Précaution/Chapitre XLV

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome premierp. 331-341).



CHAPITRE XLV.


Vous me trouvez coquette : c’est que vous êtes jaloux ; vous vous défiez de vous-même, et vous redoutez un rival. En effet, je suis à celui qui saura me plaire : je dis que je n’aime pas la flatterie ; mais je ne dis pas qu’un flatteur adroit me trouve insensible.
Ramsay.


Pendant que ces événements se passaient autour de lui, Francis avait continué à habiter tristement la maison de son oncle. Le duc et son frère avaient trop d’indolence, trop de paresse d’esprit, pour percer le nuage que la mortification et l’amour-propre blessé avaient répandu autour du caractère véritable de leur neveu ; et s’ils le toléraient comme leur héritier, comme homme ils ne l’aimaient pas.

En perdant son frère, Francis perdit la seule personne qui sût l’entendre, et qui lui eût jamais témoigné quelque amitié. Il se renferma plus que jamais en lui-même, se livrant à d’amères réflexions sur son isolement, au milieu de l’opulence et des honneurs qui l’attendaient. Si l’on avait pour lui quelques égards, il le devait à son rang ; et il avait assez de pénétration pour s’en apercevoir. Ses visites à ses parents étaient des visites de cérémonie, et ceux-ci n’étaient pas moins pressés de le voir partir, que lui-même ne l’était de retourner dans sa solitude.

L’affection s’éteint à la longue, même dans le cœur d’un jeune homme, lorsqu’elle n’est jamais payée de retour ; et si depuis trois ans la tendresse de Francis pour ses parents n’était pas encore tout à fait anéantie, du moins il ne lui en restait plus qu’une bien faible étincelle.

Il est vrai de dire, quelque affligeante que soit cette vérité, que l’injustice et la dureté peuvent rompre les liens les plus sacrés de la nature ; et ce qu’il y a de plus déplorable, c’est qu’une fois ces liens détruits, lorsque nous avons brisé la chaîne que l’habitude et l’éducation avaient tendue autour de nous, il s’opère une réaction terrible dans nos sentiments, et il est rare que de l’amour nous ne passions pas à la haine. C’est un des devoirs les plus sacrés des parents que de se mettre en garde contre des conséquences aussi terribles ; et quel meilleur moyen de les prévenir que d’apprendre de bonne heure à ses enfants à aimer Dieu, et par suite à étendre cet amour sur toute la grande famille ?

Sir Frédéric et lady Margaret allaient régulièrement à l’église ; ils assistaient aux offices avec beaucoup de décence ; enfin ils avaient tous les dehors de la religion sans avoir au fond aucun sentiment de piété.

De pareilles semences ne pouvaient produire de bons fruits. Francis avait pourtant quelques principes religieux ; mais sa dévotion portait l’empreinte de son caractère : elle était sombre, lugubre et superstitieuse. La prière n’apportait aucun soulagement à ses maux ; s’il priait, c’était dans l’espoir de sortir plus tôt de cette vie de misère. S’il rendait grâce à son Créateur, c’était avec une amertume qui semblait insulter le trône devant lequel il se prosternait. Ce portrait est révoltant, je le sais ; pourquoi faut-il qu’il ait existé et qu’il existe des hommes à qui il convient ? Est-il en effet quelque monstruosité dont la faiblesse humaine ne soit capable, lorsqu’elle n’est pas soutenue par le secours divin ?

Vers l’époque où George devait revenir d’Amérique, Francis reçut une lettre d’un de ses oncles maternels qui l’invitait à venir passer quelque temps dans son château ; le duc de Derwent parut désirer qu’il acceptât, et Francis partit aussitôt pour la terre de son oncle.

