Précis du siècle de Louis XV/Chapitre 40

Précis du siècle de Louis XV
Précis du siècle de Louis XVGarnierŒuvres complètes de Voltaire. Tome XV (p. 406-417).
Chap. XLI  ►


CHAPITRE XL[1].

DE LA CORSE.


Ces petits démêlés avec la cour de Rome ne coûtaient que de l’encre et du papier ; mais il fallut de l’or et du sang pour soumettre l’île de Corse au pouvoir du roi de France.

Il est à propos de donner quelque idée de cette île. Il faut bien que le terrain n’en soit pas aussi ingrat, ni la possession aussi inutile qu’on le disait, puisque tous ses voisins en ont toujours recherché la domination.

Les Carthaginois s’en étaient emparés avant leurs guerres contre les Romains. Cornélius Scipion en fit la conquête dès la première guerre punique ; les Romains en demeurèrent longtemps les maîtres ; ils y bâtirent plusieurs villes. Les Goths l’enlevèrent aux Romains. Les Arabes la conquirent ensuite sur les Goths.

Quelques seigneurs de la nouvelle Rome en chassèrent les Sarrasins du temps du pape Pascal II. Les papes commencèrent dès lors à prétendre qu’il n’appartenait qu’à eux de donner des royaumes en qualité de vicaires de Jésus-Christ, dont le royaume n’était pourtant pas de ce monde. On croit communément que Grégoire VII fut le premier qui établit la chimère d’une monarchie sainte et universelle. On ne songe pas qu’Éginhard lui-même, le secrétaire de Charlemagne, dit que le pape Étienne déposa le roi des Francs Chilpéric, et donna le royaume des Francs au maire du palais Pépin, père de Charlemagne. Pascal II donna la Corse à un de ces conquérants, nommé Bianco, et s’en réserva l’hommage. L’île resta peuplée d’anciens Carthaginois, d’Arabes, et de naturels du pays. Les Pisans et les Génois s’en disputèrent ensuite la possession. Le pape Urbain II la donna aux Pisans par une bulle dont l’original est encore, dit-on, à Florence. Les Génois, malgré la bulle, s’établirent dans une partie de l’île au XIIe siècle.

Un Alfonse, roi d’Aragon, en chassa pendant quelque temps les Génois, qui l’en chassèrent à leur tour en 1354. Les Corses alors se firent de leur plein gré sujets de Gênes, parce qu’ils étaient très-pauvres, et qu’elle était très-riche.

Dans le cours de toutes ces révolutions, les villes bâties par les anciens Romains tombèrent en ruine, et les peuples furent plongés dans la barbarie et dans la misère. C’est le portrait de presque toutes les nations chrétiennes depuis l’invasion des barbares, excepté Constantinople, et des villes d’Italie, comme Rome, Venise, Florence, Milan, et très-peu d’autres, qui conservèrent la police et les arts bannis partout ailleurs.

C’était plutôt aux Corses à conquérir Pise et Gênes qu’à Gênes et à Pise de subjuguer les Corsos, car ces insulaires étaient plus robustes et plus braves que leurs dominateurs ; ils n’avaient rien à perdre ; une république de guerriers pauvres et féroces devait vaincre aisément des marchands de Ligurie, par la même raison que les Huns, les Goths, les Hérules, les Vandales, qui n’avaient que du fer, avaient subjugué les nations qui possédaient l’or. Mais les Corses, ayant toujours été désunis et sans discipline, partagés en factions mortellement ennemies, furent toujours subjugués par leur faute.

Ce fut une triste condition pour les habitants d’un pays qui porte le titre de royaume d’être sujets d’une république qui ne savait pas elle-même si elle était libre : car non-seulement le protocole de l’empire a toujours regardé Gênes comme sa sujette ; mais, lorsque Gênes se donna au roi de France Charles VI ; lorsque, ayant massacré les Français, elle se donna, en 1409, à un simple marquis de Montferrat, et ensuite à un duc de Milan ; lorsqu’elle se soumit à Charles VII et à Charles VIII ; lorsqu’elle fut au nombre des sujets de Louis XII, et même de sujets punis pour leur désobéissance, il se trouvait que les Corses étaient sujets de sujets non moins humiliés qu’eux-mêmes : ce qui est, après la condition d’esclave, la plus humiliante qu’on puisse imaginer.

