Pour se damner/Le Roquet
LE ROQUET
Je vous aime, Blanche, je vous adore, et je ne puis vous épouser ; lisez le triste récit que je vais vous faire, et oubliez-moi !
Elle était charmante ; blonde avec des yeux bleus, un air de candeur, une taille exquise ; pas de ces tailles prêtes à couler dans une bague et qui font supposer que tout le reste y passerait aussi ; non, une taille assise sur des hanches solides ; puis des mains de duchesse, et une attache de cou qui faisait songer à un joli pigeon emplumé !
Dès que je la vis j’en devins amoureux ; comme j’étais orphelin et riche, je sus bien vite que je ne déplaisais pas à la mère. Cette auguste matrone, haute en couleur, portait, hiver comme été, jour comme nuit, un bonnet à rubans roses ; mais d’un rose si criard et si faux, que j’hésitai longtemps avant de déclarer mon amour à Jenny ; la divine créature dont j’étais épris portait ce nom d’honnête ouvrière.
Enfin je passai par-dessus les rubans de la mère en regardant ma chère bien-aimée, et je fus bientôt admis à faire ma cour.
Mais il était dit que le sort s’acharnerait après mes nerfs, dans cette maison où j’avais trouvé la compagne de mon choix. À peine avais-je oublié les coques roses de ma future belle-mère, qu’un agacement plus sérieux vint mettre ma patience à une rude épreuve.
Depuis quelques jours, j’entendais par instants des aboiements furieux auxquels succédaient les hurlements d’un chien cherchant noise à la lune ; alors Jenny se baissait, emportait dans ses bras, le cachant sous sa robe, l’horrible animal qu’elle ne laissait pas voir ; puis elle s’enfuyait éperdue, et longtemps après son départ, j’entendais les cris furieux du roquet.
D’autres fois, la mère m’entraînait dans la salle à manger en essayant d’excuser sa fille.
— Pourquoi, lui dis-je un jour, Jenny ne veut-elle pas me montrer le chien ? il est donc bien laid ?
— C’est un animal hargneux et méchant, me répondit-elle troublée ; Jenny a peur qu’il ne vous déplaise.
— Et elle y tient tellement qu’elle ne peut s’en séparer ? — Il lui est fort attaché ; mais si vous le voulez absolument, une fois mariée, elle vous en fera le sacrifice.
Je crois bien que je le voulais ; au sortir de l’église, pensais-je, je jetterai moi-même l’affreux roquet par la fenêtre.
Cela continua quelque temps encore. Pendant que je disais des paroles d’amour à ma rougissante fiancée, tout à coup elle se jetait sous le canapé sur lequel nous étions assis, et cherchait à calmer le chien dont les aboiements devaient s’entendre au bout du quartier.
La malheureuse enfant, avec des gestes désespérés, essayait de faire taire la bête horrible ; rien n’y faisait, et j’entrais dans de tels accès de fureur, que je quittai précipitamment la chambre, pour ne pas me jeter sur mon ennemi et l’étrangler aux yeux de sa trop sensible maîtresse.
Parfois même, il me semblait que Jenny me fût devenue moins chère, et que ce chien, vomi par le sabbat, mettait entre nous un obstacle insurmontable. Un jour, je le lui dis franchement ; elle pleura avec force, me jura éloquemment que le lendemain de notre mariage le chien disparaîtrait, et je m’efforçai de chasser de mon cœur les noirs nuages qui l’obscurcissaient.
Le grand jour arriva ; dans l’excès de mon bonheur, j’oubliai tout ce qui n’était pas l’adorable créature à laquelle je devais consacrer mon existence.
Jenny m’avait paru très agitée pendant le dîner, mais j’étais si troublé moi-même que j’excusais son air inquiet et ses fréquents chuchotements avec sa mère ; seulement le sourire des gens qui m’entouraient me frappa ; par instants, je distinguais dans ce sourire de la pitié et un peu d’ironie ; mais, comme il est dans nos usages d’adresser aux jeunes mariés des sous-entendus d’un goût déplorable, je n’y pensai plus, et me livrai aux riantes idées que m’envoyait le joli dieu d’amour éclairé par les flambeaux de l’hymen. Enfin, les invités disparurent à la file, et j’emmenai chez moi ma chère petite femme tremblante et émue. J’avais préparé avec amour un nid digne de celle que je voulais rendre heureuse ; en effet, elle poussa un cri d’admiration devant la jolie chambre à coucher tendue de gris pâle, sa couleur favorite.
Je la laissai seule ôter son voile et les fleurs d’oranger qui ornaient sa candeur et ses beaux cheveux, puis, rentrant quelques minutes après, je la trouvai blottie dans le grand lit comme un oiseau frileux et confiant.
Alors, mon cœur éclata, et me jetant à genoux sur le bord de la couche nuptiale :
— Ah ! Jenny, m’écriai-je, ma bien-aimée, laisse-moi te dire…
Mais des abois furieux me coupèrent la parole. Ma femme, en chemise, sans plus s’occuper de moi que si je n’existais pas, sauta hors du lit, et, selon son habitude, se mit à quatre pattes à la recherche du roquet.
Cette fois ma colère éclata. — Ah ! c’est trop fort ! m’écriai-je. Madame, vous aviez promis de me délivrer de ce chien de malheur !
Et me jetant sous le lit à mon tour, je cherchai éperdument… mais je ne trouvai rien que la malheureuse Jenny que je ramenai par force au milieu de la chambre ; alors je m’aperçus — l’horreur me coupe la parole — je m’aperçus qu’au lieu d’un roquet que je voulais écraser sous mes pieds, c’était ma femme, la créature exquise à laquelle je venais de jurer amour et fidélité, qui jetait ces hurlements féroces ; c’était elle qui, prise d’attaques épouvantables, de tics pour lesquels les médecins ne peuvent trouver de mots assez barbares, poussait ces aboiements, bien faits pour rendre fou de douleur et de rage.
— Malheureuse, m’écriai-je, il fallait me prévenir ! on ne trompe pas ainsi un honnête homme !
Mais les cris et les aboiements redoublaient de fureur, mes paroles se perdaient dans cet atroce vacarme ; je sautai sur mon chapeau et j’allai coucher à l’hôtel.
Voilà pourquoi, ma chère Blanche, tout en vous adorant du plus profond de mon âme, je ne puis demander votre main à votre famille ; plaignez-moi et, en souvenir de celui qui vous aimait, n’ayez jamais de chien, de petit chien surtout !