Précaution/Chapitre XV

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome premierp. 88-97).

CHAPITRE XV.


L’absence a ses regrets, mais le retour, hélas ! apporte quelquefois des peines plus cruelles aux amants.
Massinger.


Lady Chatterton voyant qu’elle n’avait plus rien à espérer à Moseley-Hall, si ce n’est l’événement que lui promettait pour l’avenir la passion de John pour la plus jeune de ses filles, quelque chancelante que cette passion lui parût quelquefois, se décida à accepter l’invitation que lui faisait un de ses parents de venir passer quelque temps à son château, situé à soixante milles de B*** ; mais dans l’espoir que les choses prendraient une meilleure tournure en son absence, elle parut céder aux instances d’Émilie, et laissa Grace avec elle, n’emmenant que Catherine, son auxiliaire obligé dans toutes ses expéditions matrimoniales.

Grace Chatterton avait été douée par la nature d’une délicatesse exquise, et d’une réserve poussée quelquefois jusqu’à la sauvagerie, et que n’avaient fait qu’augmenter encore les leçons et les préceptes contraires d’une mère qu’elle chérissait, mais dont elle ne pouvait adopter les principes.

Elle était trop clairvoyante pour ne pas apercevoir le but de la nouvelle manœuvre de sa mère ; et, avec sa manière de voir, quoique son cœur fût loin d’être insensible à l’amour de John, rien ne lui fut aussi pénible que d’apprendre que la douairière partait sans elle ; mais ce que cette dernière voulait, elle le voulait bien, et Grace fut obligée d’obéir.

Combien il en coûtait à sa délicatesse ! Déjà elle avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour empêcher le voyage à Moseley-Hall ; il lui semblait que c’était venir au-devant de John, et elle avait eu besoin, pour écarter cette idée, de tout le désir qu’elle avait d’assister à la noce de Clara. Mais maintenant, rester, lorsque toute sa famille en était partie, dans la maison d’un homme qui ne lui avait jamais demandé positivement l’amitié qu’elle ne pouvait s’empêcher d’avoir pour lui, c’était une humiliation, un avilissement qu’elle ne pouvait supporter.

J’ai souvent entendu dire par des hommes qui jugent toutes les femmes par celles qu’ils ont rencontrées dans une société corrompue, et qui sont l’opprobre de leur sexe, qu’elles sont fertiles en inventions pour mettre à exécution les plans que leur inspirent l’intérêt personnel, la vanité ou l’envie. Moi, qui, plus juste ou plus heureux, ai pris mes modèles dans une classe plus nombreuse et plus respectable, je saisis avec empressement l’occasion de payer un tribut d’admiration à un sexe qu’on se plaît à calomnier. Combien n’ai-je pas vu de femmes s’oublier pour ne penser qu’au bonheur des objets de leur affection, et reculer à la seule idée de la dissimulation et de l’artifice ! Oui, dussé-je déplaire à leurs détracteurs, je répéterai toujours qu’on trouve parmi elles des exemples de vertu, d’innocence, de dévouement et de délicatesse désintéressée, que ces hommes grossiers ne pourraient seulement comprendre.

Grace, ne pouvant soutenir l’idée de rester en butte aux soupçons auxquels le manège de sa mère devait donner lieu, proposa à Émilie d’aller passer quelques jours avec Clara. Émilie, trop ingénue elle-même pour soupçonner les motifs de sa cousine, accepta avec empressement cette occasion de consacrer quelques jours à une sœur qu’elle n’avait vue pour ainsi dire qu’à la dérobée pendant le court séjour qu’elle avait fait chez elle, tant les visites s’étaient succédé, tant il était venu d’importuns rompre, par leurs félicitations et leurs compliments, les délicieux tête-à-tête dans lesquels les deux sœurs avaient tant de choses à se dire.

Mrs Wilson partit avec les deux amies le même jour que la douairière lady Chatterton. Francis et Clara furent charmés de cette visite inattendue, et ils se félicitèrent de voir leur nouvelle demeure se peupler ainsi pour quelque temps de véritables amis.

Le docteur Yves allait tous les ans avec sa femme voir un vieil oncle que ses infirmités retenaient chez lui ; le mariage de son fils leur avait fait différer jusqu’alors cette visite ; ils voulaient tenir compagnie au jeune ménage ; mais, dès qu’ils surent que Mrs Wilson venait s’établir pour une quinzaine de jours chez les nouveaux époux, ils profitèrent de cette occasion pour tenir la promesse qu’ils avaient faite à leur parent.

