Félix Alcan (p. 80-84).
Livre III. Chapitre V.

CHAPITRE V

LOI DE SOLIDARITÉ SOCIALE ET LOI DE GREGARISME

La loi de solidarité se rattache directement à la loi fondamentale de la conservation sociale. La solidarité agit d’une part en effet pour triompher des ennemis extérieurs, et d’autre part pour anéantir les éléments intérieurs dangereux ou réfractaires. Elle s’efforce de fortifier le lien social qui existe déjà. Elle réunit dans une communauté d’intérêts et de défense tous les individus qui font partie à un même moment d’un même groupe. La solidarité est pour ainsi dire une continuité sociale dans l’espace, comme la continuité sociale est une sorte de solidarité dans la durée entre les générations qui se succèdent pendant la vie d’un groupe.

La loi de solidarité s’applique à tous les domaines de l’activité humaine. Il y a une solidarité économique ; une solidarité politique (au sein d’un même parti) une solidarité religieuse, une solidarité professionnelle (esprit de corps), une solidarité de classe (esprit nobiliaire, esprit bourgeois, solidarité prolétarienne). La solidarité a été très étudiée de nos jours. De nombreux auteurs en ont étudié les effets (Izoulet, Bourgeois, etc.). Malheureusement les idées ont été plus d’une fois obscurcies ici par l’abus des métaphores biologiques et par la prétention d’assimiler une société à un organisme et les individus pensants à des cellules vivantes. Le point de vue exclusivement optimiste sous lequel on a envisagé la solidarité a aussi contribué à fausser les idées.

Nous l’avons dit plus haut. La solidarité est par elle-même indifférente et amorale. Elle peut être, suivant son but et ses effets, juste et bonne ou criminelle et malfaisante. Au point de vue d’une exacte psychologie sociale, la solidarité n’est rien autre chose qu’un égoïsme à plusieurs, une intensification et une exacerbation des égoïsmes individuels. Les rancunes de classe et de corps sont cent fois plus aveugles, plus tenaces et plus implacables que les rancunes individuelles. L’esprit de solidarité est essentiellement anti-individualiste, il se défie de toute individualité qui tranche un peu sur la teinte grise des moyennes. Un homme n’a pas besoin d’être supérieur pour être haï. On ne lui pardonnera pas d’être différent, original.

L’esprit de solidarité hait les apathiques et les délicats qui restent étrangers aux intérêts et aux petites intrigues du groupe. Il préfère les intrigants, les combatifs, ceux qui se mettent en vue. On comprend les persécutions que Rousseau essuya, étant donné sa tournure d’esprit qu’il a lui-même décrite. « Je me trouve naturellement soumis, dit-il, à ce grand précepte de morale, mais destructif de tout l’ordre social, de ne jamais me mettre en situation à pouvoir trouver mon avantage dans le mal d’autrui. Celui qui veut suivre ce précepte à la rigueur n’a point d’autre moyen pour cela que de se retirer tout à fait de la société, et celui qui en vit séparé suit par cela seul ce précepte sans avoir besoin d’y songer[1]. » C’est pour avoir pratiqué ce précepte que Rousseau fut haï. Et quand il s’en plaignit et protesta, la société ne s’embarrassa pas pour si peu. Elle cria au délire de la persécution !

Autant que les apathiques l’esprit de solidarité hait les esprits critiques. Car ils ne se plient pas aux obligatoires mots d’ordre.

L’Esprit de solidarité est essentiellement conservateur, parce qu’il est essentiellement coactif et tyrannique. Tyrannie anonyme et irresponsable, en même temps servilité, car qui dit solidarité dit embrigadement. L’esprit de solidarité est une survivance de l’esprit d’obéissance qui a si longtemps régné sur les troupeaux humains. Nietzche le montre admirablement. « Depuis qu’il y a eu des hommes, il y a eu aussi des troupeaux d’hommes (associations de familles, de communautés, de tribus, de peuples, d’états, d’églises) et toujours beaucoup d’obéissants en comparaison du petit nombre de ceux qui commandent ; — en considérant donc que l’obéissance jusqu’à présent a été le mieux et le plus longtemps exercée et éduquée parmi les hommes, — on peut aisément supposer qu’en moyenne chacun en a maintenant le besoin inné, comme une sorte de conscience formelle qui ordonne : « Tu dois absolument faire une chose, tu dois absolument ne pas faire une chose, en un mot tu dois. L’homme cherche à satisfaire ce besoin et à lui donner une matière. Selon la force, l’impatience, l’énergie de ce besoin, il accapare sans choix, avec un appétit grossier, et accepte tout ce que lui soufflent à l’oreille ceux qui lui commandent, que ce soient ses parents, des maîtres, des lois, des préjugés de classe ou des opinions publiques… Il en résulte que l’homme de troupeau se donne aujourd’hui en Europe l’air d’être la seule espèce d’homme autorisée ; il glorifie les vertus qui le rendent utile au troupeau comme les seules vertus réellement humaines[2]. »

On voit que le vrai fond de l’esprit de solidarité est l’esprit grégaire. On en arrive à suspecter et à mettre en quarantaine sociale l’homme qui vit seul, qui se tient à l’écart, qui manifeste une volonté de solitude, qui n’a pas de « relations ».

