Précaution/Chapitre XII

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome premierp. 68-74).

CHAPITRE XII.


Voyez ces danses légères inventées par l’innocence et l’amour : l’étiquette en règle aujourd’hui les pas.
Locan.


En arrivant au milieu de la brillante assemblée réunie chez M. Haughton, les yeux d’Émilie se promenèrent quelque temps autour du salon pour chercher le danseur qui l’avait engagée d’avance, mais ils ne rencontrèrent que les figures inconnues des militaires, dont les habits rouges formaient le contraste le plus agréable avec la toilette des belles de la petite ville de F***. Si la société n’était pas aussi choisie qu’on eût pu le désirer, du moins elle était bien disposée à profiter des plaisirs qu’on lui offrait, et à suivre la méthode de leur hôte, qui faisait les honneurs de chez lui avec la bienveillance qui lui était naturelle, et qui semblait dire à tous les jeunes gens qui l’entouraient : — Dansez, amusez vous, mes enfants, et semez de fleurs les épines de la vie.

Au milieu de toute cette brillante jeunesse, Émilie reconnut le capitaine Jarvis en grand uniforme, et dès qu’il l’aperçut il s’avança vers elle et vint l’engager pour la première contredanse.

Le colonel s’était déjà assuré la main de Jane pour une partie de la soirée, et c’était à l’instigation de son ami que Jarvis faisait l’effort d’inviter Émilie.

Celle-ci le remercia en alléguant son engagement ; le jeune homme, qui, d’après la crainte que ses sœurs témoignaient toujours de manquer de danseurs, lorsqu’elles allaient au bal, croyait faire une grande faveur aux dames qu’il invitait, fut très-mortifié et resta quelques minutes dans un morne silence ; enfin il s’éloigna avec un mouvement de dépit, déterminé à se venger sur tout le sexe et à ne pas danser de la soirée.

Par suite de cette belle résolution, il se retira dans un salon de dégagement où il trouva quelques militaires de sa connaissance, savourant le plaisir qu’ils appréciaient le mieux de tous ceux qu’offrait la soirée, celle de boire un verre de punch.

Comme Clara s’était prudemment décidée à se conduire comme la digne femme d’un ministre, et qu’elle avait renoncé à la danse, Catherine Chatterton, qui avait la supériorité de l’âge et celle du rang sur les autres demoiselles de la société, avait été désignée pour ouvrir le bal.

La douairière, qui aimait à déployer ses grands airs en toute occasion, avait résolu d’arriver la dernière pour produire plus d’effet ; et Lucy Haughton ne cessait de tourmenter son père pour qu’on commençât sans l’attendre ; enfin elle parut, conduite par son fils et suivie de ses deux filles dans la plus éclatante parure.

Le docteur Yves, que ses occupations avaient retenu, les suivit de près avec sa femme et son jeune ami, et la danse commença.

Denbigh avait quitté le deuil pour cette soirée, et, comme il approchait pour réclamer la main qu’Émilie lui avait promise, elle pensa que, s’il n’avait pas un extérieur aussi séduisant que le colonel Egerton, qui passait devant elle avec Jane, du moins il avait quelque chose de plus distingué et de plus intéressant.

Émilie dansait très-bien, sans y attacher pourtant la moindre importance, tandis que Denbigh, quoiqu’il allât en mesure et que ses mouvements fussent gracieux, prouvait qu’il n’avait pas fait une étude approfondie d’un talent dans lequel réside tout le mérite de tant de jeunes gens, et sans le secours de son aimable danseuse il eût plus d’une fois brouillé la figure de la contredanse.

En la reconduisant à sa place, il lui demanda très-gravement ce qu’elle pensait de sa danse.

— Vous pourriez avec plus de raison lui donner le nom de marche, répondit Émilie en souriant. Il allait répondre sur le même ton, lorsque Jarvis s’approcha d’eux. À l’aide d’un bol de punch et par suite de la susceptibilité commune aux petits esprits, il était parvenu à se croire offensé, en se rappelant que Denbigh n’était arrivé qu’après le refus qu’Émilie avait fait de danser avec lui. Malheureusement il avait pour ami un officier un peu trop amateur de la bouteille, et cette conformité de goûts avait encore contribué à rendre leur liaison plus intime.