Lorsque les Génois furent véritablement libres, en 1553[2], grâce à la mauvaise conduite de François Ier et au généreux courage de François Doria, l’homme qui, dans l’Europe moderne, a le plus illustré le nom de citoyen, alors les Corses furent plus esclaves que jamais ; le poids de leurs chaînes étant devenu insupportable, leur malheur ranima leur courage. La famille d’Ornano, qui depuis se réfugia et brilla en France, voulut faire en Corse ce que les Doria avaient fait à Gênes, rendre la liberté à leur patrie, et cette famille d’Ornano était digne d’un si noble projet ; elle n’y réussit pas : le plus grand courage et les meilleures mesures ont besoin de la fortune. Le roi de France Henri II, qui secourait déjà les Corses[3], pour les subjuguer peut-être, fut tué dans un tournoi.

Les d’Ornano, n’ayant plus l’appui dangereux de la cour de France, en implorèrent un plus dangereux encore, celui des Ottomans. Mais la Porte dédaigna de se mêler des querelles de deux petits peuples qui se disputaient des rochers sur les côtes d’Italie. Les Corses restèrent asservis aux Génois ; plus ces insulaires avaient voulu secouer leur joug, plus Gênes l’appesantit.

Les Corses furent longtemps gouvernés par une loi qui ressemblait à la loi veimique ou vestphalienne de Charlemagne, loi par laquelle le commissaire délégué dans l’île condamnait à mort ou aux galères, sur une information secrète, sans interroger l’accusé, sans mettre la moindre formalité dans son jugement. La sentence était conçue en ces tenues dans un registre secret : « Étant informé en ma conscience que tels et tels sont coupables, je les condamne à mort. » Il n’y avait pas plus de formalité dans l’exécution que dans la sentence, il est inconcevable que Charlemagne ait imaginé une telle procédure qui a duré cinq cents ans en Vestphalie, et qui ensuite a été imitée chez les Corses. Ces insulaires s’assassinaient continuellement les uns les autres, et leur juge faisait ensuite assassiner les survivants sur l’information de sa conscience : c’est des deux côtés le dernier degré de la barbarie. Les Corses avaient besoin d’être policés, et on les écrasait ; il fallait les adoucir, et on les rendait encore plus farouches. Une haine atroce et indestructible s’invétéra entre eux et leurs maîtres, et fut une seconde nature. Il y eut douze soulèvements que les Corses appelèrent efforts de liberté, et les Génois crimes de haute trahison. Depuis l’année 1725 ce ne furent que séditions, châtiments, soulèvements, déprédations, meurtres de citoyens corses assassinés par leurs concitoyens. Croirait-on bien que, dans une requête envoyée au roi de France par les chefs corses en 1738[4], il est dit qu’il y eut vingt-six mille assassinats sous le gouvernement des seize derniers commissaires génois, et dix-sept cents depuis deux années ? Les plaignants ajoutaient que les commissaires de Gênes connivaient à ces crimes pour ramasser plus de confiscations et d’amendes. L’accusation semblait exagérée, mais il en résultait que le gouvernement était mauvais, et les peuples plus mauvais encore. La Corse coûtait au sénat de Gênes beaucoup plus de trésors et d’embarras qu’elle ne valait ; il pouvait dire des Corses ce que Louis XI dit de Gênes quand elle voulut se donner à lui : il la donna au diable.

