Heureusement notre siécle se corrige de cette antique barbarie : des princes philosophes, de grands Ministres, d’habiles administrateurs du second ordre, des Magistrats et des Tribunaux entiers éclairés sur les vrais principes, ont adopté pour législation, ce mot sublime laissez-les faire, qui mériteroit d’être gravé en lettres d’or sur une colomne de marbre, dont il faudroit orner le tombeau de son [209] Auteur, en brûlant au lieu d’encens au pied de son image placée sur cette colonne, les recueils énormes, sous le poids desquels gémissent dans notre Europe les manufactures et tous les arts, qui nous logent, nous meublent, nous vétissent ou nous amusent.

La puissance souveraine de l’Etat, protectrice des propriétés, doit donc procurer aux ouvriers qui façonnent, et aux consommateurs qui veulent jouir, liberté parfaite, immunité totale ; c’est la justice ou le devoir de l’autorité garantissante.

Elle doit répandre, maintenir, confirmer et perfectionner le goût, l’émulation, l’industrie, le savoir, qui font prospérer tous les arts ; c’est le second devoir du Souverain, trop négligé sans doute pendant plusieurs siecles parmi les Nations modernes de notre Europe.

Car le hasard a presque seul fait éclore les chefs d’œuvre les plus précieux de [210] l’industrie. Bien loin d’être excités et récompensés par un Gouvernement paternel, les premiers inventeurs, les plus illustres perfectionneurs des arts n’ont que trop été persécutés par le vil intérêt personnel, souvent même par le zèle pour l’exécution de certains commandements aveugles, de quelques volontés arbitraires et destructives. Le bonheur seul et l’opiniâtreté de quelques ames fortement éprises de l’amour du bien public ont conservé ces inventions, en ont étendu l’usage et l’ont perpétué dans nos sociétés policées.

La Puissance suprême n’a pourtant point de devoir ni d’intérêt plus pressant que celui de veiller à l’entretien, au perfectionnement continuel de cette précieuse industrie : c’est à elle qu’il appartient et qu’il importe d’accueillir, d’exciter, de récompenser tous ses efforts, d’en faire connoître universellement l’usage, et de le perpétuer pour le [211] bien être des races futures : c’est la fonction de l’autorité instruisante.

Article IV.

Analyse de la seconde division.

Il est encore un troisieme devoir à remplir pour l’avantage commun du Souverain et de toutes les Classes de la Société, pour l’intérêt particulier de tous les individus ; c’est celui de procurer au commerce, à l’industrie, les grandes facilités qui résultent de toutes les propriétés publiques et communes bien formées, bien entretenues : c’est le devoir de l’autorité administrante.

La nature a voulu que toute espece de sol, toute exposition, tout climat eût ses productions différentes, depuis un pole jusqu’à l’autre : de cette loi physique et irrésistible, résulte la plus grande diversité dans les subsistances et dans les matieres premieres des ouvrages de durée ; et de cette diversité ré[212]sulte aussi la plus agréable, la plus utile variété des jouissances, qui nous rendent la vie douce et l’existence commode.

Mais pour rassembler autour de nous les objets qui naissent ou qui sont façonnés au bout du monde, sous l’un et sous l’autre hémisphere, il faut l’art et les moyens de les voiturer de la maniere la plus sure, la plus facile et la moins dispendieuse.

Les voituriers quelconques forment donc la troisieme division de la classe stérile.

J’ai déja remarqué ci-dessus que leur art est un de ceux qui s’est le plus perfectionné dans les sociétés policées, et j’ai calculé combien d’hommes, de temps et de dépense épargnent les gros navires, qui ne sont que des voitures de mer.

Il est évident que les jouissances des consommateurs, que l’abondance et la variété de ces jouissances dépendent très [213] immédiatement de la sureté, de la facilité, du bon prix des voitures.

Mais dans la plupart des États il est aisé de remarquer à cet égard plusieurs vices d’administration qui partent de principes totalement opposés, et qui tendent à l’effet tout contraire, c’est-à-dire, à l’empêchement des jouissances, à la gêne des libertés, à l’usurpation des propriétés.

Les Voituriers sont ou oppresseurs ou opprimés : ils sont oppresseurs quand ils sont riches, accrédités, réunis en corporations nombreuses et puissantes, tels que sont, par exemple, les voituriers par mer, ou les Négociants de plusieurs Villes maritimes de l’Europe, qui se sont fait attribuer par force, par adresse ou par corruption, des privileges exclusifs onéreux aux producteurs, aux manufactures, aux trafiquants même, qui n’ont pas assez d’avances pour construire ou louer en entier les grosses [214] voitures maritimes qu’on appelle des navires.

Ces Villes formerent autrefois pour l’usurpation et le maintien de leurs privileges exclusifs, une ligue alors redoutable aux Souverains mêmes, sous le nom de Villes anséatiques : ligue dont la puissance est presque totalement détruite, mais dont l’esprit reste encore dans presque tous les ports.

Au contraire, les voituriers sont opprimés, c’est-à-dire, assujettis à des servitudes, ou rançonnés par des taxes, quand ils sont pauvres et isolés.

Dans l’un et dans l’autre cas ils sont infiniment moins utiles à toutes classes de la société, infiniment moins profitables au bien-être de l’espece humaine.