Rien ne rend aussi confiant que l’ivresse. Le capitaine ayant quitté un moment son ami pour venir voir les danseuses et confirmer ses soupçons, revint le trouver ; furieux de l’affront qu’il croyait qu’on lui avait fait, il vociféra quelques jurements. Celui-ci lui demanda la cause de cette grande colère, et il ne se fit pas prier pour lui faire partager son indignation.

Il y a dans presque tous les régiments quelques hommes qu’on pourrait appeler les champions de tout le genre humain ; ils n’entendent pas parler de la plus légère altercation, qu’ils ne conseillent, qu’ils n’exigent, sous peine du déshonneur, que deux amis aillent se couper la gorge ; et ces fléaux de l’humanité, qui ne demandent que du sang, sont aussi odieux à l’homme raisonnable et sensible qu’ils sont funestes aux jeunes gens timides ou bornés qui ont le malheur de les rencontrer.

Lorsqu’ils ont quelque querelle, ils ne sont pas tout à fait aussi pressés d’en venir aux mains ; mais s’agit-il de leurs amis, ils sont inflexibles ; et telle est la force d’un préjugé barbare, que ces thermomètres du faux honneur, sur lesquels ni la raison ni la nature ne peuvent rien, deviennent les arbitres souverains de la vie ou de la mort de tout un régiment.

Le confident de Jarvis était un de ces misérables ferrailleurs, et le résultat de leur conversation est facile à imaginer.

En arrivant près d’Émilie et de Denbigh, le capitaine jeta sur ce dernier un regard foudroyant, qu’il crut propre à lui expliquer ses intentions hostiles.

Mais ce regard fut perdu pour son rival, qui était occupé en ce moment de pensées d’un genre bien différent ; et le paisible capitaine, qui croyait avoir produit tout l’effet désiré, se serait probablement retiré pour se livrer à un sommeil qui lui eût rendu l’usage de son étroit bon sens, si son dangereux ami n’eût pris soin d’aiguillonner sa fureur.

— Vous êtes-vous jamais battu ? dit froidement le capitaine Digby à Jarvis en s’asseyant dans le parloir du Doyenné, où ils s’étaient rendus pour convenir des arrangements à prendre pour le lendemain matin.

— Oui ! répondit Jarvis avec un regard stupide. Je me battis une fois avec Tom Halliday, lorsque j’étais à l’école.

À l’école ! mon cher ami. Diable ! vous avez commencé de bonne beurre ! réplique Digby en se versant un verre de vin. Et comment cela finit-il ?

— Oh ! Tom me porta le premier coup ; mais bientôt je criai que c’était assez, dit Jarvis d’un ton bourru.

— Que c’était assez ! J’espère que vous n’avez point demandé grâce ? s’écria son ami en le regardant fixement. Et où vous avait-il touché ?

— Il m’avait, parbleu ! touché partout.

— Comment, partout ? vous ne saviez donc pas vous défendre ? Et de quelle manière vous battiez-vous ?

— À coups de poing, dit Jarvis en chancelant et la langue embarrassée. Digby, voyant qu’il était complètement ivre, sonna un domestique pour le faire mettre au lit, et resta pour finir la bouteille qu’ils avaient entamée.

Peu de temps après que Jarvis eut lancé à Denbigh ce terrible regard, destiné à l’avertir de la vengeance qu’il méditait, le colonel Egerton s’approcha d’Émilie pour lui demander la permission de lui présenter sir Herbert Nicholson, le lieutenant-colonel de son régiment, qui désirait avoir l’honneur de danser avec elle la prochaine contredanse. Émilie exprima son consentement par une inclination gracieuse. Bientôt après, cherchant des yeux Denbigh, qui venait de la quitter, elle l’aperçut regardant avec attention deux militaires à l’un desquels il dit quelques mots à la hâte, puis sortit précipitamment.