Dès l’année 1729, la guerre était ouverte comme entre deux nations rivales et irréconciliables. Gênes implora le secours de Charles VI, en qualité de seigneur suzerain qui doit protéger ses vassaux : à cette raison elle joignit de l’argent, et l’empereur envoya des troupes. Un prince de la maison de Virtemberg, brave guerrier et homme généreux, fit mettre les armes bas aux Corses ; il ménagea un accommodement entre eux et les Génois en 1732 ; mais ce ne fut qu’une trêve bientôt rompue par l’animosité des deux partis.

Les Corses commençaient à avoir des chefs très-intelligents, tels qu’il s’en forme toujours dans les guerres civiles, un Giafferi, un Hyacinthe Paoli, un Rivalora, et surtout un chanoine nommé Orticone, qui eut quelque temps la principale influence ; mais ces chefs ne pouvaient encore changer en un gouvernement régulier l’anarchie tumultueuse qui désolait et dépeuplait cette île.

Les Corses, chez qui l’assassinat était alors plus commun qu’il ne l’avait été au XVe siècle dans le continent de l’Italie, étaient aussi dévots que les autres Italiens, et plusieurs prêtres parmi eux assassinaient en disant leur chapelet. Les chefs convoquèrent, en 1735, une assemblée générale, dans laquelle on donna la Corse à la vierge Marie[5], qui ne parut pas accepter cette couronne. On brûla les lois génoises, et on décerna peine de mort contre quiconque proposerait de traiter avec Gênes. Hyacinthe Paoli et Giafferi furent déclarés généraux.

À peine les Corses se furent-ils mis en république sous les ordres de la Vierge, qu’un aventurier de la basse Allemagne vint se faire roi de Corse sans la consulter : c’était un pauvre baron de Vestphalie, nommé Théodore de Neuhoff, frère d’une dame établie en France à la cour de la duchesse d’Orléans. Cet homme, ayant voyagé en Espagne et ayant eu quelque intelligence avec un envoyé de Tunis, passa lui-même en Afrique, persuada le bey qu’il pourrait lui soumettre la Corse si le bey voulait lui donner seulement un vaisseau de dix canons, quatre mille fusils, mille sequins, et quelques provisions. La régence de Tunis fut assez simple pour les donner. Il arriva à Livourne sur un bâtiment qui portait un faux pavillon anglais, vendit le vaisseau, et écrivit aux chefs des Corses que, si on voulait le choisir lui-même pour roi, il promettait de chasser les Génois de l’île avec le secours des principales puissances de l’Europe, dont il était sûr.

Il faut qu’il y ait des temps où la tête tourne à la plupart des hommes. Sa proposition fut acceptée[6]. Le baron Théodore aborda, le 15 mars 1736, au port d’Aléria, vêtu à la turque, et coiffé d’un turban. Il début par dire qu’il arrivait avec des trésors immenses, et pour preuve il répandit parmi le peuple une cinquantaine de sequins en monnaie de billon. Ses fusils, sa poudre, qu’il distribua, furent les preuves de sa puissance. Il donna des souliers de bon cuir, magnificence ignorée en Corse. Il aposta des courriers qui venaient de Livourne sur des barques, et qui lui apportaient de prétendus paquets des puissances d’Europe et d’Afrique. On le prit pour un des plus grands princes de la terre : il fut élu roi : on frappa quelques monnaies de cuivre à son coin ; il eut une cour et des secrétaires d’État. Ce qui accrut principalement sa réputation et son pouvoir, c’est que le sénat génois mit sa tête à prix. Mais au bout de huit mois, les principaux Corses ayant reconnu le personnage, et le peu d’argent qu’il avait étant épuisé, il partit pour aller, disait-il, chercher les plus puissants secours.

Réfugié dans Amsterdam, un de ses créanciers le fit mettre en prison. Cette disgrâce ne le rebuta point ; il fit de nouvelles dupes du fond de sa prison même. Il ressemblait en cela à un marquis Dammi[7] de Conventiglio, qui, dans le même temps, parcourait toutes les cours, faisant de l’or pour les princes et les seigneurs qui en avaient besoin, et se faisait mettre en prison dans toutes les capitales de l’Europe.

