Préface (Poésies de Chaulieu)

Préface (Poésies de Chaulieu)
Œuvres de ChaulieuPissotTome 1 (p. 1-12).

ŒUVRES DE CHAULIEU.


Mettre une Préface en forme à la tête de ses Ouvrages, sent un peu trop l’Auteur & le Poëte de profession. Ce sont des qualités dont un homme du monde doit faire peu de cas, & dont tous mes amis savent que j’ai tiré trop peu de vanité, pour que je veuille ici suivre cet exemple, & me servir de cette méthode. Les talens sont des présens gratuits de la Nature, dont nous ne nous devons savoir aucun gré : ce sont des especes de faveurs dont un honnête homme ne doit ni se glorifier, ni se vanter non plus que des faveurs de sa maîtresse, quelque plaisir secret qu’il sente à les recevoir. La répugnance que tous ceux avec qui j’ai vécu, savent que j’ai eu à donner ou à dire de mes vers, & la retenue que j’ai toujours eu à ne les pas rendre publics, me serviront d’excuse.

J’ai cru seulement devoir compte, & n’ai songé qu’à le rendre ici aux honnêtes gens qui auront assez de temps à perdre pour s’amuser à lire mes folies, ou assez d’indulgence & de gaieté pour s’en divertir. Je n’ai pas voulu qu’ils pussent être choqués d’un manquement apparent de bienséance dont j’ai toujours été esclave, ou qu’ils soupçonnassent de libertinage, des choses que la chaleur d’une imagination trop vive m’a dictées, & que je n’ai jamais pensées. Ce que j’ai fait ne s’appelle point des Ouvrages, il m’en a trop peu coûté pour cela : c’est un amas confus des sentimens de mon cœur, quand les différentes passions les ont fait naître, ou des caprices de mon imagination, quand elle s’allumoit par mon enjouement naturel, l’occasion, la gaieté de la table, la galanterie, & plus que tout cela, par l’envie de plaire à des Princes, à tant d’illustres amis que j’ai eus, plus distingués par leur agrément & par leur esprit que par leur naissance & leur dignité, & tous ensemble aussi libertins que moi. L’applaudissement de tant de gens d’esprit, & le malheureux amour-propre, dont il est impossible de se défendre, qui rehausse le prix de ce que nous possédons, me persuada alors que je pouvois tenter tout ce que l’étendue d’une imagination brillante & féconde pouvoit mettre au jour : cette pensée me flatta. Je crus posséder quelque partie de ce trésor inestimable : séduit par ces erreurs plutôt que guidé par la raison, je voulus faire quelque chose de singulier ; je m’abandonnai tout entier à mon génie. Je pensai que l’imagination portée à un certain degré, pouvoit égayer ce qu’il y a de plus triste, conserver les ornemens de la Poésie parmi ce qu’il y a de plus sérieux, & jetter des fleurs sur ce qu’il y a de plus sec & de plus aride.

C’est dans cette idée que j’ai composé les Trois façons de penser sur la Mort, Il faut plaire aux esprits bienfaits, disoit Monsieur Pascal ; c’est à eux que je m’adresse ici, & je les conjure de ne me pas condamner sur les apparences, & de n’aller pas prendre pour mes Opinions, ce qui n’étoit en effet que des Essais de Poésie.

J’ai fait la première façon de penser sur la Mort dans les principes du Christianisme & de toute l’étendue de la miséricorde de Dieu, seul asyle des pécheurs comme nous ; & je l’ai faite sans être par malheur dévot. J’ai fait la féconde dans les principes du pur Déïsme, sans être Socinien ; la troisième dans les principes d’Épicure, sans être impie ni athée. C’est ainsi que j’ai chanté les Amours & le Vin, toujours voluptueux & jamais débauché. Ferme dans les principes de ma Religion, je n’ai point prétendu dogmatiser le libertinage ; j’ai cherché seulement à faire voir jusqu’où l’abondance de la rime, la fécondité de l’imagination & la facilité du génie pouvoient aller.

Voilà le seul Chapitre sur lequel je demanderai quelque grâce au Lecteur ; j’abandonne tout le reste à la censure, & à la critique de tous ceux qui voudront prendre la peine de la faire. Je n’ai jamais prétendu tirer des louanges de mes vers ; il seroit injuste de me blâmer, s’ils ne sont pas meilleurs : personne au moins, tels qu’ils sont, ne dira qu’ils ne sont pas tout-à-fait à moi. Je n’en ai trouvé le modèle dans aucun de nos Poëtes anciens ni modernes. Je les ai lus tous depuis Villon jusqu’à la Motte exclusivement, & ma mémoire est ornée de tout ce qu’ils ont fait de beau ; c’est sur cela que, sans toutefois les imiter ni les suivre, je me fis un genre de poésie ; qui du moins eut la grâce de la nouveauté & de la singularité, s’il n’en avoit d’autres. Plein de reconnoissance pour tant d’illustres Auteurs, je veux bien convenir que je leur dois tout, sans leur avoir toutefois rien pris, & j’ai le plaisir d’être riche de leur bien, sans les avoir pillés. Eux seuls ont achevé ou réglé le génie que je ne dois qu’à la seule Nature. C’est dans ce nombre infini de vers que je fais que j’ai puisé cette quantité de rimes, que l’abondance rend si naturelle sans le secours des épithètes, secours froid & infortuné de ceux qui ne sont point nés Poëtes, & qui croyant s’élever au langage des Dieux, ne sont tout au plus que des faiseurs de bouts-rimés. J’atteste cette vérité exacte dont j’ai toujours fait profession, que jamais Dictionnaire de rimes n’est entré chez moi, & que je n’ai appris dans aucun livre les règles de la Poésie.