Article V.

Analyse de la troisieme division.

Le trafic ou le négoce proprement dit, caractérise la troisieme division de [215] la classe stérile : elle est composée des Négociants, Marchands, Trafiquants de toute espece : on les appelle souvent Commerçants. C’est une équivoque dans notre langage nous confondons le trafic qui n’est qu’un accessoire, avec le commerce, dont il est le dernier agent, souvent très utile, quelquefois même presque indispensable, mais dont il n’est jamais la partie essentielle et constitutive, ce qu’il faut bien observer.

No. Premier.

Distinction entre le Commerce et le Trafic.

« Acheter les productions naturelles, ou brutes ou façonnées, des mains de ceux qui les ont produites ou travaillées, pour les revendre à ceux qui doivent les consommer en subsistances, ou les user en ouvrages de durée » ; c’est là ce qui caractérise le trafic ou le négoce.

[216] Le Commerce, pris dans sa véritable essence, est au contraire « tout échange des productions naturelles, brutes ou façonnées, qui se fait entre les hommes ».

Deux producteurs voisins qui échangent de leurs denrées pour les consommer réciproquement, font un vrai commerce, sans l’intervention de nul ouvrier façonneur, de nul voiturier, de nul trafiquant. C’est le commerce le plus simple qu’il soit possible, mais aussi le plus avantageux aux deux producteurs, parcequ’il leur assure à eux seuls la consommation de tous les objets échangés, sans qu’ils soient obligés de payer aucuns fraix ni salaires.

Quand il est plus agréable ou plus utile que les productions échangées reçoivent des façons, supportent des fraix de voiture, et passent par les mains des trafiquants, le commerce en est alors moins simple ou plus compliqué. Façon[217]ner, voiturer, trafiquer les productions échangées, sont donc trois accessoires surajoutés et accidentels au commerce proprement dit.

Si l’ordre de la nature eût été qu’en semant du grain dans mon champ, le pain fût né comme il sort de la boutique d’un boulanger, et que mon plus proche voisin en semant du lin dans sa chenevrere, eût recueilli du linge tout prêt, comme il sort des mains d’une ouvriere ; nous pourrions faire ensemble, sans l’entremise de nul autre agent intermédiaire, l’échange ou le commerce le plus simple, et par là même le plus avantageux qu’il soit possible.

Mais les accessoires coutent des fraix ou des salaires aux producteurs et aux consommateurs, qui sont les vrais, les premiers, les essentiels agents de tout commerce ; ces fraix sur-ajoutés à l’échange pur et simple, le leur rendent d’autant moins profitable.

[218] C’en est assez pour faire sentir avec évidence, que trafic et commerce ne sont pas la même chose.

Les trafiquants, négociants ou marchands, dont le ministere est d’acheter du producteur les denrées simples ou du façonneur les marchandises, ouvrées pour les revendre au consommateur, servent donc le commerce ; par leurs soins ils facilitent souvent les échanges et les consommations : c’est là ce qu’on veut exprimer quand on dit improprement qu’ils font le commerce.

On dit encore, par exemple : « Les Hollandois font un grand commerce dans la mer Baltique. » Or dans le vrai, c’est un grand trafic. Les Hollandois n’y sont qu’agents accessoires et accidentels du commerce, qui se fait entre les producteurs et les consommateurs du Nord et du Midi.

Ces agents accessoires du commerce font un profit mercantile, qui est le prix [219] de leur industrie, le salaire de leurs peines, l’intérêt de leurs avances, la compensation de leurs risques. Mais le principal avantage des échanges (dont les négociants font les opérations de détail) est toujours pour les producteurs et pour les consommateurs qui jouissent des marchandises échangées.

Donc les producteurs, qui sont la premiere ligne ou la source de tout commerce, et les consommateurs, qui en sont le but ou la fin, et la derniere ligne, sont les parties essentielles et constitutives, sans lesquelles il n’est pas possible que le commerce existe : sans eux les trafiquants ne seroient rien ; car le négoce ne peut jamais s’en passer. Mais ils peuvent, eux, commercer sans trafiquants, et alors le commerce n’en est que meilleur.

Une doctrine sophistique s’étoit élevée, dans notre Europe moderne, sur le fondement ruineux de cette équivoque, trop commune dans notre langue. [220] Il faut favoriser le commerce : c’est un axiome général dont la vérité ne peut jamais être contestée ; car il signifie dans l’exacte vérité, qu’il faut exciter et procurer à qui mieux, la multiplication des productions, celle des échanges, celle des jouissances ou consommations, qui font le bien-être des hommes.

Donc il faut favoriser le trafic et les trafiquants. C’est une conclusion toute différente de l’axiôme fondamental, conclusion trop souvent prise dans le sens le plus équivoque, et qui mérite d’être expliquée d’une maniere toute contraire à celle de plusieurs traités soi-disant politiques sur le commerce.

Car enfin, qu’entendez-vous par ces mots favoriser le trafic et les trafiquants ? Vous pouvez leur donner deux sens tout différents : dans le premier la conclusion sera très véritable et très utile ; dans le second elle sera très fausse et très préjudiciable ; c’est ce que je tâcherai [221] de développer ici, en traitant premierement des vraies faveurs faites en même-temps au commerce proprement dit, et au trafic qui en est l’accessoire ; secondement des faveurs pernicieuses accordées à quelques trafiquants, contre l’intérêt du commerce.