Cependant les Génois sollicitèrent, en 1737, les bons offices de la France. Le cardinal de Fleury, qui avait pacifié les troubles de Genève, voulut aussi être l’arbitre de la paix entre Gênes et la Corse. Il fit partir le comte de Boissieux, neveu du maréchal de Villars, avec quelques troupes et des articles de pacification. Ce fut alors que les mécontents envoyèrent au roi cette supplique dont on a déjà parlé[8], dans laquelle ils se plaignaient de dix-sept cents assassinats commis en deux ans dans leur île : ce qui n’était pas une apologie de leur parti. Cette requête était d’ailleurs recommandable par une éloquence agreste qui l’emporte sur l’art oratoire, et par des sentiments de liberté si peu connus dans les cours : « Si vos ordres souverains, disaient-ils, nous obligent de nous soumettre à Gênes, allons, buvons à la santé du roi très-chrétien ce calice amer, et mourons. »

On dressa à Versailles, au nom de l’empereur et du roi, un plan qui fut signé du ministre du roi et du prince de Lichtenstein, ambassadeur de l’empereur. Les conventions en paraissaient équitables. On abolissait surtout ce droit que les commissaires de la république génoise s’étaient arrogé de condamner à la potence ou aux galères sur le simple témoignage de leur conscience ; mais on désarmait, par un article, tous les habitants de la Corse. Ils ne voulurent point du tout être désarmés, et résolurent de mourir plutôt que de boire à la santé du roi très-chrétien.

Le roi Théodore leur promettait toujours, de sa prison d’Amsterdam, qu’il viendrait les délivrer bientôt du joug de Gênes et de l’arbitrage de la France. En effet il trouva le secret de tromper des Juifs et des négociants étrangers établis dans Amsterdam, comme il avait trompé Tunis et la Corse ; il les engagea non-seulement à payer ses dettes, mais à charger un vaisseau d’armes, de poudre, de munitions de guerre et de bouche, avec beaucoup de marchandises, leur persuadant qu’ils feraient seuls tout le commerce de la Corse, et leur faisant envisager des profits immenses. L’intérêt leur ôtait la raison, mais Théodore n’était pas moins fou qu’eux : il s’imaginait qu’en débarquant en Corse des armes, et paraissant avec quelque argent, toute l’île se rangerait incontinent sous ses drapeaux, malgré les Français et les Génois. Il ne put aborder : il se sauva à Livourne, et ses créanciers de Hollande furent ruinés.

Il se réfugia bientôt en Angleterre ; il fut mis en prison pour ses dettes à Londres, comme il l’avait été à Amsterdam. Il y resta jusqu’au commencement de l’année 1756. M. Walpole eut la générosité de faire pour lui une souscription moyennant laquelle il apaisa les créanciers, et délivra de prison ce prétendu monarque, qui mourut très-misérable le 2 décembre de la même année. On grava sur son tombeau que « la fortune lui avait donné un royaume et refusé du pain ».

Dans le temps que ce Théodore avait fait sa seconde tentative pour régner sur les Corses, et qu’il avait essayé en vain d’aborder dans l’île, les insulaires firent bien voir qu’ils n’avaient pas besoin de lui pour se défendre. Ils avaient promis à Boissieux de lui apporter leurs armes ; ils les apportèrent en effet le 12 décembre 1738, mais ce fut pour surprendre un poste de quatre cents Français qui ne put résister. Boissieux vint à leur secours : il fut repoussé et reconduit à coups de fusil jusque dans Bastia. Les Corses appelèrent cette journée les Vêpres corsiques, quoique ce ne fût qu’une pâle imitation des vêpres siciliennes.