Le village de B*** se trouva presque désert, par suite de ces départs successifs, et Egerton se vit maître du champ de bataille.

L’été était arrivé, et la campagne déployait tout le luxe de la végétation : c’est alors que la nature semble inviter plus particulièrement aux passions tendres ; le spectacle qu’elle présente de toutes parts plaide éloquemment pour les amants, et lady Moseley, quoique observatrice rigide des convenances, laissait l’intimité qui s’était établie entre Jane et le colonel s’étendre aussi loin que ces convenances pouvaient le permettre.

Cependant le colonel ne s’expliquait pas, et Jane, dont la délicatesse redoutait une déclaration à laquelle il lui faudrait répondre par un aveu non moins sincère, ne lui fournissait pas d’occasions marquées de lui déclarer formellement son amour. Mais, comme ils étaient presque toujours ensemble, sir Edward et son épouse regardaient leur union comme infaillible.

Lady Moseley avait confié si entièrement la plus jeune de ses filles aux soins de Mrs Wilson, qu’elle ne s’occupait guère de son établissement. Elle avait pour sa sœur cette confiance aveugle que les esprits faibles accordent toujours à ceux qui leur sont supérieurs ; et elle approuvait même, sous beaucoup de rapports, un système qu’elle ne se sentait pas la force d’imiter. Malgré son indifférence apparente, son affection pour Émilie n’était pas moins vive que celle qu’elle éprouvait pour ses autres enfants : c’était même sa favorite et parfois elle voulait intervenir dans les plans d’éducation de sa sœur, mais celle-ci lui rappelait alors leurs conventions, et lady Moseley reprenait aussitôt sa neutralité.

Au bout de cinq ou six jours John commença à trouver fort longue l’absence d’Émilie, et surtout celle de Grace. Malgré les visites continuelles du colonel, l’ennui le gagnait ; il sentait qu’il lui manquait quelque chose. Enfin, un beau matin, il fit mettre les chevaux bais à son phaéton, et, sans rien dire à personne, il se dirigea vers le presbytère de Bolton.

— Bonjour, mon cher John, s’écria Émilie en lui tendant affectueusement la main, et en souriant avec malice, tandis qu’il s’approchait de la fenêtre où elle était assise avec son ouvrage ; comme ces pauvres chevaux sont couverts de sueur ! je vois que vous avez brûlé le pavé. C’est bien aimable à vous de mettre tant d’empressement à venir nous voir.

— Comment se porte Clara ? dit John vivement en baisant la main qu’elle lui présentait ; — et ma tante Wilson ?

— Parfaitement l’une et l’autre ; elles ont profité du beau temps pour aller prendre l’air.

— Comment se fait-il que vous ne les ayez pas accompagnées ? demanda John en promenant un regard distrait dans l’appartement ; êtes-vous restée toute seule ?

— Non, Grace était ici il n’y a qu’une minute. Elle va revenir.

— Je suis venu dîner avec Émilie, reprit-il en s’asseyant au près d’elle, les yeux toujours fixés sur la porte. Il m’a semblé que je devais une visite à Clara, et j’ai trouvé moyen de m’échapper avant l’arrivée du colonel, à qui Jane et ma mère pourront bien, pour cette fois, faire seules les honneurs du château.

— Clara sera bien charmée de vous voir, ainsi que ma tante Wilson, dit Émilie ; quant à moi, mon cher John, j’espère que cela va sans dire.

— Et pensez-vous que Grace me voie arriver avec chagrin ! s’écria John un peu alarmé de son omission.

— Non, certainement ; mais la voici, et elle pourra répondre pour elle-même.

En voyant John, Grace contint l’expression de sa joie, mais sa physionomie respirait tellement la sérénité et le bonheur, qu’Émilie lui dit avec amitié :

— Je savais bien que l’eau de Cologne calmerait votre migraine.

— Miss Chatterton serait-elle malade ? demanda John avec intérêt.

— Non, non, répondit Grace doucement ; j’avais un léger mal de tête, mais je me trouve beaucoup mieux.

