Pour qu’on lise Platon/Ses idées sur l’art

Boivin et Cie (p. 240-296).

X

SES IDÉES SUR L’ART.



S’il est une opinion sur laquelle Platon n’ait pas varié, lui qui ne s’astreint nullement à une rigueur systématique, et qu’il ait soutenue avec une suite singulière depuis les Dialogues socratiques jusqu’aux Lois, depuis ses œuvres de jeunesse jusqu’à ses derniers ouvrages, c’est certainement celle-ci que l’art ne doit être que le serviteur de la morale et qu’il n’a de valeur qu’en tant qu’il la sert en effet et particulièrement qu’il y conduit.

Bien des raisons ont pu l’amener à cette opinion et l’y maintenir. D’abord un certain instinct de taquinerie que Platon tenait de Socrate et dont il ne s’est jamais complètement départi, et certes de dire à des Athéniens que l’artiste était un personnage très inférieur au philosophe et qui devait recevoir de lui son mot d’ordre, sa leçon et comme son programme, c’était vouloir irriter leur fibre sensible et prendre un bon chemin pour les étonner et les faire se récrier.

Ensuite, comme tout aristocrate de ce temps-là, Platon est un Athénien qui a les yeux fixés sur Lacédémone, sinon tout à fait comme sur un modèle, du moins comme sur quelque chose qu’on ne ferait pas mal d’étudier et dont on aurait quelque profit à prendre quelques traits ; et si les œuvres de Platon sont une imitation de Socrate, ils ne laissent pas assez souvent d’être une imitation de Sparte.

Ensuite, très persuadé que l’on tombe toujours du côté où l’on penche, Platon ne pouvait que vouloir apporter un contrepoids aux tendances et penchants les plus forts et assez dangereux des Athéniens ; et à ce peuple trop artiste et pour qui une belle œuvre d’art avait toujours raison et était une valeur incommensurable avec toute autre valeur, dire avec fermeté et persistance que l’art est très vain et de nul prix en lui-même et ne vaut que mettant sa fin en dehors de lui et au-dessus, c’était apporter le contrepoids jugé nécessaire et remettre les esprits, tout compte fait, en un juste équilibre.

Et enfin c’était là une doctrine en harmonie avec les autres idées de Platon. Cette « Circé des philosophes », entendez la morale, a de très bonne heure pris le pas devant dans l’esprit de Platon et a comme dominé toute sa pensée et y a fait centre. Elle n’est pas pour lui une vérité, elle est la vérité ; elle n’est pas une partie considérable de la connaissance, elle est la connaissance, et toutes les autres non seulement ne sont estimables que si elles conduisent à elle, mais encore n’ont de vérité que ce qu’elles en prennent, en quelque sorte, à être en rapports intimes avec elle. On n’aura jamais assez dit combien cet artiste, ce poète, ce romancier, ce mythologue et ce chimérique avait d’esprit pratique dans le cerveau. C’est à une idée pratique, à la question de savoir comment nous nous y prendrons pour bien vivre qu’en fin de compte, je ne dirai pas il sacrifie tout, mais au moins il fait effort pour tout ramener.

La religion ? Oui, si elle est morale. La métaphysique ? Oui, si la morale peut y trouver un fondement, un appui ou un réconfort. La philosophie générale et les vues sur le système du monde ? Oui, aux mêmes conditions. Et l’art ? On vous en dit tout autant. La question est de vivre et de vivre bien. Tout ce qui y aide est bon et est vrai. Tout ce qui en éloigne ou en distrait, du moins trop, est mauvais, est condamnable et même est faux.

Il est faux en ce qu’il est une illusion. Une illusion par rapport à quoi ? Par rapport au désir que l’homme a de vivre bien. Mais n’y a-t-il pas autre chose devrai que ce désir ? Non ; il n’y a de vrai, humainement parlant, que ce désir.

On ne peut pas être plus strictement et comme violemment pratique que ce philosophe poète.