Quelque temps après partit une flotte chargée de nouveaux bataillons, que le cardinal de Fleury envoyait pour pacifier la Corse par la voie des armes. La flotte fut dispersée par une horrible tempête : deux vaisseaux furent brisés sur la côte ; quatre cents soldats, avec leurs officiers échappés au naufrage, tombèrent entre les mains de ceux qu’ils venaient assujettir, et furent dépouillés tout nus. Le chagrin que ressentit Boissieux de tant de disgrâces hâta sa mort, dont sa faible complexion le menaçait depuis longtemps. On n’a guère fait d’expédition plus malheureuse.

Enfin on tit partir le marquis de Maillebois, officier d’une grande réputation, et qui fut bientôt après maréchal de France. Celui-ci, accoutumé aux expéditions promptes, dompta les Corses en trois semaines dans l’année 1739.

Déjà l’on commençait à mettre dans l’île une police qu’on n’y avait point encore vue, lorsque la fatale guerre de 1741 désola la moitié de l’Europe. Le cardinal de Fleury, qui l’entreprit malgré lui, et dont le caractère était de croire soutenir de grandes choses par de petits moyens, mit de l’économie dans cette guerre importante. Il retira toutes les troupes qui étaient en Corse. Gênes, loin de pouvoir subjuguer l’île, fut elle-même accablée par les Autrichiens, réduite à une espèce d’esclavage, et plus malheureuse que la Corse parce qu’elle tombait de plus haut.

Tandis que l’Europe était désolée pour la succession des États de la maison d’Autriche, et pour tant d’intérêts divers qui se mêlèrent à l’intérêt principal, les Corses s’affermirent dans l’amour de la liberté, et dans la haine pour leurs anciens maîtres. Gênes possédait toujours Bastia, la capitale de l’île, et quelques autres places ; les Corses avaient tout le reste : ils jouirent de leur liberté ou plutôt de leur licence, sous le commandement de Giafferi, élu par eux général, homme célèbre par une valeur intrépide, et même par des vertus de citoyen. Il fut assassiné en 1753. On ne manqua pas d’en accuser le sénat de Gênes, qui n’avait peut-être nulle part à ce meurtre[9]

La discorde alors divisait tous les Corses. Les inimitiés entre les familles se terminaient toujours par des assassinats ; mais on se réunissait contre les Génois, et les haines particulières cédaient à la haine générale. Les Corses avaient plus que jamais besoin d’un chef qui sût diriger leur fureur, et la faire servir au bien public.

Le vieux Hyacinthe Paoli, qui les avait commandés autrefois, et qui était alors retiré à Naples, leur envoya son fils Pascal Paoli en 1755. Dès qu’il parut, il fut reconnu pour commandant général de toute l’île, quoiqu’il n’eût que vingt-neuf ans. Il ne prétendit pas le titre de roi comme Théodore, mais il le fut en effet à plusieurs égards, en se mettant à la tête d’un gouvernement démocratique.

Quelque chose qu’on ait dit de lui, il n’est pas possible que ce chef n’eût de grandes qualités. Établir un gouvernement régulier chez un peuple qui n’en voulait point, réunir sous les mêmes lois des hommes divisés et indisciplinés, former à la fois des troupes réglées, et instituer une espèce d’université qui pouvait adoucir les mœurs, établir des tribunaux de justice, mettre un frein à la fureur des assassinats et des meurtres, policer la barbarie, se faire aimer en se faisant obéir, tout cela n’était pas assurément d’un homme ordinaire. Il ne put en faire assez, ni pour rendre la Corse libre, ni pour y régner pleinement ; mais il en fit assez pour acquérir de la gloire.

