Préfaces et Manifestes littéraires/Gavarni

G. Charpentier (p. 251-255).

GAVARNI

L’HOMME ET L’ŒUVRE

PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION[1]


Nous avons aimé, admiré Gavarni.

Nous avons beaucoup vécu avec lui. Pendant de longues années, nous avons été presque la seule intimité du misanthrope. Il éprouvait pour le plus jeune de nous deux une sorte d’affection paternelle ; et la solitude du Point-du-Jour s’ouvrait à notre visite avec cet aimable mot d’accueil : « Mes enfants, vous êtes la joie de ma ma ison ! »

Ce sont, dans leur vagabondage libre et leur franche expansion, les causeries, les confidences de cette intimité que nous donnons ici. Ce sont des journées entières passées ensemble, des soirées où nous nous attardions, oublieux de l’heure et de la dernière gondole de Versailles ; ce sont les lentes et successives retrouvailles d’un passé, revenant à Gavarni au coin de son feu, ou au détour d’une allée de son jardin, — une biographie, pour ainsi dire parlée, — où la parole du causeur, de l’homme qui se raconte, est notée avec la fidélité d’un sténographe.

Le fils de Gavarni, Pierre Gavarni, que nous ne saurions trop remercier, a complété notre travail sur la vie de son père, par la communication entière de ses papiers. Il nous a confié ses fragments de mémoires, ses carnets, ses notules, ses récits de voyages, ses cahiers de mathématique, au parchemin graissé et noirci par une compulsation continue, et où la littérature écrite à rebours se mêle aux X, enfin les feuilles volantes qui livrent des épisodes de son existence.

Gavarni, en effet, fut toujours très écrivassier de ses impressions, de ses sensations, de ses aventures psychologiques, et, sauf les dernières années de sa vieillesse, où le philosophe ne formule plus sur ses journaux que des pensées, — toute sa vie, il l’a écrite.

Nous trouvons, jeté sur un morceau de papier, avec le désordre d’une note :

Il me manque le premier volume de ma vie d’enfant… J’ai presque tout le reste en portefeuille… J’aimerais qu’on écrivît sans esprit. On ne s’écrit pas, on s’imprime.[2]

Le soir où il écrivait cela, Gavarni avait près de lui une maîtresse d’ancienne date ; et, pour se tenir compagnie, il avait tiré d’un tiroir secret un petit livre rouge, à coins usés, usés,

Le volume laissé sur la table de nuit, il se faisait par avance une joie, sa maîtresse couchée et endormie, de se plonger dans le petit livre rouge avec recueillement, solennité, religion. [3]

Il y avait déjà quelque temps qu’il entendait, sans y prendre garde, crier du papier derrière lui, quand il se retourna.

Elle en avait fait des papillotes… Et c’étaient deux années de la vie de Gavarni.

. . . . . . . . . . . . . .

Donc il y a des années dans la vie de Gavarni dont les femmes ont fait des papillotes, il y a encore des années égarées et perdues ; mais, malgré ces petits malheurs, nul artiste jusqu’ici, croyons-nous, n’a laissé sur lui-même autant de documents que Gavarni.

Et avec l’inconnu et l’inédit de ces documents authentiques et sincères, nous essayons aujourd’hui, dans ce livre, de faire connaître à la France son grand peintre de mœurs.


EDMOND ET JULES DE GONCOURT.



Auteuil, janvier 1870.

  1. HENRI PLON, imprimeur-éditeur, 1873, 1 vol. in-8.
  2. Dans cette édition, tout cet inédit, pour mieux le faire sentir et apprécier par le lecteur, nous le donnons en italique.
  3. Dans cette édition, tout cet inédit, pour mieux le faire sentir et apprécier par le lecteur, nous le donnons en italique.