Et donc, il fait aux artistes la question ordinaire : A quoi servez-vous ? Ils répondent qu’ils servent à faire de la beauté. Il demande : A quoi sert-il de faire du beau ? Ils ne répondent point, tant, à eux, la question paraît étrange, et il triomphe de leur silence. C’est le sens des passages de l’Apologie qui sont relatifs aux poètes et aux artistes : « J’allai aux poètes, tant à ceux qui font des tragédies qu’à ceux qui font des dithyrambes et autres ouvrages… Là, prenant ceux de leurs ouvrages qui me paraissaient les plus travaillés, je leur demandai ce qu’ils voulaient dire et quel était leur dessein, comme pour m’instruire moi-même. J’ai honte, Athéniens, de vous dire la vérité ; mais il faut pourtant vous la dire : il n’y a pas un seul homme de ceux qui étaient là présents qui ne fût plus capable de parler et de rendre raison de leurs poèmes que ceux qui les avaient écrits. Je connus tout de suite que les poètes ne sont pas guidés par la sagesse ; mais par certains mouvements de la nature et par un enthousiasme semblable à celui des prophètes et des devins qui disent tous de fort belles choses sans rien comprendre à ce qu’ils disent. Les poètes me parurent dans le même cas et je m’aperçus en même temps qu’à cause de leur poésie, ils se croyaient les plus sages des hommes dans toutes les autres choses, bien qu’ils n’y entendissent rien… » — « Enfin j’allai trouver les artistes. J’étais bien convaincu que je n’entendais rien à leur profession et bien persuadé que je les trouverais très capables en beaucoup de belles choses et je ne me trompais point. Ils savaient bien des choses que j’ignorais et en cela ils étaient beaucoup plus savants que moi. Mais, Athéniens, les plus habiles me parurent tomber dans le même défaut que les poètes ; car il n’y en avait pas un qui, parce qu’il réussissait admirablement dans son art, ne se crût très capable et très instruit des plus grandes choses, et cette seule extravagance ôtait du prix à leur habileté. »

L’artiste est donc un homme qui ne sait rien. Il ne sait rien, parce qu’il ne sait que son art et qu’il croit que cela suffit. Il ne sait rien, parce qu’il exerce, peut-être très bien, un art dont il ne sait pas à quoi il tend, à quoi il sert et quelle est sa fin et quel est son dessein.

Ils sont donc de simples manœuvres ou de simples maniaques. Le propre de l’homme est d’agir en tendant à un but et ils ne sont pas capables de dire quel est le leur. Le propre de l’homme est aussi de savoir ce qu’il fait et ils n’en savent rien du tout. Ils agissent conformément à leur nature, mais non en vertu d’une intention ou, si l’on veut, et ce qui revient au même, leur intention est bornée à leur acte et circonscrite dans leur acte. Ils font quelque chose, mais dans quel dessein ? Dans le seul dessein de le faire. C’est acte de végétal. La fleur fleurit pour fleurir, et c’est un autre qui sait pourquoi elle fleurit. L’homme, lui, agit pour agir et aussi en rapportant son acte à un but qui est par delà son acte. Les artistes seraient-ils des végétaux éclatants et non pas des hommes ?

Ce qu’il y a de remarquable et d’inquiétant, c’est que des arts qui sont très mêlés à la vie sociale, à la vie active, à la vie vraiment humaine sont exactement, ou croient être dans le même cas que l’art du sculpteur ou du peintre. Je demande à Gorgias et à ses amis : « Qu’est-ce que c’est que la rhétorique ? » Ils me répondent : « C’est l’art de persuader. » Sans doute, mais de persuader quoi ? — De persuader n’importe quoi ? — Comment donc ! Mais la rhétorique n’a donc pas de but en dehors d’elle ? Elle est la rhétorique pour… pour être la rhétorique ! Elle persuade pour persuader ! C’est dire qu’elle n’a pas de but et par conséquent qu’elle est inutile, comme l’art de souffler des bulles d’eau savonneuse.

C’est même dire qu’elle n’existe pas ; car que serait une faculté de l’âme qui n’aurait pour but que de s’exercer ? Je ne sais pas si l’on pourrait l’appeler une faculté. Ce serait plutôt une manière d’être.

Si je les presse, ils vont plus loin ou croient y aller et ils me répondent, avec une certaine hésitation : « Considérée en elle-même, comme art et en tant qu’art, la rhétorique est bien l’art de persuader et n’est aucunement autre chose ; c’est sa définition réelle, personnelle, si l’on veut, par métaphore ; mais cela ne l’empêche pas d’avoir un but. Son but est de persuader ce qui est utile à l’orateur, et l’orateur ne s’y instruit que dans ce dessein et pour atteindre ce but-là. En soi la rhétorique est donc l’art de persuader ; en son but elle est l’art de persuader ce qu’il est utile que l’orateur persuade. »

Je leur réponds : « Ce qu’il est utile que l’orateur persuade ? Utile à qui ? A l’orateur ou aux autres ?

— A l’orateur d’abord, comme nous l’avons déjà dit, et aux autres ensuite, si l’on veut.

— Ah ! C’est que ce sont là deux choses très différentes et qui changent la nature même de la rhétorique, selon que l’on prend en considération l’une ou l’autre ou l’une plutôt que l’autre. S’il s’agit de ce qui est utile à l’orateur, votre rhétorique est un art analogue à la rouerie du flatteur, à l’astuce du quémandeur ou aux prestiges du charlatan ; et ce n’est pas ce qu’un honnête homme appelle un art ou du moins ce que moi j’appellerai de ce nom. — Et s’il s’agit de ce qui est utile aux autres, en vérité ce n’est pas l’art de persuader que notre homme aurait dû apprendre ; c’est la science de la justice et la science du bien ; car il n’y a que la justice et le bien qui soient utiles aux hommes considérés en masse.