No. II.

Des véritables faveurs dues au Commerce.

Liberté générale, immunité parfaite, facilités universelles ; voilà ce qu’il faut procurer aux trafiquants, et même aux producteurs, aux façonneurs et aux consommateurs qui commercent ou font des échanges immédiatement par eux mêmes, sans se servir du ministere des hommes qui achetent pour revendre.

Liberté générale, qui dépend de la législation et de l’exercice de la justice distributive.

Immunité parfaite, qui dépend de l’ad[222]ministration, considérée quant à la recette des revenus du souverain.

Facilités universelles, qui résultent de la même administration, considérée quant à la formation, à l’entretien, à la perfection progressive des grandes propriétés communes.

Liberté, qui a besoin encore d’une autre fonction de l’autorité protégeante, c’est-à-dire de la force militaire et politique, tant au dedans qu’au dehors. Facilités qui supposent aussi le ministere principal de l’autorité instruisante, ou le soin de répandre les connoissances, l’émulation, les bons exemples.

Le résultat de ces vraies faveurs faites au commerce, c’est qu’il y a beaucoup de productions récoltées, beaucoup de façons, de voitures, d’achats, de reventes, beaucoup de jouissances et de bien-être.

Par conséquent beaucoup de trafi[223]quants et de justes profits ou salaires pour récompenses de leurs peines. Car tout profit est juste, quand il y a pleine liberté.

No. III.

Des préjudices faits au Commerce.

Le monopole qui est le contraire de la liberté ; les taxes ou exactions qui sont le contraire de l’immunité ; les obstacles naturels ou factices, qui sont le contraire des facilités : voilà ce qui peut paroître indifférent ou même avantageux à tel ou tel trafiquant en particulier ; mais qui n’en est pas moins énormement préjudiciable au commerce proprement dit, c’est-à dire aux producteurs et aux consommateurs qui en sont l’essence.

1⁰ Monopole, c’est tout ce qui restreint forcément le nombre et la concurrence des vendeurs et des acheteurs.

Que tout le monde sans exception puisse acheter, puisse vendre, quand il [224] lui plaît, où il lui plaît, comme il lui plaît, tout ce qu’il lui plaît d’acheter ou de vendre ; c’est liberté générale.

Que tel ou tel objet soit défendu, c’est-à dire, ne puisse être acheté ni vendu ; que tel ou tel lieu soit prohibé, que tel ou tel temps soit excepté, que telle ou telle forme soit prescrite absolument et uniquement, que telle ou telle personne soit déclarée formellement incapable : tout cela forme le monopole, c’est à-dire le privilege exclusif de personnes, de choses, de lieux, de manieres et de temps, qui jouissent d’une certaine préférence, en vertu de laquelle tous les autres sont prohibés.

Attributions de préférances, exclusions, défenses de concourir ; inventions qui font le caractere du monopole, inventions de l’Europe moderne, qui aura vu régner pendant trois siecles ces monopoles dont tous les profits sont injustes. Car ce sont autant de vols faits par force aux [225] producteurs et aux consommateurs.

2⁰ Taxes ou exactions, qui n’ont pas moins trouvé grace aux yeux de la politique moderne, que le systême des attributions monopolaires. De là résulte une forme désastreuse de percevoir les revenus de la souveraineté, qui coute beaucoup de faux frais et de surcharges, qui n’opere qu’une recette fictive en très grande partie, qui constitue les agents du pere commun de la patrie en état de guerre avec ses enfants.

3⁰ Obstacles, ou naturels qu’on devroit enlever, ou factices qu’on oppose par des vues fausses et criminelles à la culture, aux récoltes, aux fabrications, aux transports, aux achats, aux ventes, aux consommations.

Quand un homme éclairé jettera les yeux sur le spectacle ancien et moderne des Nations connues, il sera sans doute effrayé du nombre d’hommes, de soins, de travaux, même d’efforts d’esprit, [226] j’oserois presque dire de génie, employés pour établir ces monopoles, ces exactions, ces obstacles de toute espece.

Le résultat de ces inventions, de ces travaux, c’est qu’il y a moins de récoltes, moins de fabrications, moins de voitures, moins d’achats et de ventes, moins de consommations ou de jouissances ; donc moins de commerce proprement dit, comme aussi moins de bien-être pour les hommes ; et même moins de trafiquants et moins de profit total à partager entre eux.

La cause des illusions que la politique moderne s’étoit faites à cet égard, est le profit mercantil, c’est à dire, la somme de salaires et bénéfices qui sont recueillis par les agents accidentels du commerce, pour prix de leurs soins, pour intérêt de leurs avances, pour compensation de leurs risques.

Ce profit n’est jamais que la valeur d’une portion médiocre des objets com[227]mercés. Quand il y a liberté, immunité, facilités, tous les Négociants conviendront que la dixieme partie de cette valeur est un profit honnête pour le trafic.

Or ce profit mercantil d’un dixieme se concentre naturellement dans quelques ports, quant aux objets qui sont voiturés en grand par mer. Dans ces mêmes ports se trouvent aussi rassemblés presque tous les agents du voiturage par eau, avec plusieurs de ceux qui voiturent par terre.