Il y trouva une compagnie nombreuse, et composée en grande partie de dames. Pour celles qui n’étaient pas mariées, l’arrivée du noble héritier de la famille de Derwent était un événement d’une haute importance. Mais quand elles eurent vu son air triste et maussade, son maintien gauche et embarrassé, elles laissèrent ce singulier personnage bouder seul dans un coin, et au bout de deux jours les plus intrépides même retournèrent à leurs premiers adorateurs, à l’exception pourtant de l’une d’entre elles ; et certes ce n’était ni la moins jolie, ni la moins favorisée sous les rapports de la naissance et de la fortune.

Marianne Lumley était la fille unique du feu duc d’Annerdale, qui était mort sans laisser d’héritier de son nom. Mais le comté de Pendennyss, et les nombreuses baronnies qui en dépendaient étaient des fiefs qui étaient passés avec ses autres domaines à sa fille, comme unique héritière de la famille. Jouissant, des prérogatives de la pairie, d’un revenu qu’avec la profusion la plus grande il eût été impossible de dépenser, la jolie comtesse de Pendennyss ne devait pas manquer d’adorateurs, et il y avait à peine à Londres un jeune seigneur qui ne se fût mis sur les rangs pour obtenir sa main.

Enivrée par l’encens de la flatterie, elle était devenue fière, hautaine et dédaigneuse ; mais elle était jolie, et personne ne connaissait mieux l’art de plaire, ne savait employer plus à propos ces moyens de séduction que les femmes possèdent si bien, lorsqu’un caprice ou son intérêt la portait à s’en servir.

L’oncle de Francis était son tuteur, et, d’après ses conseils, elle avait rejeté jusqu’alors tous les partis qui s’étaient présentés. Elle aspirait à la couronne ducale ; et malheureusement pour Francis Denbigh, il se trouvait alors le seul d’un âge convenable dans tout le royaume qui pût l’élever au rang qu’elle ambitionnait. C’était elle qui avait su engager indirectement son oncle à lui écrire, et elle l’attendait avec impatience.

Marianne resta stupéfaite, comme toutes ses compagnes, à la vue de la victime qu’elle voulait charger de fers ; et pendant un jour ou deux, elle l’abandonna ainsi que les autres à ses tristes rêveries.

Mais l’ambition était l’âme de son existence, et le seul rival de l’ambition, l’amour, était étranger à son cœur. Après un léger combat qu’elle eut à soutenir intérieurement, elle vainquit sa répugnance ; et la pensée qu’en réunissant leurs titres et leurs fortunes ils formeraient l’une des maisons les plus riches et les plus puissantes du royaume, fut bientôt la seule qui l’occupa.

On s’étonnera sans doute qu’une femme de son rang et de sa beauté pût se décider à faire aussi jeune le sacrifice de ses inclinations ; mais lorsque notre esprit n’a pas reçu une direction salutaire, et qu’une main prévoyante n’a pas eu soin d’y jeter des semences de vertu et de piété, le cœur, abandonné à lui-même, manque rarement de se créer une idole qu’il puisse adorer ; et dans la comtesse de Pendennyss, cette idole c’était l’orgueil.

Les autres dames, étonnées des manières de Francis, n’avaient pas d’abord daigné s’occuper de lui ; bientôt elles trouvèrent plus plaisant de s’en amuser, et, piquées de l’indifférence qu’il montrait pour elles, ce qu’elles attribuaient faussement à une suffisance incroyable, elles ne tardèrent pas à donner un libre cours à leur joyeuse humeur.

— Eh bien ! monsieur Denbigh, s’écria l’une d’elles qui se faisait le plus remarquer par son enjouement et par ses saillies, un jour que Francis, assis à l’écart et les yeux fixés à terre, semblait étranger à tout ce qui se passait autour de lui, quand vous proposez-vous de gratifier le monde de vos brillantes idées sous la forme d’un livre ?

— Oh ! bientôt sans doute, dit une autre ; et je m’attends que ce seront des homélies, ou peut-être un nouveau volume sur les Devoirs de l’homme.

— Ou plutôt encore, reprit une troisième avec une sanglante ironie, un nouveau chant ajouté à la Boucle de cheveux enlevée. Monsieur a des idées si brillantes, si remplies d’images !