— C’est faute d’air et d’exercice. Mon phaéton est à la porte ; on y tient trois à l’aise. Courez, Émilie, allez chercher vos chapeaux, nous allons faire une promenade délicieuse ; et tout en parlant, il poussait presque sa sœur hors de la chambre. Quelques minutes après ils partirent. John était au comble de la joie, il n’y avait pas là de mère dont la présence vint corrompre son bonheur.

À deux milles du presbytère ils prirent une avenue assez étroite, dont un cabriolet, qui était arrêté, tenait le milieu. — Peste soit du cabriolet ! s’écria John avec impatience, il devrait bien au moins se mettre sur le côté.

Près du cabriolet se trouvait un petit groupe composé d’un homme, d’une femme, et de plusieurs enfants. Un jeune homme, descendu de la voiture, paraissait leur parler, et il n’entendit pas le bruit du phaéton, dont les chevaux avaient pris le galop.

— John, s’écria Émilie avec terreur, vous ne pourrez jamais passer là… Vous allez nous verser !

— Ne craignez rien, chère Grace, répondit le frère en tâchant de retenir ses chevaux ; il y réussit en partie, mais pas assez tôt pour empêcher qu’une des roues n’allât frapper rudement une des bornes qui bordaient l’avenue. Le jeune homme qui parlait aux paysans accourut à leur secours, c’était Denbigh.

— Miss Moseley ! s’écria-t-il du ton de l’intérêt le plus tendre ; j’espère que vous n’êtes pas blessée ?

— Non, répondit Émilie toute tremblante, mais j’ai eu bien peur ; et acceptant la main qu’il lui offrait, elle sauta légèrement hors du phaéton.

Grace eut assez de patience pour attendre que John pût l’aider à en sortir. Les mots : chère Grace ! résonnaient encore délicieusement à son oreille ; ils avaient donné du courage à la jeune fille la plus timide, et plus d’une fois ensuite elle plaisanta doucement Émilie sur la frayeur qu’elle avait montrée. Les chevaux n’étaient pas blessés, les harnais seuls avaient souffert, et, après les avoir raccommodés le mieux possible, John engagea sa sœur à remonter dans le phaéton. Mais Émilie n’était pas encore revenue de son effroi ; et, indécise, elle regardait alternativement son frère, la frêle voiture qui venait de recevoir un si rude choc, et les chevaux fringant qui frappaient du pied, dans l’impatience de reprendre leur course.

— Si monsieur Moseley veut monter avec ces dames dans mon cabriolet, dit M. Denbigh avec modestie, je reconduirai le phaéton à Moseley-Hall, d’autant plus qu’il ne serait pas prudent d’y remonter trois.

— Non, non, Denbigh, répondit John froidement, vous n’êtes pas habitué à mener des chevaux aussi fougueux que les miens, et je craindrais qu’ils ne vous jouassent quelque mauvais tour ; mais, si vous étiez assez bon pour prendre Émilie dans votre cabriolet, Grace, j’en suis sûr, voudra bien encore se confier à moi, et nous regagnerons ainsi le château sans danger.

Grace, presque involontairement, présenta sa main à John, qui la plaça dans le phaéton, tandis que Denbigh offrait la sienne à Émilie d’un air respectueux.

Ce n’était pas le moment de montrer une pruderie déplacée, lors même qu’Émilie en eût été capable, et elle monta en rougissant dans le cabriolet. Avant de s’y placer près d’elle, Denbigh tourna ses regards vers les malheureux auxquels il avait déjà parlé. Arrêtés près de là, ils venaient d’attirer aussi l’attention de John, qui demanda à Denbigh ce qu’étaient ces pauvres gens. Leur triste histoire n’était pas longue, et leur misère était évidente. Le mari, ancien jardinier d’un gentilhomme du comté voisin, venait d’être renvoyé par l’intendant, qui avait besoin de sa place pour la donner à un de ses parents ; ce pauvre homme, se voyant sur le pavé, avec une femme et quatre enfants, n’ayant pour tout bien que les gages d’une semaine, s’était mis en route avec sa famille pour se rendre dans le village où il était né, et où il aurait des droits au secours de la paroisse. Mais ses petites ressources étaient épuisées ; les enfants pleuraient de faim et de fatigue, et la mère, qui nourrissait le plus jeune, incapable d’aller plus loin, et de supporter le spectacle déchirant qui l’entourait, s’était laissée tomber à terre, près de succomber à l’épuisement et à la douleur.