C’est vers l’embouchure des grosses rivieres et des grands fleuves que se forment tout naturellement ces Villes de trafic, appellées Villes de commerce.

Là donc se font les grands mouvemens du voiturage ; là passent de gros capitaux en argent, pour solde des échanges respectifs ; là se concentrent les bénéfices mercantils. Ce spectacle a ébloui la cupidité des politiques.

On a oublié que tous ces mouvemens [228] ne sont qu’une scene intermédiaire, accessoire et accidentelle, qu’il y en a d’essentielles antérieures, et d’autres postérieures non moins essentielles : cependant rien n’est plus évident.

Les antérieures sont la culture, la récolte des matieres premieres et des subsistances, le façonnement des ouvrages de durée qui passent par les mains du trafic.

Les postérieures sont l’achat et le paiement faits par les consommateurs. C’est ce qu’on avoit oublié pour ne penser qu’aux opérations et aux profits des trafiquants.

Demandez à ces politiques où se fait le commerce réciproque des vins et des farines d’une part, des sucres et des cafés de l’autre, entre les provinces méridionales de France et les colonies Françoises : ils vous répondront sans hésiter, c’est à Bordeaux et à Marseille. Qui est-ce qui retire tout le profit de ce [229] commerce ? Les négociants de Bordeaux et de Marseille, vous diront-ils ; et en conséquence, s’ils voyoient porter et rapporter ces denrées respectives sur des voitures de mer faites en Hollande ou en Suede, ils ne manqueroient pas de vous dire que la France a perdu tout ce commerce.

Dans le fait cependant, ce commerce commence et finit dans les campagnes des provinces, et dans celles des colonies. Il commence dans les terres à bled, dans les terres à sucre, dans les vignes, dans les plantations de café ; il finit sur la table des François quand ils consomment le sucre et le café ; sur celle des Amériquains, quand ils mangent et quand ils boivent nos productions françoises.

Dans le fait, le Cultivateur, le Propriétaire des champs et des vignes, ceux des terres à sucre et à café, trouvent donc aussi leur profit à ce commerce, [230] autrement leur culture cesseroit, et les trafiquants n’auroient plus rien à faire.

Dans le fait enfin, quand même les Trafiquants, la voiture et les voituriers seroient Arabes ou Algonquins, au lieu d’être François, s’ils ont acheté, s’ils ont voituré la farine et le vin de vos Provinces, le sucre et le café de vos Colonies, vous n’avez pas perdu tout ce commerce : c’est seulement le profit du trafic qu’ont perdu les Négociants, ce qui n’est pas la même chose.

Il peut même arriver que le commerce gagne beaucoup à cette perte des Trafiquants : voici comment. Si les acheteurs-revendeurs, et si les voituriers que vous appellez étrangers, savent, peuvent et veulent faire meilleure composition aux producteurs d’une part, et aux consommateurs de l’autre, que les trafiquants et les voituriers qui se disent leurs compatriotes (ce qui n’est pas impossible) ; en leur accordant la préférence [231] qui leur paroît si naturellement dévolue par cette meilleure composition, vous augmentez nécessairement la somme des jouissances, la masse des échanges, le bien-être des consommateurs respectifs, les moyens et les motifs des producteurs pour augmenter leurs cultures et leurs récoltes.

Mais c’est-là précisément l’augmentation du commerce, c’est évidemment la perfection de ce qui en est la source, c’est-à-dire des cultures et des récoltes, et la perfection de ce qui en est le but et la fin, c’est à-dire des jouissances et du bien-être des Consommateurs.

Priver les Producteurs et les Consommateurs du profit qui leur est offert, uniquement dans la vue d’assurer à tel ou tel Trafiquant, à tel ou tel Voiturier, les profits du trafic et du voiturage ; ce n’est donc pas favoriser le commerce, comme on le dit communément, c’est violer la liberté naturelle de ces produc[232]teurs, de ces consommateurs, c’est leur enlever des jouissances pour les attribuer à d’autres ; c’est diminuer les motifs et les moyens qu’ils auroient d’améliorer leurs productions respectives.

En un mot, je le répete, car on a tant répété les erreurs contraires, qu’on ne peut trop redire cette vérité, les frais, les profits de toute façon, de toute voiture, de tout trafic, sont évidemment une surcharge pour les producteurs et les consommateurs : tant qu’on peut restreindre cette surcharge, c’est un bien pour eux, pourvu qu’il en résulte les mêmes jouissances. Rien n’est plus évident.

Si dans votre propre maison à Paris, un seul ouvrier pouvoit en une heure vous faire une belle piece de Pekin, un beau cabaret de porcelaine, que d’argent épargné que vous emploieriez à d’autres jouissances !

Quand c’est la liberté, l’immunité, les facilités qui diminuent les frais de [233] façons des voitures du trafic, alors le bien se fait, et toute justice est observée : voilà certainement toute la législation, toute la politique du commerce. Il est étrange qu’on ait pu l’obscurcir et l’oublier presque totalement.

Article VI.

Analyse de la quatrieme Division.

Les services purement personnels caractérisent la dernière division de la classe stérile.