De sorte que votre orateur, s’il ne songe qu’à être utile à lui, n’est qu’un filou ou quasi filou très vulgaire ; et, s’il songe à être utile aux hommes, devrait être avant tout un philosophe, un moraliste, un détenteur et un possesseur de la morale.

D’où il suit que la voyez-vous, votre rhétorique ? Selon le but qu’on lui assigne, elle se dissout dans la coquinerie ou elle s’absorbe dans la morale et, des deux façons, elle disparaît ; il n’en reste rien. C’est qu’au fond et en soi elle n’est rien du tout. Vous voyez bien qu’il était utile de la définir selon son but, puisque selon son but elle est ou ceci ou cela et toujours quelque chose qui n’est pas elle. Or si vous la considérez comme art de persuader ce qui est utile à l’orateur, je lui dénie le nom d’art et je l’appelle simplement astuce ou fourberie, et je ne m’en occupe plus ; et si vous la considérez comme art de persuader ce qui est utile aux hommes, je l’appelle simplement la morale appliquée aux affaires judiciaires et aux affaires politiques.

Et il en est ainsi de tous les arts. Tous, ou ils ne sont que des procédés qui n’ont d’autre but qu’eux-mêmes et alors ils sont tellement insignifiants qu’ils sont de purs riens, si encore ils ne sont pas funestes, corrupteurs, etc. ; ou ils ont un but, celui de rendre les hommes plus heureux, et les hommes ne peuvent être heureux que par le bien et, par conséquent, les arts rentrent dans la morale, et il n’y a qu’un art, la morale, se subdivisant en un certain nombre d’autres arts, selon ses aspects.

Vous me criez que cela est un sophisme, un tour d’esprit, oratoire lui-même, et sous lequel il ne faut voir que cette idée que tous les arts et du reste tout ce que fait l’homme, doivent tendre à la morale comme à leur dernière fin.

Mais je le veux très bien ; car cette nouvelle idée n’est que l’autre sous une autre forme et en d’autres termes. Ce que j’affirme et ce que je prouve, ce me semble, c’est qu’il n’y a que la morale et ce qui tend à elle, et que la valeur de chaque chose humaine, quelle qu’elle soit, s’établit par le constat des rapports qu’elle soutient avec la morale, et de la force et de l’efficace avec lesquelles elle y tend. Il n’y a que la morale qui soit une réalité, chez les hommes. Les autres choses, ou ont la réalité qu’elles empruntent d’elle, qu’elles tirent de ce fait qu’elles dépendent d elle et qu’elles travaillent pour elle, ou n’ont aucune réalité et sont de pures illusions.

L’erreur que l’on fait sur les arts, l’illusion dans laquelle on tombe à leur sujet, vient toute de là. Il y a des arts vrais et il y a des arts faux. Considérez tous les arts à la lumière que je viens de vous donner, vous verrez que les arts vrais sont ceux qui tendent à la morale comme à leur dernière fin et même à leur fin prochaine ; et que les arts faux sont ceux qui n’y tendent pas ; et que toute la classification des arts est là et que toute autre serait artificielle et du reste inextricable,

La cuisine est-elle un art ? Personne, sauf un cuisinier, ne voudrait le dire sérieusement. C’est une collection de procédés, c’est une routine ; ce n’est pas un art. Mais pourquoi donc ? Cherchez. Parce que la morale n’est aucunement intéressée dans la cuisine.

Mais l’hygiène ? Tout de suite, c’est tout autre chose. L’hygiène intéresse la morale parce qu’il faut se bien porter pour accomplir ses devoirs. Dans l’hygiène rentre la morale ; donc l’hygiène est un art sérieux, c’est un art. La cuisine elle-même en serait un, en une petite mesure, si elle ne visait qu’à l’hygiène. Dans ce cas elle rentrerait dans l’hygiène qui rentrerait dans la morale.

On pourrait faire ainsi et on doit faire toute une classification des arts selon leurs rapports avec la morale ou selon qu’ils n’en ont pas. D’un côté les arts vrais, de l’autre côté les arts faux. Différence et pierre de touche de la différence : la morale.

Par exemple, nous venons devoir qu’à la cuisine, art faux, s’oppose l’hygiène, art vrai. De même, à la gymnastique, art vrai, s’oppose la cosmétique, art faux. La gymnastique fait des corps qui sont beaux ; la cosmétique donne aux corps une fausse beauté. Or la beauté vraie importe à la morale qui préfère le bien au beau, mais qui croit, comme on l’a vu ailleurs, que l’admiration de la beauté conduit au culte du bien. Le gymnaste est donc un bon serviteur de la morale, un bon moraliste ; il contribue pour sa part à la réalisation du bien ; il est moraliste dans sa sphère.

