Pour se damner/Mignardise

(p. 173-180).


MIGNARDISE


Le jour se glissait dans la chambre close, blanchissant la flamme de la veilleuse ; il courut à la fenêtre et tira les rideaux.

Le soleil d’octobre entra, faisant chanter des gammes d’or sur le satin pâle des tentures ; les grands nègres, qui se trouvaient aux côtés de la cheminée, avaient leurs faces noires barbouillées de rayons, des traînées étincelantes frappaient le vieux lustre de cuivre rouge, suspendu au plafond.

Elle avait rejeté les couvertures, et son pied nu, d’un rose de fleur, mettait une note de couleur sur le fouillis blanc des draps et des dentelles ; elle riait, ses cheveux châtains chatouillant ses yeux d’azur sombre ; et elle ne disait rien, riant toujours, comme si ce rire heureux eût été un hymne à son bonheur, à l’ivresse qui n’avait pas quitté ses sens, à la journée qui se préparait, à celles qui devaient suivre.

Lui tenait dans sa main ce pied si petit, qui terminait d’une façon voluptueusement étrange ces jambes admirables de déesse ; il s’émerveillait de la voir si belle, si blanche, si grasse ; comme un enfant auquel on a donné le jouet ardemment désiré, il ne pouvait croire encore qu’elle fût à lui, vraiment bien à lui seul, cette femme si intelligente, et tellement adorablement faite, que le grand sculpteur Millet disait d’elle, un soir qu’elle était trop décolletée : « C’est mon marbre dans lequel on a insufflé la vie ! »

— Et quand je pense, murmura-t-elle, devenue tout à coup rêveuse, que tu ne voulais pas venir ! Tu ne m’as pas encore dit pourquoi ?

— Est-ce que je sais, répondit-il, des craintes que je t’expliquerai. Les hommes sont bêtes !… Mais je te désirais, je souffrais…

— Je savais bien, continua-t-elle avec un sourire fier, que lorsque tu me verrais je serais aimée… Avec mes vêtements, tu ne devinais rien !… Ah ! pauvre cher, celles que tu as connues t’ont rendu sceptique et méchant ; moi, je suis une vraie femme, je t’aimerai loyalement, sans mensonge !… Tu as eu tant de chagrin, il faut que tu sois heureux maintenant.

Et toujours déshabillée, riant et babillant, sentant déborder de tout son être cette joie qui ne lui était jamais venue, elle courait à son boudoir, et ouvrant le grand piano d’Erard, elle jetait les cascades de notes étincelantes, les marches triomphales qui sonnaient la victoire de son cœur. Puis elle cria :

— Qu’on aille me chercher des fleurs, je veux des fleurs ; des œillets, des chrysanthèmes, des violettes, des roses, la floraison d’à présent !…

Et lorsque dans ses bras elle eut toutes les gerbes, tout ce tas de bouquets éparpillés, elle s’y enfouit la tête, respirant ces parfums violents avec folie ; et, comme elle se penchait vers lui, toute couverte de roses et de violettes, il ne savait plus, dans la furie des baisers, s’il embrassait les lèvres de la femme ou les pétales des fleurs.


Ils partirent pour la campagne, ayant la soif de l’air pur, le besoin ardent de mettre la nature dans leurs amours, le désir de se dire qu’ils s’adoraient devant les arbres encore verts !

Ils s’arrêtèrent près d’un petit étang enchâssé de marguerites et de boutons d’or ; mille végétations gaies et impatientes s’élançaient à la surface : l’on eût dit un parterre multicolore éclos dans un bloc de verre. Au loin, les collines bleues, finement modelées, semblaient couchées, comme de merveilleux oiseaux de la Chine sur l’orbe d’un vase éclatant de couleurs.

L’automne répandait sa poésie mélancolique ; les feuilles rousses étaient tombées sur le sol, mêlées aux mousses et aux lichens ; les hautes bruyères, devenues brunes, et les fougères, barbouillées d’ocre jaune, venaient mourir aux pieds des chênes qui se bronzaient de tons ferrugineux ; les genévriers avaient pâli, les houx seuls demeuraient luisants et rouges.

Ils erraient, s’enivrant de ces teintes, de ce silence, de cette saison merveilleuse qui n’a ni les rigueurs de l’hiver, ni les ardeurs de juillet, ni les mollesses d’avril ; ils erraient, l’âme enlevée comme sur des ailes d’aigle, en de plus hautes extases. Et la charmante amoureuse regardait le paysage, la taille prise dans les bras de celui qui ne regardait qu’elle ; elle songeait aux jours passés, pleins d’ennui et de trouble ; il lui semblait que sa vie s’effaçait derrière un brouillard toujours plus intense. Elle ne se souvenait de rien que des serments échangés dans les longs baisers, la veille ; et rassérénée, après tant d’espérances vaines, de désillusions sans cesse renaissantes, elle joignit les mains comme si elle priait.

— Ma chère âme, dit-elle faiblement, nous n’oublierons jamais cette heure qui nous lie l’un à l’autre ; jure-moi que tu me donnes ta vie, jure-moi que tu m’aimeras toujours !

Il allait très certainement jurer.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mais il se fit un grand bruit dans la rue, et elle s’éveilla !

Le soleil d’octobre entrait dans la chambre et faisait pâlir la veilleuse ; les nègres de bois riaient de toutes leurs dents blanches à la clarté envahissante, le vieux lustre en cuivre rouge flamboyait ; son petit pied, d’un rose de fleur, passait sous la couverture, mais elle était seule.

En ce moment la femme de chambre entra ; elle apportait le bouquet superbe, envoyé chaque jour par le vieux souverain qui, pour un sourire d’elle, eût jeté sa couronne aux vents du ciel ; c’étaient des roses exquises veinées de nuances tendres comme de la chair de femme, des gardénias dont chaque pétale cachait une cassolette divine.

— Quel bonheur, dit-elle, que tout cela ne soit qu’un songe ! Je vous demande un peu pourquoi j’ai rêvé de ce monsieur…

Elle voulut rire, mais elle se trompa ; et envoyant rouler les admirables fleurs sur le tapis, elle se cacha la tête dans son oreiller et pleura de tout son cœur.