Elle est composée de tous les salariés qui font usage de leur savoir, de leur adresse, de leur talents acquis ou naturels, de leurs attentions, de leur obéissance, pour mériter une solde habituelle ou passagere, en procurant quelque satisfaction ou même quelque utilité, mais sans vaquer à nuls travaux, soit de l’art social, soit de l’art productif, et même à nul emploi de façonement, de voiture, ou de trafic, des productions naturelles.

[234] Les grandes occupations de cette espece de salariés sont relatives au bien-être habituel, à la santé, aux amusemens des riches. 1o  le soin de leur bien-être habituel, qui comprend aussi les fantaisies, la mollesse et l’ostentation, produit la classe de la domesticité, les Valets proprement dits de tous les ordres.

2o  le soin de la santé fait, parmi les Nations modernes, l’objet d’une science et d’un art très utiles, au moins à ceux qui les pratiquent. Il occupoit autrefois chez d’autres Peuples une sorte d’hommes qui paroît avoir son utilité réelle, quoique méconnue parmi nous, c’est-à-dire les maîtres et directeurs des exercices corporels, qui formoient un tempérament robuste et prévenoient plusieurs de ces maladies indéfinissables, qui naissent de la langueur et de l’oisiveté.

3o  les amusements qu’on appelle improprement plaisirs, puisqu’ils sont si rarement accompagnés de cette joie vive et [235] pure, de cette satisfaction intérieure, qui est le vrai plaisir, et qu’au contraire ils sont si souvent assaisonnés du dégoût et de l’ennui, forment l’emploi d’une foule très nombreuse, qui met souvent beaucoup de soin, de talents à s’acquitter de ses fonctions.

Les grandes Villes sont le réceptacle le plus ordinaire des hommes dévoués à ces trois especes de services purement personnels.



RÉSUMÉ GÉNÉRAL
DE LA TROISIÈME CLASSE.


Elle renferme quatre divisions, savoir :

1o . Les Ouvriers qui façonnent les productions de la nature, soit en subsistances consommables, soit en ouvrages de durée.

C’est-à-dire les Chefs ou Directeurs de ces travaux, et leurs salariés ou gagistes quelconques.

2o  les voituriers par terre ou par eau [236] même, y compris ceux qui transportent par mer les denrées ou marchandises quelconques ; c’est-à-dire les Entrepreneurs ou les simples Manœuvres de ces importantes opérations.

3o  les Marchands ou Négociants qui achetent pour revendre, soit en gros, soit en détail, qui servent ainsi le commerce, dont leur trafic est souvent l’utile accessoire, mais non pas l’essence.

4o  les simples salariés stériles qui ne rendent que des services purement personnels, et n’operent point sur les productions de la nature, ne s’occupant ni à les faire naître ni à les façonner, ni à les voiturer ni à les trafiquer.

Ces quatre divisions procurent des jouissances et operent le bien-être : elles ne sont pas inutiles, elles ne sont pas nuisibles par elles mêmes, au contraire elles sont essentiellement bonnes et agréables ; mais elles ne servent pas à faire produire les subsistances et les ma[237]tieres premieres, elles ne servent qu’à les consommer, qu’à les faire consommer : elles ne sont pas fécondes ou productives, c’est par cette raison qu’on les a nommées classe stérile.

Quant à leur utilité, c’est un objet de la plus grande importance, et qui mérite une explication détaillée.

C’est dans cet éclaircissement qu’on peut trouver la solution du problême tant controversé de la nature et des effets du luxe.



PROBLÈMES
Sur la prospérité des Arts stériles et sur le Luxe.


No Premier.

Véritable prospérité des Arts stériles.


Quand les deux premiers arts caractéristiques des sociétés policées prosperent dans un État, c’est-à dire, 1o . quand l’autorité souveraine, instruisante, pro[238]tégeante, administrante, perfectionne de mieux en mieux les connoissances utiles, l’industrie, l’émulation de bien faire, la justice et la paix intérieure, les relations politiques, honnêtes et avantageuses, les forces militaires sagement combinées, la juste et légitime perception de ses seuls vrais revenus, leur emploi le plus prudent, le plus équitable, le plus fructueux pour l’État et pour le Souverain : fonciers s’occupent sans cesse d’améliorer, d’étendre, de perfectionner à qui mieux les avances qui vivifient le territoire, et le transforment en riches héritages, après que l’autorité l’a par-tout couvert de ses grandes propriétés communes, qui sont la source de l’opulence publique et privée, ce qui caractérise la prospérité de l’art social :

Quand l’instruction, la liberté, les [239] facilités ont multiplié la race précieuse des entrepreneurs et directeurs ou chefs des exploitations productives, et de leurs vénérables coopérateurs ; quand elles ont augmenté leur savoir ou leurs progrès dans l’art fondamental de multiplier les productions de la nature, en épargnant le sol, les hommes et les frais, leur pouvoir ou l’accroissement continuel et progressif des richesses d’exploitation de cette masse de fonds ruraux ou d’avances primitives (vrai Palladium des Empires, qu’on doit regarder comme l’objet le plus sacré, parcequ’il est la cause la plus immédiate de la reproduction annuelle qui comprend toutes subsistances et matieres premieres, sans lesquelles il n’y a rien, et parcequ’il est sans cesse exposé aux plus grands dangers, soit aux dangers naturels des saisons, des épidémies et des autres fléaux du Ciel, soit aux dangers factices de la cupidité envahissante, à ceux d’une [240] législation erronée, d’un fisc dévastateur, d’une cupidité mal entendue, d’un monopole légal ou frauduleux, qui détruisent tant de richesses d’exploitation dans les États mal administrés) ; quand au contraire la certitude bien établie de ne trouver aucun obstacle à toute amélioration des travaux productifs, à toute jouissance du fruit de ces travaux, anime de plus en plus l’émulation ou le vouloir de perfectionner les exploitations fructifiantes, ce qui caractérise la prospérité de l’art productif :