Celui qui vit seul est un méchant, dit-on. Qu’on se rappelle dans le Ventre de Paris de M. Zola le doux et inoffensif Florent traqué par les imbéciles haines du quartier, parce qu’il vit dans sa solitude et son rêve d’utopique philanthrope. Celui qui devient le criminel, c’est celui qui reste à l’écart des ineptes et enragées coalitions grégaires ; c’est celui qui ne veut pas hurler avec les loups.

Une conséquence de cet esprit de solidarité et de grégarisme conservateur, c’est la généralisation du respect et de la crainte de l’opinion publique. C’est aussi la généralisation de ce que Nietzche appelle la vanité grégaire. « Le vaniteux, dit-il, se réjouit de toute bonne opinion qu’on a de lui (sans prendre en considération son caractère vrai ou faux), comme aussi il souffre de toute mauvaise opinion : car il s’assujettit à toutes deux ; il se sent assujetti, à cause de cet instinct d’assujettissement plus ancien, qui prend le dessus. C’est « l’esclave » dans le sang du vaniteux, un reste de la rouerie de l’esclave, c’est l’esclave qui se met à se prosterner aussitôt devant cette opinion, comme s’il ne l’avait pas provoquée. — Et je le répète : la vanité est un atavisme[3]. »

La Société ne manque pas d’utiliser pour sa conservation ces tendances de l’individu à l’asservissement, et elle déifie l’Opinion publique.

Une philosophie autarchique et individualiste adopte au contraire la devise de Tolstoï : « Ne juge pas » avec la maxime qui est son complément nécessaire ! « Moque-toi de l’opinion des autres. » « L’homme le plus puissant est celui qui est le plus seul, » dit Ibsen.

Les observations qui précèdent s’appliquent à toute solidarité ayant la prétention d’exercer une influence sur les consciences et un contrôle sur les actes individuels. — Il y aurait lieu de se demander si elles s’appliquent à une solidarité purement économique.

D’après nous, une solidarité purement économique, telle qu’elle fonctionne par exemple dans les Trade-Unions anglaises, peut, à condition de rester exclusivement économique, échapper aux inconvénients que nous avons précédemment exposés.

Elle peut être utile à l’ouvrier en le défendant contre la contrainte économique et parfois aussi contre certaines contraintes morales exercées par le patronat. D’autre part, cette solidarité économique n’est pas oppressive pour la conscience et la conduite individuelles qu’elle laisse entièrement libres. La solidarité économique n’englobe qu’une fraction de la vie de l’individu ; elle laisse en dehors de son action tous les genres d’activité différents de l’activité économique.

Toutefois, il y a ici un danger à éviter, c’est que la solidarité économique ne se transforme en contrainte et contrôle moral. Le pas est vite franchi. — Qu’on se rappelle l’étroite discipline morale à laquelle les corporations du moyen âge assujettissaient la vie privée de leurs membres. Il faut évidemment que l’association industrielle fasse abstraction absolue des relations de famille, de parenté, etc. On a vu certaines Trade-Unions anglaises, qui conservaient la réglementation de l’apprentissage, donner aux pères le droit d’introduire leurs fils dans le métier sans les soumettre à l’obligation de l’apprentissage[4]. Ce sont là des procédés anachroniques qui sont évidemment une dérogation aux principes d’une solidarité exclusivement économique.

À la condition de prendre les précautions nécessaires contre l’ingérence abusive de toutes les influences étrangères, la solidarité économique nous semble concilier dans une mesure satisfaisante les intérêts du groupe et l’indépendance de l’individu. Les Unionistes, en tant qu’Unionistes, ne sont d’aucune doctrine religieuse, politique, ni même morale.


  1. Rousseau, Dialogues, Dialogue II.
  2. Nietzche, Par delà le Bien et le Mal, § 199.
  3. Nietzche, Par delà le Bien et le Mal, § 261.
  4. S. et B. Webb, Industrial Democracy.