Félix Alcan (p. 85-87).
Livre III. Chapitre VI.


CHAPITRE VI


loi de conformisme et d’élimination des non-conformistes

Cette loi n’est qu’une application de la loi de solidarité. Elle consiste en ce que toute société organisée exige de ses membres une certaine similitude de conduite, d’allures, et même d’opinions et d’idées. — Une société a une tendance à s’asservir non seulement les corps, mais les intelligences et les volontés. Toute société vise plus ou moins à réaliser la maxime d’un Ordre célèbre : Perinde ac cadaver. Elle impose à ses membres une sorte de mimétisme psychique. « Il y a, dit Sighele, des animaux qui prennent la couleur des milieux végétaux et minéraux où ils vivent ; il y a des hommes qui prennent la couleur morale de leur groupe[1].

Cette loi de conformisme entraîne comme conséquence une loi d’élimination des individus rebelles à ce conformisme. Le groupe exerce une poussée irrésistible et en partie inconsciente pour éliminer l’être qui se refuse à subir la discipline morale et sociale ambiante. Il crée autour de lui ce que Guyau appelle une atmosphère d’intolérabilité.

La Persécution, dit Bagehot[2], complète l’Imitation : « Le penchant de tous les sauvages, — disons mieux de tous les hommes ignorants, — à la persécution est encore plus frappant que leur tendance à l’imitation. Aucun barbare ne peut se résigner à voir un des membres de la nation s’écarter des coutumes barbares et des anciens usages de sa tribu. La plupart du temps la tribu entière s’attendrait à être châtiée par les dieux, si un seul de ceux qui la composent renonçait aux coutumes antiques, ou donnait l’exemple de quelque nouveauté. Dans les temps modernes et dans nos pays policés, nous pensons que chaque personne est uniquement responsable de ses actions, et nous ne pouvons pas croire que la faute d’autrui puisse nous rendre coupables. La culpabilité est pour nous une tâche personnelle qui résulte d’une conduite adoptée librement et ne s’imprime que sur celui qui l’a adoptée. Mais dans les époques primitives, on croit toute la tribu souillée d’impiété par l’acte d’un seul de ses membres ; cet acte l’expose tout entière, en offensant sa divinité particulière, aux châtiments célestes. Il n’y a point de responsabilité limitée dans les idées politiques de ces époques. » — Encore conviendrait-il d’ajouter que bien des survivances de cette mentalité subsistent parmi nous. Une classe, une caste, un corps constitué, une administration, ne pardonnent pas à un de leurs membres un acte qui, — bien que relevant de sa seule conscience, — est de nature à froisser les idées ou même les préjugés de l’opinion. Car l’opinion est la divinité dont on craint aujourd’hui par-dessus tout les représailles. Il faut donc être conformiste et moutonnier si l’on veut être en harmonie avec la morale de groupe.

Cette loi d’élimination ne frappe pas seulement les individus indépendants ou rebelles. Elle frappe aussi les membres frêles, débiles, inhabiles à renforcer le groupe. — Cette morale de groupe est tout animale. Celui qui a observé les mœurs des animaux domestiques a pu voir plus d’une fois une basse-cour tout entière se ruer sur un poulet malade pour l’achever à coups de bec. Des faits analogues se produisent dans les sociétés humaines.

Cette morale éliminatrice des faibles et des non-adaptés se montre dans toute sa naïve férocité chez les sociologues qui voudraient voir les sociétés humaines modelées sur le type des sociétés animales. Dans les livres de ces sociologues le mot élimination revient sans cesse, avec une insistance fastidieuse et un mépris tout darwinien de l’individu. Le plus typique de ces écrivains est l’auteur anonyme d’une petite brochure parue à Leipzig et intitulée : Die Aristocratie des Geistes. Cet auteur esquisse l’hypothèse d’une société fondée sur le principe d’une sélection « rationnelle » dans laquelle on éliminerait par des procédés ad hoc les individus jugés encombrants ou défavorables au progrès de la race. Des villes spéciales seraient réservées aux alcooliques et aux débauchés. Et on leur fournirait là gratuitement et en abondance ce qu’on supposerait susceptible d’amener leur prompte disparition. « Là, dit l’auteur, les temples de Bacchus et de Vénus, les maisons de jeu, les cafés-concerts, la littérature pornographique sont en pleine prospérité, les distilleries d’alcool à bon marché travailleront ferme et à perte, car les riches du parti « sélectionniste conservateur » ont décidé d’envoyer à travers le gosier des ivrognes une portion de leur superflu, dans l’intérêt de l’espèce humaine. »

On reconnaît là de suite l’aimable esprit de cette philosophie sociale suivant laquelle le Progrès n’est pas fait pour l’humanité, mais l’humanité pour le Progrès.


  1. Sighele, Psychologie des Sectes, p. 140.
  2. Lois scientifiques du développement des Nations (Paris, F. Alcan).