Deux puissances très-différentes l’une de l’autre entrèrent dans les démêlés de Gênes et de la Corse. L’une était la cour de Rome, et l’autre celle de France. Les papes avaient prétendu autrefois la souveraineté de l’île, et on ne l’oubliait pas à Rome. Les évêques corses ayant pris le parti du sénat génois, et trois de ces évêques ayant quitté leur patrie, le pape y envoya un visiteur général qui alarma beaucoup le sénat de Gênes. Quelques sénateurs craignirent que Rome ne profitât de ces troubles pour faire revivre ses anciennes prétentions sur un pays que Gênes ne pouvait plus conserver ; cette crainte était aussi vaine que les efforts des Génois pour subjuguer les Corses. Le pape qui envoyait ce visiteur était ce même Rezzonico, qui depuis éclata si indiscrètement contre le duc de Parme : ce n’était pas un homme à conquérir des royaumes ; le sénat de Gênes ordonna qu’on empêchât le visiteur d’aborder en Corse. Il n’y arriva pas moins au printemps de 1760, Le général Paoli le harangua pour s’en faire un protecteur : il fit brûler, sous la potence, le décret du sénat ; mais il resta toujours le maître. Le visiteur ne put que donner des bénédictions, et faire des règlements ecclésiastiques pour des prêtres qui n’en avaient que le nom, et qui allaient quelquefois, au sortir de la messe, assassiner leurs camarades. Le ministère de France, plus agissant et plus puissant que celui de Rome, fut prié d’assister encore Gênes de ses bons offices. Enfin la cour de France envoya sept bataillons en Corse dans l’année 1764, mais non pas pour agir hostilement. Ces troupes n’étaient chargées que de garder les places dont les Génois étaient encore en possession. Elles vinrent comme médiatrices. Il fut dit qu’elles y resteraient quatre ans, et en partie aux dépens du sénat pour quelques fournitures.

Le sénat espérait que, la France s’étant chargée de garder ses places, il pourrait avec ses propres troupes suffire à regagner le reste de l’île ; il se trompa : Paoli avait discipliné des soldats en redoublant dans le peuple l’amour de la liberté. Il avait un frère qui passait pour un brave, et qui battit souvent les mercenaires de Gênes. Cette république perdit pendant quatre ans ses troupes et son argent, tant que Paoli augmentait chaque jour ses forces et sa réputation. L’Europe le regardait comme le législateur et le vengeur de sa patrie.

Les quatre années du séjour des Français en Corse étant expirées, le sénat de Gênes connut enfin qu’il se consumait vainement dans une entreprise ruineuse, et qu’il lui était impossible de subjuguer les Corses.

Alors il céda tous ses droits sur la Corse à la couronne de France ; le traité fut signé, au mois de juillet 1768, à Compiègne. Par ce traité, le royaume de Corse n’était pas absolument donné au roi de France, mais il était censé lui appartenir, avec la faculté réservée à la république de rentrer dans cette souveraineté en remboursant au roi les frais immenses qu’il avait faits en faveur de la république. C’était en effet céder à jamais la Corse, car il n’était pas probable que les Génois fussent en état de racheter ce royaume ; et il était encore moins probable que, l’ayant racheté, ils pussent le conserver contre toute une nation qui avait fait serment de mourir plutôt que de vivre sous le joug de Gênes.

Ainsi donc, en cédant la vaine et fatale souveraineté d’un pays qui lui était à charge, Gênes faisait en effet un bon marché, et le roi de France en faisait un meilleur puisqu’il était assez puissant pour se faire obéir dans la Corse, pour la policer, pour la peupler, pour l’enrichir, en y faisant fleurir l’agriculture et le commerce. De plus, il pouvait venir un temps où la possession de la Corse serait un grand avantage dans les intérêts qu’on aurait à démêler en Italie.

Il restait à savoir si les hommes ont le droit de vendre d’autres hommes ; mais c’est une question qu’on n’examinera jamais dans aucun traité.

On commença par négocier avec le général Paoli. Il avait à faire au ministre de la politique et de la guerre[10] ; il savait que le cœur de ce ministre était au-dessus de sa naissance, que c’était l’homme le plus généreux de l’Europe, qu’il se conduisait avec une noblesse héroïque dans tous ses intérêts particuliers, et qu’il agirait avec la même grandeur d’âme dans les intérêts du roi son maître. Paoli pouvait s’attendre à des honneurs et à des récompenses, mais il était chargé du dépôt de la liberté de sa patrie. Il avait devant les yeux le jugement des nations : quel que fût son dessein, il ne voulait pas vendre la sienne ; et quand il l’aurait voulu, il ne l’aurait pas pu. Les Corses étaient saisis d’un trop violent enthousiasme pour la liberté, et lui-même avait redoublé en eux cette passion si naturelle, devenue à la fois un devoir sacré et une espèce de fureur. S’il avait tenté seulement de la modérer, il aurait risqué sa vie et sa gloire.