De même nous aurons la législation et la sophistique. Le législateur est un homme qui cherche le juste et qui s’efforce de mettre le juste dans la loi. Il est un moraliste pratique. La législation rentre dans la morale ; elle est un art vrai. Le sophiste se donne pour office soit de confondre le juste et l’injuste, soit de ne pas s’en occuper et de mettre dans la loi ou dans les décisions populaires des choses ou contraires ou indifférentes à la justice. Son art est un art funeste ou plus précisément c’est un art faux. Ce n’est pas un art. C’est un procédé ou un ensemble de procédés qui se fait prendre pour un art.

De même la politique et la rhétorique. La politique est l’art de chercher des constitutions d’état, des aménagements humains où le juste soit réalisé en même temps que le bien public atteint. Le politique est un moraliste, et la politique rentre dans la morale. Si elle s’applique seulement à faire vivre la cité au jour le jour, ou à flatter les passions populaires pour faire triompher tel ou tel homme, ou à servir les intérêts d’un parti au détriment d’un autre parti ou du corps de l’État, elle change de nom, comme de caractère Le politique n’est plus qu’un politicien, autrement dit un orateur ou un rhéteur ; la politique ne doit plus s’appeler la politique, mais la rhétorique. Politique, art vrai ; rhétorique, art faux.

L’architecture est un art vrai. Il importe à la morale, d’une part que les hommes soient bien logés, sainement, commodément, pour qu’ils aiment leur intérieur et leur famille et ne passent pas leur vie sur la place publique ; d’autre part que de beaux monuments éveillent ce goût du beau que nous avons dit qui conduit au bien. Mais il existe une fausse architecture qui n’a pas de nom à soi dans la langue ; mais qu’on connaît très bien ; celle qui flatte l’œil par l’éclat des couleurs sans réaliser la beauté vraie et qui est un divertissement puéril et dangereux autant que la vraie architecture est un objet de contemplation saine, noble et courageuse. Le Parthénon fait des citoyens, et un temple coquet et attifé, outre qu’il fait des imbéciles, fait des efféminés. Périclès a été dans la morale beaucoup plus en faisant bâtir le Parthénon qu’en prononçant ses discours.

Il existe de même une fausse musique et une vraie musique, une musique qui ennoblit les âmes et une musique qui les réconforte, une musique où l’âme se saisit en ses puissances et une musique où l’âme s’abandonne et se dissout en ses faiblesses.

Il existe une vraie et une fausse peinture ; une vraie peinture, qui a le goût précisément du vrai concilié avec le goût du noble, et une fausse peinture, qui a le goût du fantasque ou du maniéré concilié quelquefois avec celui du grimaçant et dû laid.

Il y a une sculpture vraie, qui, cherchant à réaliser l’eurythmie des belles formes, conduit, nous le répétons toujours, au goût du bien ; et il existe une sculpture fausse qui peut séduire, soit par la mollesse des lignes et des contours, soit par l’effort et le mouvement violent, et dans un cas cette fausse sculpture énerve l’âme et dans l’autre cas elle la met dans une sorte de disposition maladive et la fatigue inutilement et détruit sa sérénité.

Inutile de dire qu’il y a toute une fausse littérature qui, ne se souciant aucunement de morale ou seulement d’un emploi sérieux et viril de la pensée, n’est qu’un divertissement d’oisifs assez dangereux ; et qu’il en existe une vraie, celle des philosophes et des moralistes, celle aussi des artistes littéraires qui, même en ne cherchant que la beauté, la seule beauté, mais la cherchant bien et lui étant dévoués, et non au succès, mènent les âmes au bien par le chemin du beau.

Telle est la classification ou, si l’on préfère, la répartition des arts. Les arts sont vrais en ceci qu’ils ressortissent à la morale, et ils sont faux en ceci qu ils sont indépendants de la morale, même s’ils ne lui sont pas contraires ; et c’est une façon de dire, très précisément, que les arts ne sont que des aspects de la morale et que la morale est l’art suprême, ou encore l’art total.

Ces arts faux, nous avons tendance à les appeler des « routines », d’abord pour les distinguer des arts vrais et pour ne pas leur donner ce nom honorable ; ensuite parce que c’est une marque à les distinguer, non pas très sûre, mais très souvent juste, qu’ils sont des collections de procédés qu’on se transmet, plutôt qu’ils ne sont des choses d’inspiration. Ce n’est qu’un signe ; mais c’est un signe. Le véritable artiste n’imite pas, ne travaille pas par procédés. Il a les yeux fixés sur sa pensée intérieure, laquelle s’est formée d’abord par contemplation des objets naturels, puis par méditation ; et cela lui est nécessaire et suffisant. Le faux artiste imite toujours, emprunte toujours. Il s’assimile le procédé courant et il s’y tient avec une parfaite fidélité. Le cuisinier fait tout de même, et le sophiste et le politicien. Le cuisinier sait la sauce qui est en possession de plaire ; il en a la recette et il applique cette recette. Le sophiste ou le politicien, car ces personnages se confondent, connaissent les cinq ou six lieux communs, soutenus de trois ou quatre oracles, qui plaisent au peuple et ils les servent sans cesse, avec de simples variations de forme et pour ainsi dire d’accommodement.