— Et si ce recueillement, dit une quatrième de la voix la plus douce et la plus tendre que Francis eût jamais entendue, n’était que l’effet d’un sentiment de pitié ou de compassion pour ces esprits inférieurs qui ne peuvent comprendre les réflexions qu’un esprit juste et posé lui suggère, ni s’élever à la hauteur de ses idées ?

Peut-être était-ce encore de l’ironie, et Francis en eut un instant l’idée ; cependant ce son de voix était si doux, si enchanteur, que, tremblant d’émotion, il s’aventura à lever la tête, et il rencontra les regards de Marianne attachés sur lui avec une expression qui pénétra jusqu’au fond de son cœur.

Ces paroles retentissaient toujours à son oreille ; il y pensait, il les commentait à chaque instant ; sans le regard qui les avait accompagnées, il aurait cru, comme les autres, que c’était le trait le plus sanglant qu’on lui eût lancé. Mais ce regard…, ces yeux…, cette voix ; quelle interprétation délicieuse ne leur donnaient-ils pas !

Francis ne resta pas longtemps dans l’angoisse. Le lendemain matin on fit des projets de promenade dont tout le monde devait être, excepté lui. Il était trop réservé ou trop fier pour se mettre d’une partie à laquelle personne ne l’avait invité, sans même qu’on lui eût fait entendre que sa présence serait agréable.

Plusieurs jeunes seigneurs se disputaient l’honneur de conduire la comtesse dans son charmant phaéton. Tous prétendaient avoir des droits à cette faveur insigne, et ils les faisaient valoir avec une chaleur égale à l’importance qu’ils attachaient à obtenir une préférence aussi éclatante. L’un rappelait depuis quel temps il aspirait à cet honneur, l’autre se prévalait d’une ancienne promesse ; tous enfin avaient des titres qui leur semblaient incontestables. Marianne écouta les divers candidats avec l’air d’insouciance et de légèreté qui lui était naturel, et elle mit fin à la dispute en disant :

— Puisque j’ai fait tant de promesses, Messieurs, pour n’offenser personne, j’aurai recours à la complaisance de M. Denbigh qui a aussi des droits que la modestie seule l’empêche de faire valoir. C’est donc à vous, dit-elle à Francis en lui présentant le fouet qu’elle devait remettre au vainqueur, c’est donc à vous que j’adjuge le prix, si toutefois vous voulez bien l’accepter.

Ces paroles furent accompagnées de l’un de ses sourires les plus gracieux, et Francis prit le fouet avec une émotion qu’il lui fut difficile de maîtriser.

Ses rivaux furent charmés de voir se terminer ainsi le débat ; il leur semblait trop peu dangereux pour leur inspirer quelque crainte ; et les compagnes de Marianne eurent peine à ne pas rire aux éclats du choix singulier qu’elle avait fait.

Il y avait quelque chose de si séduisant dans les manières de lady Pendennyss ; elle écoutait avec tant d’attention le peu de mots qu’il lui adressait ; elle semblait si empressée d’avoir son opinion sur tous les points, que le pauvre Francis était plongé dans une sorte d’extase ; et le doux poison de la flatterie, qu’il savourait pour la première fois, se glissait insensiblement dans son cœur, et y produisait son effet ordinaire.

La glace une fois rompue, Marianne continua à lui montrer des égards, des prévenances ; Francis était enchanté. Il fallait si peu de chose pour faire impression sur une âme qui ne s’était jamais ouverte au sentiment du plaisir ! Marianne avait fait la conquête du jeune homme, presque aussitôt qu’elle avait songé à l’entreprendre.

Francis sentit commencer une nouvelle existence, et son esprit se développait de jour en jour presque à son insu. Il acquit de la confiance ; le cercle si étroit de ses jouissances s’agrandissait, et il lui semblait qu’il n’était plus étranger au milieu du monde depuis que Marianne daignait faire attention à lui.