Cette gloire n’était pas chez lui celle de combattre : il était plus législateur que guerrier ; son courage était dans l’esprit ; il dirigeait toutes les opérations militaires. Enfin il eut l’honneur de résister à un roi de France près d’une année. Aucune puissance étrangère ne le secourut. Quelques Anglais seulement, amoureux de cette liberté dont il était le défenseur et dont il allait être la victime, lui envoyèrent de l’argent et des armes : car les Corses étaient mal armés ; ils n’avaient point de fusils à baïonnette ; même quand on leur en fit tenir de Londres, la plupart des Corses ne purent s’en servir ; ils préférèrent leurs mousquetons ordinaires et leurs couteaux ; leur arme principale était leur courage. Ce courage fut si grand que dans un des combats, vers une rivière nommée le Golo, ils se firent un rempart de leurs morts pour avoir le temps de charger derrière eux avant de faire une retraite nécessaire ; leurs blessés se mêlèrent parmi les morts pour raffermir le rempart. On trouve partout de la valeur, mais on ne voit de telles actions que chez des peuples libres. Malgré tant de valeur ils furent vaincus. Le comte de Vaux, secondé du marquis de Marbœuf, soumit l’île en moins de temps que le maréchal de Maillebois ne l’avait domptée[11].

Le duc de Choiseul, qui dirigea toute cette entreprise, eut la gloire de donner au roi son maître une province qui peut aisément, si elle est bien cultivée, nourrir deux cent mille hommes, fournir de braves soldats, et faire un jour un commerce utile.

On peut observer que si la France s’accrut, sous Louis XIV, de l’Alsace, de la Franche-Comté, et d’une partie de la Flandre, elle fut augmentée, sous Louis XV, de la Lorraine et de la Corse[12].

Ce qui n’est pas moins digne de remarque, c’est que, par les soins du même ministre, les possessions de la France en Amérique acquirent un degré de force et de prospérité qui vaut de nouvelles acquisitions. Ces avantages furent dus au choix que l’on fit du comte d’Ennery pour administrer successivement toutes nos colonies. Il se trouvait officier général très-jeune, à la paix de 1762, et n’était connu alors que par ses talents pour la guerre. Le duc de Choiseul démêla en lui l’homme d’État. En effet, le comte d’Ennery, pendant six années de gouvernement, ne cessa démontrer toutes les lumières et les vertus qui peuvent faire chérir et respecter l’autorité. « Tout le monde le craint, et il n’a encore fait de mal à personne », écrivait-on de la Martinique. Partout il fit régner la justice, et il inspira l’amour de la gloire ; partout il animait le commerce et l’industrie, il parvint à entretenir la concorde entre tous les États, ce qui est une chose bien rare. Il adoucit le triste sort des esclaves. Il fit défricher l’île de Sainte-Lucie, et par là il créa une colonie nouvelle.

Dans d’autres parties, en creusant des canaux il épura l’air, féconda la terre, fit naître de nouvelles richesses ; et en même temps il pourvoyait à la sûreté et à l’embellissement de nos possessions.

Quelque temps après avoir été rappelé en France par le mauvais état de sa santé, il se dévoua à de nouveaux sacrifices, plutôt sollicités qu’exigés par un jeune monarque[13] qui lui écrivit de sa propre main : « Votre réputation seule me servira beaucoup à Saint-Domingue. »

Le comte d’Ennery avait mérité une confiance si honorable en rendant au roi un des plus importants services, celui de fixer, avec les Espagnols, les limites des deux nations. Cet administrateur, qui faisait tant d’honneur à la France, ne put résister aux funestes influences de ce climat brûlant. Sa perte fut une calamité publique pour toutes nos colonies, qui s’empressèrent de lui élever des monuments, et qui ne prononcent son nom qu’avec attendrissement et avec admiration.