Alors il est évident que l’art stérile va toujours en prospérant de mieux en mieux, parceque la reproduction annuelle des subsistances et des matieres premieres va toujours en croissant, parcequ’il naît de quoi fournir la vie et le bien-être à un plus grand nombre de créatures humaines, parceque les hommes ont plus de savoir, plus de moyens pour se procurer avec moins de temps, [241] de peines et de frais les jouissances utiles ou agréables.

La prospérité des deux premiers arts entraîne donc nécessairement celle du troisieme.

Mais la prospérité apparente et momentanée de ce troisieme art dans un État, n’est pas toujours et nécessairement l’effet de celle des deux premiers, elle peut au contraire avoir pour cause leur dégradation et leur ruine ; c’est une vérité trop facile à comprendre, et malheureusement trop aisée à prouver par l’expérience.

No. II.

Prospérité apparente de l’art stérile, causée par le luxe.

Quand la ruine de l’État donne à l’art stérile un faux air de prospérité, cause féconde des plus désastreuses illusions, c’est le plus souvent le luxe public ou privé qui produit ce trop funeste effet.

[242] Si le Souverain et les personnes privées, au lieu de dépenser sagement leurs revenus annuels vraiment disponibles, veulent encore dépenser leurs fonds mêmes ; c’est-à-dire, s’ils veulent employer en jouissances purement stériles (telles qu’en procurent par leurs travaux les ouvriers façonneurs, les négociants, les voituriers, les personnes dévouées à quelques services personnels d’agrément ou d’utilité) la portion même qui devroit entretenir la culture annuelle, ses premiers préparatifs ou ses procédés journaliers, celle qui seroit nécessaire aux réparations habituelles des propriétés foncieres, celle que demanderoient la conservation des bonnes et utiles institutions sociales de l’autorité enseignante, protégeante, administrante ; en ce cas il est évident que d’une part vous allez multiplier et enrichir pour le moment la classe stérile aux dépens des deux autres, car vous transformerez en ouvriers [243] façonneurs, en voituriers, en négociants, en ministres de vos commodités et de vos plaisirs, une foule d’hommes que vous arracherez aux fonctions de l’art social, et à celles de l’art productif ; vous emploierez aux ouvrages et salaires de ces agents de la classe stérile, toutes les richesses qui devoient servir à l’entretien des avances souveraines de l’État, à celui des avances foncieres de vos héritages, à celui des avances ou primitives ou annuelles de toutes les exploitations productives.

Elle sera donc plus nombreuse, plus florissante en apparence que ne devroit l’être la classe stérile d’un État dont le Souverain et les personnes privées sacrifieront en dépenses de cette espece les richesses qu’il faudroit employer au maintien et à la perfection des deux autres arts, à l’entretien et à l’amélioration des travaux utiles qui caractérisent [244] ces deux arts, et qui sont les avances ou les causes de la production.

Cette multiplication excessive des travaux ou dépenses purement stériles qui se fait aux dépens des travaux utiles ou nécessaires à l’entretien de la production, est précisément ce qu’on doit appeller luxe dans les Gouvernements ou dans les personnes privées.

Car luxe veut dire excès de dépenses stériles. Qui dit excès suppose une regle, une mesure. Or il en est une physique, essentielle, évidente, et la voici : « Tout ce qui est nécessaire à l’entretien des avances souveraines de l’État, à celui des avances foncieres de tout héritage, à celui des avances primitives ou annuelles de toute exploitation productive, n’est pas disponible, c’est-à-dire, ne peut ni ne doit être consacré par qui que ce soit avec jouissances purement stériles ; il a son emploi marqué, [245] son usage indispensable. Le détourner de sa destination, c’est excéder la mesure du revenu disponible ». Telle est la véritable définition du luxe.

Son effet apparent est donc une espece de prospérité pour les arts stériles, un moment de plus grand bien-être pour ceux qui se livrent à ce luxe, ou qui profitent de ses profusions.

Mais son effet ultérieur, c’est de dégrader la production, de diminuer progressivement les récoltes par l’altération des cultures ou des autres exploitations productives, par la détérioration des propriétés foncieres, par la ruine, le trouble et la confusion des grandes propriétés communes, et de toutes les institutions sociales.

On ne doit donc plus se méprendre sur les caracteres du luxe public ou particulier. S’il procure aux États ou aux personnes privées un éclat passager, ce [246] n’est qu’en opérant et consommant leur ruine.