Quelques incidents de peu d’importance, que la comtesse sut ménager avec beaucoup d’adresse, l’amenèrent à la conclusion hardie qu’il ne lui était pas indifférent ; et Francis répondit aux avances de Marianne avec une ardeur qui allait presque jusqu’à l’adoration. Les semaines s’écoulèrent, et il ne songeait pas à partir. Il lui était impossible de se séparer de celle qui lui avait fait aimer la vie, et il tremblait cependant de risquer un aveu qui pouvait détruire en un moment ses rêves de bonheur, et l’exposer au ridicule.

La comtesse devenait de jour en jour plus affable ; et elle avait su lui donner indirectement des espérances si positives, que Francis se croyait sûr du succès, lorsque George, de retour d’Amérique, après avoir été rendre ses devoirs à son père et sceller avec lui sa réconciliation, accourut pour presser contre son cœur un frère qu’il aimait tendrement.

Francis fut ravi de voir George, et George fut aussi charmé que surpris de l’heureux changement qui s’était opéré en lui. Cependant Francis était bien loin de lui ressembler. Le colonel Denbigh, pétillant d’esprit, doué des manières les plus gracieuses, était alors l’un des hommes les plus séduisants de l’Angleterre. Marianne le vit, et pour la première fois elle sentit naître dans son cœur un sentiment qu’elle n’avait jamais connu. Jusqu’alors elle avait badiné avec l’amour, elle s’était moquée des soupirs étouffés de ses adorateurs ; mais la comtesse était forcée à son tour de reconnaître sa puissance, et elle se sentit subjuguée en dépit d’elle. L’amour et l’ambition se livraient un combat cruel dans son cœur. George ne tarda pas lui-même à brûler des mêmes feux, et les deux frères devinrent rivaux sans le savoir.

Si George avait soupçonné l’amour de son frère, trop généreux pour soutenir une lutte qui n’était pas égale, il aurait sans doute renoncé dès le principe à une rivalité trop facile. Si de son côté Francis eût su lire dans le cœur de George, il se fût éloigné à l’instant même ; il était accoutumé depuis trop longtemps à le regarder comme au-dessus de lui sous tous les rapports pour chercher un seul instant à lui disputer un cœur qui seul cependant pouvait le réconcilier avec la vie.

Mais Marianne sut nourrir avec adresse les espérances des deux frères, de manière à se réserver la liberté du choix. Indécise elle-même, partagée entre des sentiments opposés, elle les eût peut-être laissés longtemps en suspens, si un événement imprévu n’eût tout à coup dissipé tous les doutes, et décidé le sort de tous les trois.

Le duc de Derwent et celui de ses frères qui n’était point encore marié, après une longue conférence qu’ils eurent ensemble sur le caractère de leur futur héritier, en vinrent à la conclusion qu’ils ne pouvaient faire rien de mieux que de se marier, et ils se mirent chacun à chercher une femme avec la même indifférence qu’ils apportaient aux affaires les plus simples de la vie. Ils jetèrent les yeux sur deux cousines dont l’une était jolie et l’autre riche ; ils poussèrent la bizarrerie jusqu’à les tirer au sort : la jolie échut au duc, et la riche à son frère, ce qui établit entre eux l’équilibre de la fortune, et ils les épousèrent le même jour.

Ce double mariage dépouilla le pauvre Francis de tout son mérite, et lady Pendennyss ne consulta plus que son cœur ; quelques égards plus marqués qu’elle montra pour George amenèrent la déclaration, et il fut accepté.

Francis, qui n’avait parlé à personne de son amour, et qui n’avait jamais laissé entrevoir qu’à Marianne l’état de son cœur, sans oser même s’expliquer ouvertement, fut frappé comme d’un coup de foudre. Il resta auprès d’eux jusqu’au jour de leur union, il fut même présent au mariage ; il fut calme, silencieux ; mais c’était le silence d’une montagne qui couve dans son sein un volcan dont l’éruption sera d’autant plus terrible qu’elle est précédée d’un calme effrayant.