Les Anglais, dont il avait acquis l’estime, et qui l’avaient souvent pris pour arbitre entre nos colonies et les leurs, avaient consacré le nom du comte d’Ennery par le plus juste et le plus flatteur de tous les éloges : « Cet homme ne fera ni ne souffrira jamais d’injustice. »

La récompense que reçut le duc de Choiseul pour tant de choses si grandes et si utiles qu’il avait faites paraîtrait bien étrange si on ne connaissait les cours. Une femme[14] le fit exiler[15], lui et son cousin le duc de Praslin, après les services qu’ils avaient rendus à l’État, et après que le duc de Choiseul eut conclu le mariage du dauphin, petit-fils de Louis XV, depuis roi de France, avec la fille de l’impératrice Marie-Thérèse. C’était un grand exemple des vicissitudes de la fortune, que ce ministre eût réussi à ce mariage peu d’années après que le maréchal de Belle-Isle eut armé une grande partie de l’Europe pour détrôner cette même impératrice et qu’il n’eut réussi qu’à se faire prendre prisonnier. C’était une autre vicissitude, mais non pas surprenante, que le duc de Choiseul fût exilé.

Nous avons déjà vu[16] que Louis XV avait le malheur de trop regarder ses serviteurs comme des instruments qu’il pouvait briser à son gré. L’exil est une punition, et il n’y a que la loi qui doive punir. C’est surtout un très-grand malheur pour un souverain de punir des hommes dont les fautes ne sont pas connues, dont les services le sont, et qui ont pour eux la voix publique, que n’ont pas toujours leurs maîtres.



  1. Ce chapitre fut aussi ajouté en 1769 dans l’édition in-4o. (B.)
  2. Il faut considérer cette date de 1553 comme une faute d’impression, et lui substituer celle de 1528. (Cl.)
  3. En 1553.
  4. La requête fut remise à Fleury le 9 novembre 1737. (G. A.)
  5. Voici le premier article du règlement du 30 janvier 1735 :

    « Le royaume se met sous la protection de l’immaculée conception de la bienheureuse vierge Marie, dont on peindra l’image sur les armes et les drapeaux, et dont on célébrera la fête par quelques décharges de mousqueterie et d’artillerie, conformément au règlement que la junte dressera à cet effet. » (G. A.)

  6. Neuhoff avait eu une entrevue à Gênes dès 1732 avec Giafferi, prisonnier, puis plus tard, à Livourne, avec Orticone. Mais il faut dire que, depuis lors, les chefs corses l’avaient perdu de vue.
  7. Mathieu Dammi, fils d’un marbrier de Gênes. Cet aventurier, après avoir fait grand bruit à Paris, se retira en Autriche vers 1725, et laissa des Mémoires, imprimés, in-8o, en 1739 (Cl.)
  8. Page 408.
  9. C’est bien à l’instigation du sénat de Gênes que Gaffori, et non pas Giafferi, fut assassiné par son propre frère et d’autres conjurés. (G. A.)
  10. Choiseul.
  11. Paoli s’embarqua pour l’Angleterre avec son frère et environ trois cents hommes. Il ne revint en Corse qu’en 1790. Mis hors la loi par la Convention nationale comme traître à la république, il livra aux Anglais son île, et retourna en exil à Londres. ( G. A.)
  12. C’était ici la fin du chapitre en 1769, Les cinq alinéas qui suivent sont posthumes, et ont paru, pour la première fois, dans les éditions de Kehl. Les deux derniers alinéas du chapitre étaient dans l’édition de 1775. (B.)
  13. Louis XVI.
  14. Mme du Barry.
  15. Le 24 décembre 1770.
  16. Page 381.