En écoutant ce triste récit, Émilie et Grace ne purent retenir leurs larmes ; John oublia ses chevaux, oublia Grace elle-même, en entendant les plaintes de la pauvre mère, qui distribuait à ses enfants affamés le morceau de pain que Denbigh avait été chercher dans une chaumière voisine, où il leur disait de se rendre lorsque Moseley l’avait interrompu.

John, les mains tremblantes et le cœur palpitant d’émotion, tira sa bourse et donna quelques guinées au jardinier. Grace pensa qu’il n’avait jamais paru plus à son avantage que dans ce moment. Ses yeux brillaient du plus doux éclat, et l’attendrissement et la pitié donnaient à sa physionomie le seul charme qui y manquait souvent, la douceur.

Denbigh, après avoir attendu que John eût distribué ses aumônes, répéta gravement au jardinier le chemin qu’il devait prendre pour trouver la chaumière, et les voitures partirent.

Pendant quelque temps, Émilie ne put penser qu’au malheur des pauvres gens qu’elle venait de quitter ; comme son frère, elle était charitable et généreuse jusqu’à la prodigalité, et elle regrettait bien d’être sortie sans sa bourse et de n’avoir pu rien ajouter aux bienfaits de John.

Elle éprouvait un sentiment pénible de la différence qu’il y avait eue entre l’aumône de son frère et celle de M. Denbigh. Au moment où John avait vidé presque toute sa bourse dans le bonnet du jardinier, celui-ci avait regardé avec une espèce de dédain la demi-couronne qu’il avait reçue de son premier bienfaiteur. Denbigh, sans remarquer son ingratitude, avait continué à lui parler avec la même bienveillance ; mais la délicatesse de John l’engagea à presser le départ de ses compagnons et de son ami.

— Une demi-couronne est bien peu, pensait Émilie, pour une famille dans une si grande détresse ! Mais ne pouvant se décider à concevoir une opinion défavorable de l’homme qui avait su lui inspirer tant d’estime, elle en conclut qu’il n’était pas aussi riche qu’il le méritait.

Jusqu’à ce moment, ses pensées ne s’étaient point dirigées sur le rang que Denbigh tenait dans le monde ; elle savait qu’il était officier, mais de quel grade ? dans quel régiment ? elle l’ignorait. Souvent dans la conversation il avait parlé des coutumes des différents pays qu’il avait parcourus ; il avait servi en Italie, dans le nord de l’Europe, dans les Indes-Orientales et en Espagne. Il savait les détails les plus intéressants sur les mœurs de tous ces peuples, et les racontait avec un goût, un discernement, une vivacité qui y ajoutaient un nouveau charme. Mais jamais il ne parlait de lui, et c’était surtout lorsqu’il était question du temps qu’il avait passé en Espagne qu’il se montrait le plus réservé. D’après ces observations, Émilie était portée à croire que son rang était moins élevé que son mérite, et que c’était peut-être pour cette raison qu’il éprouvait une sorte d’embarras à se trouver avec le colonel Egerton, qui avait un grade supérieur.

La même idée avait frappé toute la famille et avait empêché que personne ne cherchât à prendre des informations qui eussent pu être désagréables à un jeune homme qui s’était acquis l’estime générale, et qui était l’ami du docteur Yves. Il eût été trop cruel de s’adresser à ce dernier, puisqu’on n’aurait pu lui demander des détails sur la famille de Denbigh sans rappeler la mort de son père, qui avait été un coup si douloureux pour toute la famille du bon ministre. Peut-être Francis avait-il été plus communicatif avec Clara, mais elle était trop discrète pour divulguer les secrets que son mari lui confiait, et d’ailleurs ses parents n’eussent jamais voulu l’engager à trahir la confiance de Francis.

De son côté Denbigh ne semblait pas moins préoccupé ; il ne parlait à Émilie que pour lui demander avec intérêt des nouvelles de toute la famille de sir Edward. Comme ils approchaient de la maison, il mit son cheval au pas, et après avoir hésité quelques instants, il tira une lettre de sa poche, et la présenta à Émilie.