Le même jour il disparut, et tous les efforts qu’on fit pour découvrir sa retraite furent inutiles ; on ne put savoir ce qu’était devenu le fils aîné du général.

George, après son mariage, céda aux vives instances de sa jeune épouse, et donna sa démission pour aller mener avec elle une vie paisible et retirée, au milieu de toutes les jouissances de la fortune et de l’amour, dans l’une des résidences qui appartenaient à la comtesse. Marianne lui était tendrement attachée. N’ayant plus de raison pour se livrer à son goût pour la coquetterie, elle ne parut occupée que de faire son bonheur ; et son caractère s’améliora graduellement à la vue des excellentes qualités de celui qu’elle avait choisi pour époux.

Parfois un soupçon vague et confus sur le véritable motif de la disparition soudaine de Francis se glissait dans l’esprit de Marianne, et lui causait quelque inquiétude ; mais, parvenue au comble de ses désirs, aimant jusqu’à l’ivresse et payée du plus tendre retour, elle était trop heureuse pour sentir longtemps des remords de conscience. C’est dans les moments de peines et de privations qu’ils nous tourmentent, qu’ils nous poursuivent, qu’ils s’attachent à nous comme autant d’aiguillons acérés. La fortune nous berce-t-elle de ses faveurs, nous aimons à nous étourdir, à nous persuader que nous les méritons. Il faut des revers pour que l’illusion cesse, et c’est au sein de l’adversité que la voie de la vérité se fait entendre.

Le général Denbigh et lady Margaret moururent tous deux peu d’années après le mariage de leur enfant favori : mais ils vécurent pourtant assez pour embrasser leur petit-fils, qui fut appelé George, du nom de son père.

Le duc de Derwent et son fils, qui s’étaient mariés dans un moment de dépit, eurent chacun des enfants, et c’est dans ces descendants de diverses branches de la famille de Denbigh que se retrouvent les différents personnages de notre histoire. Lady Marianne, comtesse de Pendennyss, devint grosse une seconde fois ; mais en donnant le jour à une fille, sa santé reçut une atteinte dont elle ne se remit jamais parfaitement. Ses nerfs devinrent très-sensibles ; elle perdit presque toute son énergie, et la moindre commotion pouvait lui être funeste. Son mari était sa seule consolation ; il était aux petits soins avec elle ; et la vue des souffrances de Marianne semblait avoir encore augmenté la tendresse qu’il lui avait toujours témoignée.

Yves n’avait point oublié que c’était à la noble conduite de M. Denbigh qu’il devait son bonheur, et Isabelle se rappelait avec la plus vive reconnaissance le généreux dévouement qu’il avait montré en s’expatriant pour assurer le bonheur de celle qu’il aimait. Le Ciel l’avait récompensé de ce sacrifice héroïque, et Marianne s’était chargée d’acquitter la dette qu’Isabelle avait contractée avec lui.

La plus grande intimité s’était établie entre les deux ménages, et comme le jeune Yves était assez riche pour ne pas attendre après un bénéfice, il accepta volontiers l’offre que lui fit M. Denbigh de venir remplir les fonctions de chapelain dans son château, jusqu’à ce qu’il se présentait quelque cure avantageuse. Yves et Isabelle habitèrent pendant six ans Pendennyss-Castle. Le ministre de la paroisse était vieux et infirme, et il n’avait pas voulu qu’on lui donnât de vicaire ; mais les services de M. Yves, qui le soulageait dans ses pénibles fonctions sans chercher à s’en faire aucun mérite, n’étaient pas moins agréables au pasteur qu’à ses paroissiens.

Occupé à chaque instant à remplir des devoirs qui regardaient de droit le titulaire, et qu’il fallait concilier avec ceux que lui imposait son titre de chapelain du château, notre jeune ministre menait une vie aussi active que s’il eût desservi la cure la plus étendue. Isabelle et lui passaient toute l’année dans le pays de Galles ; ils ne formaient qu’une seule famille avec M. Denbigh et lady Pendennyss, qui ne les quittaient jamais que pour aller passer l’hiver à Londres, et qui alors laissaient leur fils avec eux. Ce fut à leurs tendres soins que le petit George dut les premières semences de vertu qui se développèrent ensuite dans son âme ; le jeune ministre, qui avait aussi le bonheur d’être père, se faisait un plaisir de lui donner les mêmes leçons qu’à Francis.

