Pour se damner/Le Dîner des fiançailles

(p. 129-136).


LE DÎNER DES FIANÇAILLES


Armand aimait Hélène d’un amour sans espoir, mais comme tous les amoureux il s’entêtait dans son malheur ; ce que j’inventais pour le distraire l’irritait, et le faisait s’éloigner de cette amitié qui datait du collège, et à laquelle, jadis il attachait tant de prix.

Hélène n’avait plus de parents, et habitait chez sa grand’mère, la comtesse de M…, un magnifique hôtel entre cour et jardin ; des fenêtres d’Armand on apercevait les chambres de service et le perron de l’hôtel ; il pouvait donc entrevoir sa bien-aimée alors qu’elle rentrait ou qu’elle sortait ; et le pauvre garçon, dans ce fugitif espoir, passait sa vie chez lui, sans vouloir s’éloigner d’une minute.

Cet amour lui était venu tout à coup, un jour que, fumant insoucieusement sa cigarette, il avait entendu rire non loin de lui.

Debout, sur les marches du perron, une femme mettait ses longs gants de Suède ; un grand chapeau Rembrandt, orné de plumes, faisait ombre sur un adorable visage de jeune fille ; des cheveux blonds, de ce blond cendré et fin qu’on ne voit plus que dans les pastels d’autrefois, avançaient un peu sur des yeux bleus, lumineux comme les étoiles du ciel ; une bouche rose où les baisers devaient pépier comme des oiselets, éclatait de rire montrant les dents exquises ; la taille était divine, une nymphe dans une tunique collante ; tout cela se mouvait sur de petits pieds chaussés de satin noir, d’où sortaient les bas brodés de jais et fouillés de dentelles.

Mais le charme indéfini, inexprimable qui émanait de cette enfant, c’était une pureté dont rien ne peut rendre l’attraction : cet être jeune marchait dans sa chasteté comme les déesses passent, enveloppées de nuées ; on se fût indigné à l’idée qu’on pût murmurer des paroles amoureuses à l’oreille de cette vierge ayant encore le paradis dans les yeux ; on comprenait que les seules caresses qui dussent effleurer ce front étaient les frémissements du vent ou les baisers de l’aïeule.

Armand avait eu le terrible coup de foudre ; il adorait Hélène sans le vouloir et sans le savoir ; pris tout à coup dans une chose sans nom, plus forte que sa volonté, son être tout entier était là où respirait la jeune fille ; et le pauvre étudiant, qui en étendant la main eût touché les arbres du jardin de l’hôtel de M…, savait bien qu’il était plus loin de la jeune comtesse que s’il se fût trouvé au Congo ou à Buenos-Ayres. Mais il était heureux ; apercevoir Hélène lorsqu’elle sortait, la voir rentrer du bal enveloppée dans ses fourrures, entendre la musique de sa voix alors qu’elle parlait à sa grand’mère ou à sa gouvernante, c’était pour Armand un de ces bonheurs qui faisaient sa vie et arrêtaient les battements de son cœur.

Il m’avait avoué sa passion pour Hélène, en me suppliant de ne pas essayer de l’en détourner, puisqu’il comprenait sa folie mieux que personne ; comme je l’aimais beaucoup, j’écoutais ses confidences sans lui exprimer combien je souffrais de le voir user sa jeunesse dans un stérile amour.


Un jour je le trouvai pâle, bouleversé, les yeux pleins de larmes.

— Elle se marie ! me cria-t-il, elle épouse le marquis de B…, le neveu du ministre.

J’eus un instant de joie, je l’avoue ; Hélène partirait, et Armand, ne la voyant plus, l’oublierait peut-être.

Il me fit grande pitié ; dans son désespoir il roulait cent projets plus extravagants les uns que les autres : il voulait l’aborder, lui parler, mourir ensuite ; tous mes raisonnements échouaient devant cette douleur d’amoureux qui ne prétend pas être consolé.

— Il faut que je voie Hélène encore une fois, me dit-il ; je viens d’apprendre que, ce soir, il y a grand dîner à l’hôtel pour ses fiançailles ; peut-être paraîtra-t-elle sur le perron, puis je pourrai me glisser dans le jardin, me tuer sous ses yeux avant que ce fatal mariage s’accomplisse.

Je le calmai du mieux qu’il me fut possible, et je ne le quittai de la journée, me tenant prêt à intervenir si mon malheureux ami occasionnait un scandale.

Sans cesse il répétait : Dans les bras d’un homme, cette créature divine dont je n’aurais pas osé baiser la trace que laissaient ses pieds ; un mari la tiendra contre son cœur, cette enfant dont les anges envient la pureté.

J’eusse pu lui répondre que si le mari avait été lui, il eût trouvé très bon de la tenir sur son cœur, et très naturel qu’elle tombât dans ses bras ; mais je me gardai de faire aucune réflexion, tant sa douleur m’avait mis l’âme à l’envers.


Le soir vint ; l’hôtel était brillamment illuminé ; les invités en grande toilette montaient le perron, les laquais couraient d’un air empressé ; une bonne odeur de truffes et de gibier arrivait jusqu’à nous, et, sans être vus, cachés par les arbres, nous pouvions voir ce qui se passait dans l’office dont les fenêtres étaient ouvertes.

C’était un cliquetis de vaisselle, de fourchettes et de couteaux ; on entendait donner des ordres à voix basse ; un maître d’hôtel, à la mine grave, commandait à une armée de laquais poudrés, en culottes courtes portant la livrée de la comtesse ; de temps à autre ils cachaient des bouteilles dans leurs poches, et de petits marmitons, qui apportaient des plats montés, suçaient leurs doigts, après les avoir trempés dans les sauces.

Ce spectacle m’amusait, et comme je faisais une réflexion à Armand, resté sans mot dire à mes côtés, je le vis tout à coup pousser une exclamation étouffée en jetant les mains en avant.

Hélène venait d’entrer dans l’office ; belle comme l’aurore, ses épaules sortaient de sa robe de satin blanc ; par les échancrures de son corsage on voyait ses seins durs faisant saillie ; des roses blanches se mêlaient à ses cheveux pâles, des roses blanches s’accrochaient partout sur sa parure de fiancée ; c’était une blancheur immaculée, elle paraissait être enveloppée dans un nuage d’encens.

Avec son grand air de patricienne, elle dit quelques mots aux laquais qui se tenaient droits ; ils sortirent, un seul resta ; c’était un grand valet bien découplé à l’air obséquieux et soumis ; il portait dans les mains un plat fumant, qu’il déposa sur une planche à l’arrivée de la jeune comtesse.

Il n’y avait plus qu’eux deux dans l’office.

Alors elle s’approcha de lui, et en avançant ses lèvres contre cette face rasée, elle lui jeta les deux bras autour du cou ; mais il la repoussa avec fureur, et comme elle continuait à tendre les mains, il lui donna un soufflet si violent, que sa tête, cette adorable tête de vierge, alla frapper contre le mur.

Puis il reprit son plat et sortit sans prononcer une parole ; sur ses épaules les nœuds des aiguillettes s’agitaient, et ses mollets de coton tremblaient, dérangés par la marche.

Hélène, haussant les épaules, passait rapidement une houppe de poudre de riz sur sa joue enflammée ; moi j’essayais de relever Armand qui avait roulé à mes pieds.