— J’espère que miss Moseley me pardonnera, si je me suis permis d’être le messager de son cousin, de lord Chatterton. Il m’a si vivement prié de vous remettre cette lettre, que je n’ai pas eu le courage de le refuser. Je sais que c’est prendre une grande liberté, que je risque de vous déplaire, car je n’ignore ni son amour, ni le peu d’espérance que vous lui avez laissé ; mais il était triste, il m’a paru si profondément affecté, que j’ai craint d’irriter son mal en ne me prêtant pas à ses désirs.

Les joues d’Émilie se couvrirent d’une vive rougeur, elle prit cependant la lettre sans dire un seul mot, et pendant le reste de la route tous deux gardèrent le silence ; Denbigh ne le rompit qu’au moment où il allait entrer dans la cour, et dit alors avec émotion :

— J’espère, miss Moseley, que je n’ai pas offensé votre délicatesse. Lord Chatterton m’a fait son confident malgré moi. Son secret est un dépôt sacré qu’il a confié à mon amitié, et que je ne trahirai jamais. Dites-moi que je n’ai pas perdu votre estime.

— Oh ! mon Dieu non, monsieur Denbigh, dit Émilie à voix basse, et les joues plus brillantes que jamais. Le cabriolet venait de s’arrêter, et elle descendit aussitôt en acceptant la main que lui présentait son frère.

— Peste ! ma sœur, s’écria John en éclatant de rire, Denbigh, à ce qu’il paraît, partage le système de Francis : il aime à ménager ses chevaux. Grace et moi, nous pensions que vous n’arriveriez jamais. En parlant ainsi, John n’était pas très-sincère ; Grace et lui n’avaient pas pensé un seul instant à eux ; tout entiers au bonheur de se trouver ensemble, ils étaient trop occupés d’eux mêmes pour s’occuper des autres.

Émilie ne répondit rien à ses épigrammes ; et saisissant le moment où les deux jeunes gens étaient allés donner quelques ordres pour leurs chevaux, elle s’empressa de lire la lettre de Chatterton.


« Je profite du départ de mon ami, M. Denbigh, qui retourne dans le sein de l’heureuse famille de laquelle la raison me force à m’exiler, pour assurer mon aimable cousine de mon respect, et la remercier de la bonté avec laquelle elle a accueilli l’expression de sentiments qu’elle ne peut payer de retour. Si j’écrivais à toute autre femme, je lui peindrais mon désespoir toujours croissant ; mais je connais Émilie et son bon cœur qui ne saurait connaître la coquetterie ni s’applaudir du malheur d’un ami, et je lui dirai que, grâce aux soins tendres et fraternels de M. Denbigh, j’ai retrouvé un peu cette résignation et ce calme que je croyais perdus pour jamais. Ô Émilie ! vous trouverez dans M. Denbigh, je n’en doute pas, une âme, des principes semblables aux vôtres ; il est impossible qu’il ait pu vous voir sans désirer posséder un tel trésor, et maintenant le désir le plus ardent de mon cœur serait de voir l’union de deux êtres si dignes l’un de l’autre, et auxquels mon amitié ne pourrait souhaiter un plus grand bonheur.

« Chatterton. »


En lisant cette lettre, Émilie se sentit presque aussi émue que si Denbigh lui-même eût été à ses pieds, sollicitant ce cœur que Chatterton le croyait digne de posséder ; et lorsqu’elle le revit, elle osait à peine regarder en face celui que son cousin lui désignait si ouvertement comme l’amant, comme l’époux qui lui convenait.

Les manières ouvertes de Denbigh lui prouvèrent bientôt qu’il ignorait le contenu de la lettre dont il avait été porteur, et Émilie sentit se dissiper son embarras.

Francis revint bientôt, accompagné de sa femme et de sa tante, et il fut enchanté de voir les nouveaux hôtes qui lui étaient arrivés. Ses parents n’étaient point encore de retour de leur petit voyage, et il engagea Denbigh à rester à Bolton ; John promit aussi de leur consacrer quelques jours, et tout fut arrangé à la satisfaction générale.

En toute autre occasion, Mrs Wilson n’eût pas vu avec plaisir que des jeunes gens vinssent habiter sous le même toit que les jeunes personnes qui lui étaient confiées ; mais son séjour chez Clara tirait à sa fin, et il pourrait lui fournir l’occasion de juger le caractère de Denbigh. Quant à Grace Chatterton, quoiqu’elle eût trop de délicatesse pour avoir l’air de suivre un amant, elle aimait assez à en être suivie, surtout lorsque l’amant était John Moseley.