Cependant, depuis la naissance de la petite Marianne, la santé de la mère ne se rétablissait pas ; ce fut une première atteinte portée au bonheur de Denbigh, qui devait bientôt éprouver une nouvelle secousse. Ses amis parlèrent de le quitter.

M. Yves avait toujours eu l’intention de remplir dans toute leur étendue les fonctions de son ministère dès que l’occasion s’en présenterait. Il ne voulait pas qu’on pût dire qu’il n’était qu’une branche parasite et inutile, et sous ce rapport l’opinion des hommes parlait encore moins haut à son cœur que sa conscience. La cure de B*** devint vacante vers l’époque où sir Edward était venu prendre possession du domaine de ses ancêtres ; elle lui fut offerte, et il crut que son devoir était de l’accepter.

Denbigh eut recours aux instances les plus touchantes pour détourner le docteur de sa résolution. S’il n’eût fallu que de l’or, il l’aurait prodigué pour le retenir chez lui, et le revenu qu’il lui eût assuré aurait excédé de beaucoup celui de sa cure. Mais Denbigh connaissait trop bien le caractère du ministre pour lui faire une pareille proposition. Il essaya seulement de faire parler la voix de l’amitié ; mais ce fut inutilement. Le docteur reconnut les droits que Denbigh et sa famille avaient acquis à son affection, mais il ajouta :

— Qu’auriez-vous pensé, mon cher monsieur Denbigh, de l’un des premiers disciples de notre Sauveur, qui, pour des motifs de convenances, et par suite de considérations mondaines, aurait abandonné son saint ministère ? Si les temps sont changés, si les circonstances ont apporté quelques modifications à la manière de remplir nos devoirs, ces devoirs n’en subsistent pas moins, ils sont toujours les mêmes. Le ministre de notre sainte religion, une fois qu’il a obéi à l’appel de son divin maître, ne doit plus souffrir que rien le détourne du sentier qu’il a pris. S’il pouvait s’oublier à ce point, il aurait beau prétexter des affaires, des devoirs, des malheurs, il ne serait pas écouté. Ses obligations sont grandes et solennelles ; mais, quand il les a remplies fidèlement, oh ! que sa récompense doit être glorieuse !

Auprès d’un homme qui avait une si noble opinion de ses devoirs, toutes nouvelles instances auraient été inutiles ; M. Denbigh ne le pressa pas davantage, mais ses regrets n’en furent pas moins vifs lorsqu’il le vit partir. Les deux amis promirent de s’écrire exactement, et ils tinrent parole. Ils se réunissaient de


temps en temps au château de Lumley, résidence de la comtesse, qui n’était qu’à deux journées de distance de la paroisse du docteur ; bientôt ces réunions devinrent impossibles ; la santé de lady Pendennyss, de plus en plus languissante, ne lui permit plus de voyager. Le docteur ne pouvant se décider à vivre entièrement séparé de son ami, poussait de loin en loin ses excursions jusqu’au pays de Galles, et quoique ses visites n’eussent lieu qu’à de grands intervalles l’une de l’autre, elles produisaient les plus heureux effets.

M. Denbigh, qui voyait dépérir sa femme sous ses yeux, s’abandonnait souvent à une douleur qui tenait du désespoir. Le docteur Yves lui apprit à chercher des consolations où il pouvait seulement espérer d’en trouver, dans une piété fervente et solide. Son ami prêtait une oreille avide à ses conseils ; la persuasion entrait doucement dans son âme, et si le chagrin qui le consumait devait le conduire prématurément au tombeau, il sentait du moins qu’il y descendrait avec l’espérance fondée d’une résurrection bienheureuse.