Félix Alcan (p. 144-146).
Livre IV. Chapitre VII.

CHAPITRE VII

ÉVOLUTION DE LA CONSCIENCE SOCIALE

Ce qui précède nous permet dans une certaine mesure de prévoir le contenu de la conscience sociale de l’avenir.

La loi d’assimilation progressive et d’élargissement des cercles sociaux tend à faire prévaloir l’idée d’Humanité, c’est-à-dire d’un cercle plus vaste et plus compréhensif que tous les autres (nation, classe, caste, famille, etc.).

D’autre part, la loi de différenciation progressive tend à affirmer de plus en plus la valeur de l’individualité. Car c’est à l’Individualité, cette fleur de la culture esthétique et morale qu’aboutit l’Évolution sociale comme à son chef-d’œuvre et à sa seule raison d’être.

Il n’y a nullement contradiction entre ces deux idées. L’idée d’Humanité favorise l’épanouissement de l’idée d’Individualité, et inversement l’idée d’Individualité favorise l’expansion de l’idée d’Humanité. Ces deux idées se soutiennent et se développent parallèlement.

Plus un cercle social est étroit, plus il est tyrannique et oppressif de l’individualité. Plus le cercle social s’élargit, plus l’individu y sent se relâcher les entraves de la contrainte sociale. Nulle part l’esprit grégaire n’est plus continument tyrannique que dans un petit groupe[1]. Comparant au point de vue moral le conseil municipal d’une petite ville et le parlement d’un grand pays, M. Mazel dit : « C’est dans les villages et les petites villes qu’on trouve les pires spécimens de l’autocratie des carpet-baggers, de l’inquisition des partis, de l’organisation offensive des clans ; tous les freins qu’un Parlement doit subir, responsabilité du Gouvernement, action diplomatique des puissances, presse d’opposition, un conseil municipal les ignore ; l’intolérance sectaire peut s’y étaler et les microbes d’envie et de haine y trouvent leur meilleur bouillon de culture : nulle part les minorités n’y sont plus maltraitées et leurs droits plus méconnus. Mieux vaut peut-être à tout prendre se résigner au pouvoir vague et lointain du Parlement par crainte du pouvoir précis et présent du conseil municipal[2]. »

L’évolution sociale, en élargissant les cercles sociaux, contribuera à affranchir l’Individu et affirmera de plus en plus dans la conscience sociale ces deux idées indissolublement unies : l’idée d’Humanité et l’idée d’Individualité. En face du droit des groupes fermés, étroits et oppressifs, s’affirmera un double droit : le Droit humain d’une part, le Droit individuel de l’autre.

En même temps qu’elle fait converger de plus en plus toutes ses pensées et ses activités autour de ses deux pôles : l’idée d’Humanité et l’idée d’Individualité, la conscience sociale s’affranchit de plus en plus des dogmatismes absolus qui ont si longtemps pesé sur elle.

« Le sens du relatif, remarque M. de Vogué, domine la pensée contemporaine. » Il domine aussi, peut-on dire, la conscience sociale tout entière.

Dans l’antiquité, l’idée du Fatalisme a pesé sur les actes humains comme sur les manifestations de la nature.

À l’idée du Fatalisme la science moderne a substitué l’idée du Déterminisme scientifique.

Certains ont divinisé le Déterminisme et l’ont regardé à son tour comme une puissance mystérieuse et inéluctable pesant de tout son poids sur la destinée des individus.

Cette divinisation du Déterminisme est illégitime. Il faut prendre le Déterminisme pour ce qu’il est : un symbolisme relatif à notre pensée, une notation, la plus commode et la plus précise possible, au moyen de laquelle l’intelligence s’efforce de se représenter l’univers et la vie. Si l’on entend ainsi le Déterminisme, la science n’est nullement l’ennemie de l’Individualisme. Car il ne put y avoir d’épanouissement de l’individualité sans la conscience claire que l’Individu perd de lui-même et de son milieu social. « Le déterminisme, dit Nietzche, est une mythologie ; dans la vie il n’y a que des volontés fortes et des volontés faibles. C’est presque toujours un symptôme de ce qui lui manque, quand un penseur dans tout enchaînement causal éprouve quelque chose comme de la contrainte, un besoin, une obligation, une pression, un manque de liberté. C’est une révélation de sentir ainsi ; la personne ne trahit… elle trahit sa faiblesse, son besoin de servitude[3]. » — « Il convient, dit encore Nietzche, de ne se servir de la « cause » et de « l’effet » que comme de simples conceptions, de fictions conventionnelles pour l’indication et la nomenclature, — non pour l’explication. »

Nous conclurons de tout ceci que la conscience sociale de l’avenir, dominée par le principe de la Relativité, gravitera autour de ces trois idées : l’idée de Science, l’idée d’Humanité et l’idée d’Individualité.


  1. Voir sur ce sujet notre article : l’Esprit de Petite Ville (La Plume, 1er novembre 1900).
  2. H. Mazel, La Synergie sociale, p. 145.
  3. Nietzche, Par delà le Bien et le Mal, § 21.