Une comparaison bien simple auroit dû faire sentir cette importante vérité. Le propriétaire d’un héritage bien entretenu, qui rapporte par an dix mille francs de revenus clairs et liquides, peut éclipser pendant deux ou trois ans dans une Capitale, par son faste et ses profusions, le sage propriétaire d’une terre de trente mille livres de rente, mais à condition qu’à la fin de ce terme, ses terres dégradées seront vendues par décret à la poursuite de ses créanciers, et qu’il ira mourir à l’hôpital.

Il en est de même des Empires. On peut par des emprunts, par des taxes exorbitantes, dépenser le fonds de l’État au lieu d’en dépenser le revenu, c’est-à-dire, attirer à la recette du fisc tout ce qui devroit servir à l’entretien, à l’amélioration des héritages particuliers, tout [247] ce qui devroit servir à l’entretien, à l’amélioration des cultures ou des autres exploitations productives, même au maintien et à la perfection des plus utiles d’entre les arts stériles : on peut employer cette recette excessive aux dépenses les plus frivoles du faste, de la dissolution des guerres inutiles et destructives.

Dans le premier cas, vous verrez les agents de tous les arts frivoles, et leurs travaux les plus recherchés se multiplier pendant deux ou trois ans autour du dissipateur. Dans le second cas, vous les verrez couvrir pendant quelque temps la surface de l’État qui se ruine, sur-tout inonder les Capitales et les résidences des souverains dont le patrimoine est administré comme celui d’un dissipateur.

Donc le luxe public ou privé sera très utile, pendant quelque temps seulement, à quelques agents de la classe stérile ; c’est là ce qu’ont voulu dire ses parti[248]sans, et leur observation n’est que trop véritable.

Mais après ce court espace, toutes les classes de la société, toute l’humanité souffrent par lui des préjudices réels en proportion de ce que les récoltes sont dégradées ; c’est une observation non moins véritable faite par les censeurs du luxe.

Gardons-nous donc avec grand soin de confondre ces deux sortes de raisonnements, que tant de politiques ont affecté de prendre pour être exactement les mêmes : « L’art social et l’art productif prosperent dans tel État, donc l’art stérile ne peut manquer d’y prospérer ». Ce premier raisonnement est de la plus suprême évidence, et je n’ai plus besoin d’insister sur la preuve. « L’art stérile paroît prospérer dans tel État, donc l’art productif et l’art social ne peuvent manquer d’y prospérer ». Ce second raisonnement est absolument [249] différent du premier ; la conséquence en est essentiellement douteuse, et trop souvent elle se trouvera d’une fausseté très manifeste quand il faudra la vérifier.

No. III.

Autres causes d’une prospérité qui n’est qu’apparente.

Ce que je dis de la prospérité générale apparente des arts qui caractérisent la troisieme classe, n’est pas moins facile à démontrer relativement à la prospérité particuliere de quelques-unes de leurs branches.

Par exemple, on trompe souvent les princes, les administrateurs de l’État et le Public, en leur présentant comme preuve indubitable de prospérité, l’établissement de quelque manufacture locale. Mais on leur cache que la naissance de celle-là suit ou causera la destruction de quelque autre, souvent qu’on a prodi[250]gué pour de pareils établissements des avances qu’on s’est procurées au préjudice des propriétaires fonciers et des cultivateurs, par conséquent au préjudice des récoltes dont rien ne peut jamais compenser la perte.

Une autre illusion moderne est encore de prendre l’accroissement du trafic maritime, comme une preuve infaillible de la prospérité d’un État.

Il est très vrai qu’un Empire bien organisé, qui jouiroit dans tout le reste d’une grande prospérité, feroit probablement un assez grand commerce maritime. De riches consommateurs sont bien aises de jouir des productions naturelles de tout l’Univers.

La multiplicité des exportations et des importations peut donc être l’effet de l’opulence qui marche à la suite de la bonne administration publique ou privée.

Mais à la place de cette prospérité [251] réelle, mainte et mainte causes désastreuses peuvent aussi multiplier les importations et les exportations maritimes : on peut les réduire à deux chefs, les unes sont naturelles et les autres factices.

1o . Voici un exemple des premieres. Supposez deux Nations agricoles et commerçantes, dont le territoire produiroit du vin, des grains, des fourrages pour nourrir des bêtes à laine : tant que les récoltes des trois genres prospéreroient dans chacune des ces nations, il se feroit entre elles peu de communications maritimes ; les plus riches et les plus curieux seulement de chaque Nation, voudroient, pour la variété des jouissances, consommer quelques vins des plus exquis, et quelques draps des plus beaux de l’autre peuple.

Mais supposez que par un accident naturel, l’intempérie des saisons ruine pendant quelques années les vignes de [252] l’une, et les terres ou les pâturages de l’autre : ces deux pertes trop réelles et trop désastreuses en elles-mêmes, n’en occasionneront pas moins un grand accroissement de communications entre elles, un grand accroissement dans leur trafic maritime ; car il faudra que l’une emprunte de l’autre tout le vin qu’elle voudra boire, et qu’en échange elle envoie tout le grain ou toute la laine que celle-ci voudra consommer.

En ce cas il y aura peut-être cent fois plus de commerce de mer, et cependant il y aura pour le total des deux Nations précisément la moitié moins de richesses et de jouissances, puisqu’il aura péri d’une part la moitié des vins qu’elles buvoient, d’autre part la moitié des grains dont elles se nourrissoient.