Chapelle, à qui je dois ces premiers élémens, ce Maître qui me fait tant d’honneur, & à qui je crains d’en faire si peu, ce Dieu de l’imagination, livré tout entier à son seul enthousiasme, tenta le premier les rimes redoublées. Il ne les poussa pas aussi loin quelles peuvent aller ; j’en ai cru entrevoir ou deviner la cause. Quelqu’élégant que soit son badinage, il ne l’a pas assez orné, assez soutenu de traits de morale, de maximes de philosophie, de grands principes ou de réflexions, & par-là n’a pu donner assez d’étendue, ni soutenir assez long-temps un badinage qui a quelque chose de trop frivole, s’il n’est enrichi ou rehaussé par ces grands traits. Pour ne pas tomber dans le même inconvénient, j’ai cherché, à l’exemple d’Horace, que je trouve en cela merveilleux, à mêler les réflexions les plus sérieuses sur la brièveté & sur le néant de la vie, sur les miseres de la condition humaine, & sur la fatale nécessité de mourir, aux peintures & aux idées agréables de la molle volupté d’Épicure, & à cette jouissance du présent que j’ai célébré comme le seul bien dont la Providence nous laisse maîtres ici-bas. Mais si Chapelle, comme les autres Inventeurs des Arts, qui ne les perfectionnent jamais, n’a pas tiré des rimes redoublées tout ce qu’il pouvoit, nous lui avons au moins l’obligation d’avoir inventé un genre de vers qui corrige le plus grand défaut de notre Poésie, en ôtant l’uniformité & la monotonie des deux rimes masculines & féminines de nos vers alexandrins, que les Étrangers nous reprochent avec tant de raison, & qui véritablement rebutent, ou du moins fatiguent l’oreille. Ce n’est pas assez que les rimes redoublées corrigent ce défaut, elles seules donnent a ix vers libres & irréguliers le nombre & l’harmonie, en quoi je suis convaincu que consiste le principal agrément de la versification. Quoique pénétré déjà de la vérité de cette opinion, j’y ai été confirmé par un excellent livre latin, écrit par un Anglois, de Rhythmo & Mensutâ : il établit pour principe que la Poésie est une espece de musique. Il est aisé de conclure de-là que le nombre & les sons harmonieux en doivent faire la perfection.

Mais quoi que lui & moi pensions là-dessus, on ne peut donner de regle pour y parvenir, & nous n’avons de juge souverain en cela que la délicatesse de l’oreille, présent rare & précieux que nous devons à la seule Nature, quand elle veut bien être prodigue envers ceux en qui elle joint ce talent à la vivacité d’une imagination féconde & juste. Je ne prétends ni soutenir mon opinion par des argumens, ni la prouver par des raisons ; ainsi je ne parle point à ceux à qui le sentiment ne le persuadera pas, & je ne m’adresse point à ceux à qui la délicatesse de l’oreille ne fera point sentir la différence du nombre & de l’harmonie des vers de Virgile & de Tibulle d’avec ceux de Lucrèce & d’Ovide, ou dans notre langue, des belles strophes de Malherbe, d’avec celles de tous nos Faiseurs d’Odes : j’avoue ingénument que pénétré de ce sentiment, il n’est point de soins que je n’aie pris, il n’est point d’études que je ne me sois faites, pour n’employer que des mots justes & choisis, qui font la délicatesse de l’expression : mais j’ai voulu encore qu’ils fussent sonores, & j’ai tout sacrifié pour tâcher à mettre du nombre & de l’harmonie dans mes vers ; j’ai évité non-seulement des mots durs qui se heurtassent désagréablement les uns contre les autres, mais encore la collision, ou le choc des syllabes, & même des voyelles & des consonnes, dont la rencontre produisoit un son désagréable : j’ai porté la délicatesse & le scrupule jusqu’à ne pouvoir souffrir que le commencement d’un vers heurtât[1] désagréablement la fin de celui qui le précédoit ; voilà la seule peine & le seul travail que m’ont coûté mes vers : je ne pensois que trop ; & mon imagination eut toujours plus de besoin de frein que d’aiguillon.

Il ne me reste qu’un mot à dire des licences que je me suis données quelquefois dans les rimes ; c’est l’effet d’une autre opinion dont je suis également convaincu, que c’est le seul son & non l’arrangement des lettres qui fait la rime que l’on en doit sacrifier la richesse à la beauté de la pensée, & au tour heureux de l’expression. Mais il faut bien observer au moins que le son soit également uniforme ; ainsi je ne ferois pas rimer occasion & raison, le son de l’une étant ion & non pas on ; mais je ne ferai jamais de scrupule de rimer valeur, malheur, avec honneur & faveur, le même son frappant l’oreille, quoique la consonne qui le précède soit différente. Il est impossible que la recherche, & le trop d’exactitude dans la rime, n’ôtent un air facile & naturel à la Poésie, qui en fait la grande beauté.

En voilà trop pour un homme qui ne doit, ni ne veut faire de Préface : quoi qu’il en soit, dans tout ce que j’ai fait, je n’ai cherché qu’à divertir mes amis, ou à plaire à mes amies ; on me doit au moins savoir gré de l’intention ; & comme dit La Fontaine :

Si de leur agréer je n’emporte le prix,
J’aurai du moins l’honneur de l’avoir entrepris.

  1. Les mots désagréablement & désagréable reviennent trois fois en sept lignes ; mais nous donnons Chaulieu.