Pour se damner/Les Bottes de Cendrillon


LES BOTTES DE CENDRILLON


C’était en plein été. Une volupté chaude palpitait au milieu d’un cadre de fleurs follement étalées ; les alouettes sortaient des blés avec des cris d’allégresse, et les roses s’en donnaient à cœur joie, remplissant les chemins et les parterres de leur parfum troublant.

La villa tout entière se blottissait dans les fleurs comme pour s’y enfouir et se faire oublier.

Pourtant, chaque matin apparaissait à une fenêtre l’adorable tête d’une femme blonde à cheveux courts, très frisés. Ses yeux de bleuet pâle luttaient encore contre le sommeil ; elle riait aux mille roses qui venaient effleurer son charmant visage et lui souhaiter la bienvenue ; elle les cueillait, et les jetait, avec des cris d’oiseau heureux, à quelqu’un qu’on ne pouvait voir.

Peu de temps après, deux jeunes gens sortaient, se tenant par le bras ; le plus âgé des deux, un homme de vingt-six ans, brun, avec des yeux de velours roux, avait pour son compagnon des attentions passionnées, pleines d’enfantillages exquis ; le plus jeune, qui ressemblait furieusement à la jolie femme aux roses, marchait avec un air crâne, tout à fait drôle dans son costume de gamin, sa casquette d’où sortaient des flots de cheveux d’or, et ses bottes qui lui montaient jusqu’aux genoux.


Oh ! ces bottes ! elles étaient si petites et si mignonnes qu’elles eussent chaussé un enfant de dix ans ; elles couraient côte à côte, heureuses de se sentir libres dans cette campagne verte ; elles sautaient, bondissaient sans crainte des cailloux et des branches ; elles se trouvaient si fières d’emprisonner délicatement les tendres pieds qui, eux aussi, semblaient des pétales de rose !

Et le bonheur, un bonheur envié par les anges et par les hommes, planait sur ces deux têtes d’amoureux ; ils se pendaient l’un à l’autre avec des appellations passionnées, se regardant dans les yeux avec extase ; et tout cela finissait par des baisers, des baisers toujours, un chapelet d’ivresses égrenées sans fin ; les caresses succédaient aux caresses, comme si ces affamés d’amour eussent eu à se dépêcher de s’aimer en prévision d’un malheur prévu.

Parfois, à l’approche d’une voiture, à l’arrivée d’un passant, ils pâlissaient, se serraient l’un contre l’autre, se reprenant d’une étreinte plus folle, presque douloureuse ; puis ils riaient, tout émus, et se regardaient longtemps, des larmes plein les yeux.

À ce moment-là, les petites bottes se tenaient très tranquilles ; il fallait les tendres discours du jeune homme brun pour qu’elles se décidassent à retrottiner avec confiance.

Un jour, tout s’écroula ; une chaise de poste vint s’arrêter devant la grille ; un monsieur, l’air dur, avec les cheveux grisonnants, en descendit, accompagné d’un commissaire de police, ceint de son écharpe.

Alors, on entendit dans l’intérieur des cris et des sanglots déchirants. Une voix faible s’élevait suppliante, des accents de colère tombaient dans le silence comme des coups de marteau frappant sans relâche ; puis le monsieur reparut, traînant une femme échevelée qui se tordait les mains en accusant le ciel.

Ce matin-là, elle avait un peignoir flottant, des fleurs de pourpre restaient piquées dans ses cheveux fauves ; des mules de satin, deux ailes de cigne, remplaçaient les petites bottes ; on eût dit une rose blanche arrachée de sa tige par une main furieuse.

Le commissaire contenait le jeune homme ivre de fureur et poussant des cris de rage impuissante ; tout à coup il se tut, haletant, dompté ! Dans le jardin, elle lui parlait, elle l’appelait, le nommant sa vie et son espérance, lui disant adieu en ce monde, le suppliant de ne pas chercher à la venger ; puis, bientôt la voix de l’amoureuse désolée se perdit dans le bruit des roues, s’éteignit tout à fait.

Alors l’amant resté seul ne pleura plus. Il sortit de la maison, pressant fiévreusement contre lui les bottes de sa chère Cendrillon, le seul objet qu’il emportât dans sa fuite ; il referma la grille avec un gémissement sourd, et, après avoir collé ses lèvres sur la serrure qui avait gardé son bonheur, il disparut dans le chemin.

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Il y a quelques jours, à la salle des Ventes de la rue Drouot, en visitant les objets d’art, les tableaux de maître, les riches épaves des cocottes tombées, les ustensiles des pauvres arrivés à l’extrémité dernière, on découvrait un sombre coin où l’on avait jeté une paire de bottes froissées et meurtries.

Elles se tenaient serrées l’une contre l’autre, honteuses et tristes. Couvertes de poussière, les jolis talons presque déformés, elles gisaient là, toutes mignonnes, dans ce lamentable cimetière d’objets sans nom, de loques dépareillées, de friperies bizarres ! elles n’attendaient plus rien du sort. Quel pied eût pu s’y glisser ?

Si le marquis de L… fût entré dans cette salle, peut-être eût-il reconnu la chaussure de conte de fée ; mais il est sombre et sévère, et ne va plus aux ventes depuis qu’il dit partout que sa femme est malade, en Italie.

Vous vous souvenez de la marquise, n’est-ce pas ? L’an dernier, tout Paris lui faisait la cour, et le chroniqueur mondain d’un grand journal parlait chaque jour de ses toilettes merveilleuses et de son sourire enchanteur.

À la prison Saint-Lazare, dans ce lieu résumant à lui seul tous les cercles de l’enfer du Dante, il y a une jeune femme pâle qui lui ressemble ; si vous la rencontrez, détournez les yeux de cette ombre désespérée à laquelle les vivants n’ont plus rien à dire ; gardez-vous de chercher à savoir si c’est là l’amoureuse adorable de la fenêtre des roses, le gamin rieur qui courait après les papillons et après l’amour, de toutes les forces de ses petites bottes.

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Requiescat in pace pour Cendrillon !