Oui, c’est un signe. Les faux arts se reconnaissent d’abord et surtout à ce qu’ils n’ont aucun rapport visible avec la morale, ensuite à ce qu’ils ont un air de routine et un caractère tout professionnel, et cela au moins doit mettre sur la voie. Les arts vrais sont des arts, les arts faux sont des métiers.

Si nous insistons un peu sur cette idée et sur ce mot, c’est peut-être parce qu’une chose nous frappe chez les Grecs : c’est que les artistes, même les grands, sculpteurs, architectes, peintres et poètes, sont un peu trop traditionnels, aiment trop traiter les mêmes sujets et à peu près de la même façon. Ils ont l’air d’ouvriers du même atelier. Il y a de la routine, en Grèce, même dans le grand art. Toute admiration accordée au talent, ce n’est pas là une très bonne disposition. L’artiste doit être créateur. Il ne doit pas s’efforcer d’être créateur, ce qui est un moyen de ne pas l’être : mais il doit être créateur. L’artiste, même vrai, quand il se borne à repéter des procédés, fait descendre son art dans la routine.

Quoi qu’il en soit, arts vrais et arts faux. Les arts faux ne sont que des routines méprisables. Les arts vrais sont ceux qui sont des acheminements à la morale, ou des applications de la morale, ou des dépendances plus ou moins lointaines de la morale, en tout cas des aspects de la morale : voilà ce qu’il faut retenir.

S’il en est ainsi, le principe, en ce qui regarde tous les arts, sera celui-ci. Il ne faut pas faire du bon — ce qu’on appelle bon — en vue de l’agréable ; il faut faire de l’agréable en vue du bon. Le bon n’est pas l’agréable ; car l’agréable est momentané et le bon est permanent. L’agréable est mêlé de désagréable, toujours, et le bon n’est pas mêlé de mauvais. Le bon, c’est l’ordre, c’est l’harmonie d’une âme bien faite ou qui s’est bien faite. L’art doit tendre par l’agréable à l’ordre et à l’harmonie de l’âme, c’est-à-dire au bien de l’âme.

Remarquez que quand l’art croit que son objet est l’agréable, il ne se trompe point au fond et en dernière analyse ; il ne se trompe que de degré ; car à un certain moment le bon et l’agréable se confondent parfaitement. Le bon est agréable et plus agréable que l’agréable sans le bon. Par conséquent, l’art en tendant au bien tend à l’agréable en définitive et donc il se ne trompe pas en croyant qu’il a l’agréable pour objet. Il se trompe en croyant qu’il a l’agréable pour premier objet et prochain et unique. Ce n’est pas cela. Il a l’agréable pour moyen et aussi pour dernier objet confondu avec le bien. Par l’agréable, il doit tendre au bien, et quand il a atteint le bien et il a atteint l’agréable par surcroît et sans le chercher. Par l’agréable, il doit tendre à l’harmonie de l’âme et, cette harmonie réalisée, il a mis l’âme dans un état d’agrément et de bonheur. L’art, c’est de l’agrément, obtenu dans le bien, après qu’on n’a cherché que le bien seul.

C’est ainsi, notez-le, que les arts rentrent dans la philosophie, non seulement, comme nous l’avons vu plus haut, parce qu’ils rentrent dans la morale ; mais parce qu’ils ont leur racine dans la psychologie, et vous voyez qu’ils tiennent à la philosophie de tous les côtés. Prenons la rhétorique par exemple. Si la rhétorique est l’art de persuader, par ce qu’elle a à persuader elle est la morale ; mais par la méthode de persuader elle est la psychologie ; car le premier moyen de persuader et de manier les âmes, c’est de les connaître. N’est-ce pas dans l’âme que vous voulez introduire la persuasion ? Sans contredit. Tout homme qui voudra enseigner la rhétorique ou tout homme qui voudra la savoir devra donc avant tout savoir ce que c’est que l’âme et s’en faire une image exacte, se décrire à soi-même ou décrire aux autres les diverses facultés de l’âme et les différentes manières qu’a l’âme d’être affectée. Il devra savoir, non seulement ce que c’est que l’âme en général, mais ce que sont les différentes âmes et par conséquent les différents discours qui leur conviennent, chacun à chacune ; « il dira comment on peut agir sur elles, appropriant chaque genre d’éloquence à chaque auditoire, et il montrera comment certains discours doivent persuader certains esprits et n’auront aucune action sur les autres… Ceux qui ont écrit de nos jours certains traités de rhétorique sont des fourbes » qui ne connaissent pas la nature des âmes humaines ou « qui dissimulent l’exacte connaissance qu’ils en ont… Puisque l’art oratoire est l’art de conduire les âmes, il faut que celui qui veut devenir orateur sache combien il y a d’espèces d’âmes… Il est des hommes que certains discours persuaderont dans certaines circonstances par telle et telle raison, tandis que les mêmes arguments toucheront fort peu d’autres esprits. Il faut ensuite que l’orateur qui a suffisamment approfondi ces principes soit capable d’en faire l’application dans la pratique de la vie et de discerner d’un coup d’œil rapide le moment où il en faut user. Quand il sera en état de dire par quels discours on peut porter la persuasion dans les âmes les plus diverses ; quand, mis en présence d’un individu, il saura lire dans son cœur et pourra se dire à lui-même : voici l’homme, voici le caractère que mes maîtres m’ont dépeint ; il est devant moi, et, pour lui persuader telle ou telle chose, c’est ainsi que je dois lui parler ; quand il possédera toutes ces connaissances ; quand il saura distinguer les occasions où il faut parler et où il faut se taire ; quand il saura employer ou éviter à propos le style concis, les plaintes touchantes, les amplifications magnifiques et tous les tours que l’école lui aura appris, alors seulement il possédera complètement l’art de la parole ».