Elle croyait à chaque instant le voir revenir ; mais il ne reparut plus de toute la soirée.

— Connaissez-vous M. Denbigh ? demanda Émilie à son danseur, après l’avoir inutilement cherché des yeux dans le bal.

— Denbigh ! Denbigh ! j’ai connu plusieurs personnes de ce nom, répondit sir Herbert ; il y en a deux ou trois dans l’armée.

— Oui ! répondit Émilie d’un air pensif, il est dans l’armée ; et en relevant la tête elle vit les yeux de sir Herbert fixés sur elle avec une expression qui la fit rougir. Celui-ci dit en souriant qu’il faisait bien chaud ; Émilie saisit avec empressement cette excuse, éprouvant pour la première fois de sa vie un sentiment qu’elle craignait qu’on ne devinât, et une confusion qu’elle avait peine à cacher.

— Grace Chatterton est réellement charmante ce soir, dit John à Clara ; il faut que je la prie de m’accepter pour danseur.

— Vous ne sauriez faire un meilleur choix, mon cher ami, répondit sa sœur en regardant leur jolie cousine, qui, voyant que John s’approchait d’elle, se hâta de détourner la tête d’un autre côté, comme si elle eût cherché quelqu’un, dans l’espoir de cacher une émotion que le soulèvement précipité de son sein trahissait en dépit de ses efforts. Il n’y a rien de plus flatteur pour la vanité d’un homme que d’être témoin du trouble qu’il a fait naître dans le cœur d’une jeune fille, et surtout lorsqu’elle cherche à le dissimuler ; rien n’est aussi touchant, aussi sûr de captiver. John, enchanté, allait lui parler, lorsque la douairière, inspirée par son mauvais génie, vint encore se placer entre eux.

— Oh ! monsieur Moseley, s’écria-t-elle, par pitié pour la santé de Grace, n’allez pas l’engager à danser cette contredanse ; car je sais qu’elle ne peut rien vous refuser, et elle ne s’est pas encore reposée.

— Vos désirs sont des ordres pour moi, madame, dit John froidement ; et, faisant un tour sur le talon, il gagna l’autre bout du salon. Dès qu’il fut hors de l’atteinte de la douairière, il se retourna pour voir l’effet qu’avait produit son brusque départ, et vit qu’elle était aussi rouge et aussi agitée que si, comme sa fille, elle eût dansé toutes les contredanses, tandis que Grace, les yeux fixés sur le parquet, lui parut plus pâle que de coutume. — Oh ! Grace ! pensait John, que vous seriez belle, douce, aimable, parfaite enfin, si… si lady Chatterton n’était pas votre mère ! et courut engager une des plus jolies demoiselles du bal.

Le colonel Egerton, dans une salle de bal, semblait être dans son élément : il dansait avec grâce et vivacité, il connaissait les usages les plus minutieux de la société, et il ne négligeait aucun de ces petits soins qui ont tant de pouvoir sur le cœur des femmes. Jane, entourée de tous ceux qu’elle aimait, qui lui semblaient tous heureux comme elle, ne trouvait ni dans son jugement, ni dans sa raison, une résistance assez forte contre une attraction si puissante ; d’ailleurs la flatterie du colonel était si adroite ! les goûts de Jane étaient les siens, et ses opinions devenaient bientôt les siennes.

Dans les premiers moments de leur intimité ils avaient différé de goût sur un seul point de littérature, et pendant quelques jours le colonel avait soutenu son opinion pour avoir plus de mérite en l’abandonnant ; en effet, après une discussion intéressante, il parut ne céder qu’à la rectitude du jugement de Jane, à la pureté de son goût.

Egerton paraissait tout à fait subjugué ; et Jane, qui voyait dans ses attentions délicates la preuve d’un véritable amour, entrevoyait déjà le moment doux et pénible à la fois où elle en recevrait l’aveu.