Qu’on juge à présent si prospérité des empires et accroissement du négoce des ports sont essentiellement la même chose, si quelquefois ils ne sont pas très évidemment le contraire.

[253] 2o  voici un exemple frappant des causes factices qui font accroître le trafic maritime, non seulement sans augmenter, mais au contraire en diminuant le bien-être des autres classes de la société : c’est celui des Colonies modernes de quelques Européens, des Anglois par exemple, dans les Isles de l’Archipel d’Amérique qui leur fournissent du sucre, du tabac et de l’indigo.

Le Colon Anglois, producteur de sucre, est obligé d’aller chercher un sol à la Jamaïque, à la Dominique, à la Grenade ; il est obligé de tirer ses ouvriers Cultivateurs de l’Afrique, ses subsistances, ses meubles, ses vêtements, de l’Angleterre, et de renvoyer dans cette Métropole toutes ses productions, quoique la plupart ne s’y consomment pas, et soient réexportées ailleurs.

Il est certain que ce système entraîne beaucoup de voyages sur mer, qu’il occupe beaucoup de voitures et de mate[254]lots, qu’il procure beaucoup de salaires et bénéfices aux Négociants des ports.

Car il faut embarquer des marchandises pour le commerce ou la traite des Negres à la Côte d’Afrique, des subsistances pour ces malheureux Esclaves, et pour leurs premiers conducteurs, qui les transportent par une seconde course aux Colonies Angloises ; et notez qu’il en faut acheter et voiturer le quintuple au moins du vrai nécessaire, parcequ’il en périt avant d’avoir produit deux récoltes plus de quatre sur un qui se sauve des mille causes de mort qui les assiegent.

Quand ils sont-là sous la conduite de Blancs, il faut un troisieme voyage d’Europe en Amérique pour voiturer à eux et à leurs maîtres tous les instruments de leurs travaux, presque toutes leurs subsistances, tous les objets qui servent aux jouissances des Européens enrichis par leurs peines, car la politique mercantile a fait sévérement pro[255]hiber aux Anglois d’Amérique la culture ou la fabrication des denrées et des ouvrages de l’Europe.

Un quatrieme voyage ramene en Angleterre le sucre de ces Colons, leur tabac, leur indigo ; un cinquieme les réexporte dans le reste du monde commerçant.

Eh bien ! Dès le premier voyage, ces marchands d’hommes qui vont à la traite des Negres, n’auroient qu’à demander des cannes de sucre au lieu de demander des créatures humaines, on les leur donneroit grosses, succulentes, délicieuses ; car toute l’Afrique est en pleine, les hommes et les animaux en vivent habituellement là, suivant le rapport unanime des Voyageurs et des Géographes.

Le sucre seroit donc infiniment plus commun et moins cher pour les consommateurs Anglois, si l’on eût pris le parti le plus simple et le plus naturel, celui de laisser les negres dans leurs propres [256] pays cultiver leurs cannes en paix, et de leur donner l’eau-de-vie, le fer, les verroteries, et les autres marchandises d’Europe en échange, non pas de leurs enfants ou de leurs voisins, mais de leur sucre brut et de leur indigo : car cette plante y croit aussi tout naturellement.

On pourroit citer une infinité de semblables exemples.

Il restera donc démontré que la prospérité de quelques-uns des arts stériles, même celle de tous les arts de cette espece, est un signe équivoque de la prospérité générale des empires, puisqu’elle peut être apparente et momentanée, n’ayant pour cause que le luxe public ou privé, que des malheurs naturels, que des pertes causées par les erreurs ou la cupidité d’une administration vicieuse.

C’est une des principales vérités économiques dont notre siecle a besoin que les preuves soient souvent répétées pour [257] détruire des préjugés trop enracinés, et des routines trop invétérées de quelques gouvernements politiques, fondées sur cette fausse opinion, que la prospérité de l’art stérile est une marque infaillible du bien-être des empires.

  1. J’en ai donné des preuves dans les Avis au Peuple, et dans l’Avis aux Honnêtes Gens. Tout le monde peut vérifier, par exemple, dans la Maison de Scipion, à Paris, qui sert de Boulangerie générale à tous les Hôpitaux de la Ville et des environs, dépendants de l’Hôpital Général, combien peu coute la fabrication du pain qui est excellent dans son espece.
  2. C’est ce que j’ai moi-même éprouvé dans une grande Capitale, pour l’objet certainement le plus utile ; pour le pain. Et dans quel tems ? dans un tems d’excessive cherté, de murmure et d’erreurs pernicieuses, fondées sur cette même cherté, sur ces mêmes murmures. Jamais, malgré les bonnes intentions de plusieurs Magistrats très zèlés, malgré les sollicitations de plusieurs bons Citoyens, malgré les meilleurs raisons et les plus grands efforts ; jamais je n’ai pu réussir à faire fournir à des consommateurs qui le désiroient passionnément, du pain beaucoup meilleur que celui des Boulangers privilégiés, à un tiers meilleur marché, parceque celui qui savoit, qui vouloit, qui pouvoit le fournir, n’étoit pas admissible suivant les Statuts ; et parceque le bien public qu’il vouloit opérer n’étoit pas conforme aux Réglements et aux usages.
  3. Feu Monsieur de Gournay.