La rhétorique est donc philosophique par son point de départ, par sa base, par sa méthode, comme elle l’est par son but. Elle part de la connaissance de l’âme humaine et elle a pour objet le perfectionnement de l’âme humaine. Elle part de la psychologie et elle aboutit à la morale.

Cela est vrai de tous les arts. Cela est moins visible et évident des autres arts ; mais c’est aussi vrai des autres arts que de la rhétorique elle-même. Tous les arts sont destinés à « faire pénétrer une persuasion dans des âmes humaines ». Cette persuasion s’appellera émotion, ravissement, enthousiasme, attendrissement, comme on voudra ; mais ce sera toujours une persuasion. Tous les arts sont donc comme contraints d’être philosophiques en soi, autant qu’ils le sont ou qu’ils doivent l’être par leur fin dernière. Ils dérivent de la psychologie ou plutôt ils sont tout psychologiques en eux-mêmes ; et ils arrivent à leurs fins véritables dans la morale.

Et ceci est la cause même de cela et, aussi, ces deux choses sont preuves l’une de la vérité de l’autre et l’autre de la vérité de l’une. Si les arts sont comme contraints d’êtres pénétrés de psychologie, c’est parce que ils ont à faire l’âme humaine, et qu’il faut bien, pour qu’ils la fassent, qu’ils la connaissent telle quelle est à l’état rudimentaire. Et si les arts aboutissent à la morale et doivent y aboutir, c’est que, pénétrés de psychologie exacte et minutieuse, ou n’étant rien, ils sont bien naturellement amenés et comme forcément, à conduire les dispositions humaines dans le sens de leur perfection, dans le sens qui est leur sens véritable, dans le sens de leur but vrai, seulement entrevu par elles ; ils sont naturellement conduits, plus ils connaissent les instincts humains et plus ils en connaissent, à mettre de l’harmonie entre eux et de l’ordre et une belle cohérence, cela seulement pour se faire accepter et agréer ; et donc ils sont agents de moralité, ne fut-ce que pour remplir leur office et bien réussir, ne fût-ce que dans leur seul intérêt.

Que les arts soient profondément psychologiques, c’est à la fois le signe qu’ils, doivent être moraux et presque la nécessité qu’ils le soient.

Et, d’autre part, s’il est vrai que les arts doivent être serviteurs de la morale, il n’est pas besoin de dire qu’il faut qu’avant tout ils soient psychologiques en leur fond, en leurs premières démarches et comme en leurs premières études. Toutes ces vérités se prouvent les unes les autres avec une parfaite évidence et se soutiennent les unes les autres avec une invincible force.

On pourrait même dire qu’elles ne sont qu’une seule et même vérité. Car si les arts sont psychologiques par un bout, en style familier, et moraux par l’autre, c’est peut-être parce que psychologie et morale, c’est la même chose. La psychologie, c’est la connaissance de l’âme. Mais l’âme, quand elle se connaît bien, quand elle se connaît à fond, s’aperçoit de ce qu’elle est, non plus par parties, mais d’ensemble ; et elle s’avise qu’elle est une tendance au bien, une tendance à la perfection, ou qu’elle est incohérente. Si elle est incohérente à ses propres yeux, c’est qu’elle ne s’est pas saisie, c’est qu’elle reste dispersée, c’est qu’elle ne s’est pas ramenée à son centre et à son fort et à son essence. Si elle ne se sent pas incohérente, c’est qu’elle s’est ramenée à son essence, qui est la tendance au bien. L’âme ne se saisit donc définitivement que dans la morale, ne se connaît profondément et complètement que dans la morale, ne prend conscience intégrale d’elle-même que dans la morale. Et par conséquent la morale n’est qu’une psychologie qui a abouti, n’est qu’une psychologie complète, n’est qu’une psychologie profonde La psychologie est une morale qui se cherche ; la morale est une psychologie qui s’est trouvée, — et psychologie et morale en leur dernier effort et en leur dernier succès sont une seule et même chose.