Jane avait un cœur tendre et sensible, trop sensible peut-être. Le danger était dans son imagination exaltée, qui n’était point réglée par le jugement, qui n’était guidée par aucun principe, à moins qu’on n’appelle principes ces maximes ordinaires, ces règles de conduite qui sont suffisantes pour retenir dans les bornes du devoir : pour ceux-là Jane en était pourvue ; mais ces principes qui peuvent seuls donner la force de maîtriser les passions, qui engagent à les combattre sans cesse, à ne jamais leur céder, la pauvre Jane n’en avait jamais entendu parler.

La famille de sir Edward se retira la première, et Mrs Wilson revint seule dans sa voiture avec sa nièce.

Émilie, qui n’avait pas paru s’amuser beaucoup pendant la soirée, rompit tout à coup le silence en disant d’un air ironique : — Ah ! le colonel Egerton est un modèle achevé ; pour peu que cela dure, ce sera bientôt un héros. Voyant que sa tante la regardait d’un air étonné, elle s’empressa d’ajouter : — Aux yeux de Jane, du moins.

Ces mots furent prononcés d’un ton d’humeur qui n’était pas ordinaire à Émilie, et Mrs Wilson la gronda doucement de porter un jugement téméraire sur une sœur qui l’aimait tendrement et qui avait sur elle l’avantage des années. Émilie pressa la main de sa tante en avouant qu’elle avait eu tort. — Mais, ajouta-t-elle, il m’est impossible de voir de sang-froid qu’un homme tel que le colonel Egerton exerce une sorte d’ascendant sur une femme qui a autant d’esprit que Jane, et surtout qu’il puisse, en gagnant ses affections, compromettre le bonheur d’une sœur aussi chère.

Mrs Wilson sentait intérieurement la vérité d’une remarque qu’elle avait cru de son devoir de blâmer, et elle pressa son Émilie contre son cœur.

Elle ne voyait que trop que l’imagination de Jane parait son amant de toutes les qualités qu’elle admirait le plus, et elle craignait que, lorsque le voile qu’elle contribuait à étendre sur ses yeux serait tombé, elle ne cessât de l’estimer, et par conséquent de l’aimer, lorsque le mal serait sans remède.

Les inquiétudes de Mrs Wilson sur le sort de Jane lui semblaient un avertissement de redoubler de prévoyance pour éviter de semblables malheurs à celle dont le bonheur lui était confié.

Émilie Moseley venait d’atteindre sa dix-huitième année, et la nature l’avait douée d’une vivacité et d’une innocence qui la faisaient jouir, avec la simplicité et l’enthousiasme d’un enfant, des plaisirs de cet âge heureux. Elle était sans art, et son esprit et son enjouement pétillaient dans ses yeux ; heureuse du calme de sa conscience et de l’amour de ses parents, elle avait la sérénité et la piété d’un ange.

Grâce aux soins de sa tante et à son intelligence, elle excellait dans tous les petits ouvrages de son sexe ; elle était instruite sans pédanterie, et elle consacrait quelques heures chaque jour à augmenter ce trésor pour l’avenir, en lisant avec Mrs Wilson les bons ouvrages à la portée d’une jeune personne. On pouvait dire qu’Émilie n’avait jamais lu un livre qui contînt une pensée ou qui pût faire naître une opinion inconvenante pour son sexe ou dangereuse pour ses principes, et toute la pureté de son âme se peignait sur son front, siège de la candeur et de l’innocence.

Mais plus Mrs Wilson admirait la fraîcheur de cette jeune plante qu’elle avait cultivée avec tant de soin, plus elle s’efforçait d’écarter loin d’elle tous les souffles contagieux qui auraient pu la flétrir. Émilie était dans cet âge où l’âme expansive s’ouvre aisément à toutes les impressions, où les sentiments ont une vivacité qui, bien dirigée, produit les plus heureux résultats, mais qui, lorsqu’elle n’est pas guidée par l’expérience, peut entraîner dans une fausse route d’où il est bien difficile de revenir. Mrs Wilson sentit qu’elle avait plus que jamais besoin de ses conseils, et qu’il ne fallait pas la perdre un seul instant de vue à cette époque critique, si elle ne voulait pas laisser son ouvrage imparfait.