Il faut donc prendre garde aux objections que vous songeriez à nous faire ; et s’il vous arrivait de nous dire : « les arts n’ont aucun rapport avec la morale, » nous vous répondrions : « admettez-vous que les arts soient obligés d’être profondément psychologiques ? Oui ? Eh bien, vous venez d’admettre, sans vous en douter, qu’ils doivent être profondément moraux ; sans vous en douter, parce que vous n’aviez pas réfléchi que psychologie et morale sont deux choses, oui, mais qui, quand elles sont complètes l’une et l’autre, se confondent. »

Voyons donc les arts comme ils sont au vrai. Ils sont si philosophiques que ce sont des « maïeutiques », différentes de la nôtre, mais très analogues. Nous accouchons les intelligences, ils accouchent les sensibilités. Nous tirons des esprits les idées qui y sont à l’état confus et qui y dorment. Ils tirent des âmes les idées de beauté, les formes de beauté, les sentiments d’harmonie, les intuitions d’harmonie qui y flottent à l’état chaotique et crépusculaire ; et ils les fixent et ils les mettent en pleine lumière. Nous apprenons à l’esprit à être logique ; ils apprennent à l’âme à être harmonieuse. Nous donnons le repos à l’esprit dans une activité ordonnée, dans l’exercice ordonné et régulier de lui-même. Ils donnent le repos à l’âme dans l’harmonie active, mais non plus agitée, de ses instincts les plus nobles et de ses sentiments les plus purs ; et c’est-à-dire qu’ils lui permettent, qu’ils lui donnent l’occasion de se saisir, et c’est-à-dire qu ils la mettent en possession d’elle-même. Nous rendons l’esprit à lui-même par notre maïeutique ; ils rendent l’âme à elle-même par la maïeutique qui leur est propre. L’âme se crée en se saisissant. Philosophes et artistes, nous l’aidons à se créer en l’excitant à se saisir. On nous appellerait les uns et les autres créateurs d’âmes, si la vraie créatrice de lame n’était l’âme même ; mais nous sommes au moins les démiurges de cette création-là. — Si artistes et philosophes sont quelquefois appelés divins, ce n’est qu’une hyperbole et non pas un mensonge. Ils sont relativement aux esprits et aux âmes, ces nébuleuses, les images très imparfaites et très affaiblies du grand accoucheur du Chaos.

Mais pour que les artistes soient ce que nous venons de dire, il faut qu’ils soient ce qu’ils doivent être, sous peine de n’être que des cuisiniers ; il faut qu’ils soient philosophes, philosophes en leur source pour ainsi dire, et en leurs assises, en tant que psychologues ; philosophes en leurs fins et en leur dessein, en tant que serviteurs de la morale ; et les voilà comme tout enveloppés de philosophie, et voilà tous les arts montrés comme n’étant qu’une branche, fleurie et éclatante, de la philosophie générale.

Nous honorerons donc les arts pourvu qu’ils soient vrais et non pas faux, pourvu qu’ils soient, pour ainsi parler, des créateurs d’âmes et non des désorganisateurs d’âmes, pourvu que l’artiste soit un philosophe exprimé par un poète et l’art une philosophie exprimée par une imagination. Nous honorerons les artistes quand ils réaliseront l’ordre dans les âmes, en commençant, ce qui probablement est nécessaire, par le réaliser dans leurs œuvres.

Par exemple, il faut savoir que l’œuvre d’art doit être non seulement un tout mécaniquement bien ordonné, mais un organisme, un être vivant : « Tout discours doit, comme un être vivant, avoir un corps qui lui soit propre une tête et des pieds, un milieu et des extrémités exactement proportionnés entre elles et dans un juste rapport avec l’ensemble[1]. Il ne faut pas que l’œuvre d’art soit pareille à l’épitaphe du roi Midas : « Je suis une vierge d’airain ; je repose sur le tombeau de Midas — Tant que l’eau coulera, tant que les grands arbres verdiront — Debout sur ce tombeau arrosé de larmes — J’annoncerai que Midas repose en ces lieux » ; c’est-à-dire telle qu’on puisse indifféremment la lire en commençant par le premier vers, ou le dernier, ou le second, ou le troisième. » Il faut que l’œuvre d’art réalise l’ordre dans la vie pour qu’elle puisse aider à se réaliser une âme qui vive d’une façon ordonnée.

Nous honorerons d’autre part les artistes qui aideront les philosophes à moraliser les hommes, ceux-là surtout qui auront ce mérite de pouvoir entrer dans l’éducation des enfants, ceux-ci ayant des âmes tendres dans lesquelles la sagesse ne peut être introduite qu’avec le secours de certains « enchantements ». — « L’éducation n’étant autre chose que l’art d’attirer les enfants et de les conduire vers ce que la loi dit être la droite raison et ce qui a été déclaré tel par les vieillards les plus sages et les plus expérimentés ; afin que l’âme des enfants ne s’accoutume point à des sentiments de plaisir ou de douleur contraires à la loi et à ce que la loi a recommandé, mais plutôt que dans ses goûts et ses aversions elle embrasse et rejette les mômes objets que la vieillesse ; dans cette vue on a inventé les chants, qui sont de véritables enchantements destinés à produire l’harmonie, l’accord dont nous sommes en quête. Et, comme les enfants ne peuvent souffrir rien de sérieux, il a fallu déguiser ses enchantements sous le nom de jeux et de chants et les leur faire accepter ainsi. A l’exemple du médecin qui, pour rendre la santé aux malades et aux languissants, mêle à des aliments et à des breuvages flatteurs au goût les remèdes propres à les guérir et de l’amertume à ce qui pourrait leur être nuisible, afin qu ils s’accoutument pour leur bien à la nourriture salutaire et n’aient que de la répugnance pour l’autre ; de même le législateur habile engagera le poète et le contraindra même, s’il le faut, par langueur des lois, à exprimer dans des paroles belles et dignes de louange, ainsi que dans ses figures, ses accords et ses mesures, le caractère d’une âme tempérante, forte et vertueuse[2]. »

C’est à ces conditions que nous tolérerons et que nous honorerons le poète et l’artiste dans la république, et c’est-à-dire que nous leur rendrons le service de les contraindre à être ce qu’ils doivent être et ce qu’ils sont en vérité, puisque, quand ils ne sont pas cela, ils ne sont rien et seulement s’imaginent être.

Cette brillante théorie de Platon sur les rapports de l’art avec la morale a de la beauté, comme il n’est pas besoin de le démontrer ; elle a même du vrai et beaucoup de vrai. Il me semble qu’elle n’a besoin que d’être un peu rectifiée, pour être complètement acceptable et pour sortir, si l’on me permet de parler ainsi, son plein et entier effet. La vérité sur les rapports de l’art avec la morale me paraît être dans une classification des arts, qui tiendrait compte de l’objet particulier de chacun et du genre particulier d’attrait qu’il doit avoir, de plaisir qu’il doit procurer. — Partons de l’exemple qui est le plus familier à tout le monde, partons du genre dramatique. La foule exige très nettement du genre dramatique qu’il ne soit pas immoral, et même qu’il soit moral dans une certaine mesure et excite aux sentiments nobles. Pourquoi ? Pourquoi demande-t-elle au dramatiste ce qu’il est très évident qu’elle ne demande pas à un peintre ? Car jamais personne n’imaginerait de dire à Salvator Rosa : « Voilà un rocher qui n’a rien de moral », à un sculpteur : « Voilà un torse qui n’excite pas à la vertu », et à Rossini : « Voilà un andante qui n’a rien de purifiant » Cela serait trop absurde ; on n’y songe pas. Pourquoi cependant y songe-t-on quand il s’agit de poésie et particulièrement de poésie dramatique ?

Car, remarquez-le bien : on passe encore condamnation assez uniment quand il s’agit de littérature proprement dite. Il y a peu de personnes pour s’indigner de l’immoralité de La Fontaine ou de l’indifférence de La Fontaine à la morale ; mais dès qu’il s’agit de Molière on devient sévère et, d’autre part, quand il s’agit de prouver leur thèse du beau se confondant avec le bien, les Cousin s’écrient : « Voyez Corneille ! » D’où vient cette contradiction qui fait qu’à une extrémité de l’art on peut être amoral et qu’à l’autre extrémité il faut absolument être moral ou tout au moins tenir de la moralité un très grand compte ? Car il n’y a pas à se le dissimuler : la foule est exactement, sur ce point, de l’avis des Cousin : jamais on ne pourra lui faire adopter, accepter une pièce à tendances immorales ou peu morales.

Cela vient, ce me semble, de ce que le poète, et particulièrement le poète dramatique, — nous verrons plus loin pourquoi ce particulièrement, — peint des âmes et non pas des fleurs. Le but de l’art est de faire plaisir ; il n’en a pas d’autre. Seulement, selon les moyens qu’il emploie pour cela, et la matière qu’il emploie pour cela, il s’adresse à des parties très différentes de notre âme. Ce qui fait plaisir, c’est ce qu’on aime. Or nous aimons les choses les plus diverses : des sons, des couleurs, des formes, des âmes. Il est clair que les parfums n’ont pas pour nous le même genre d’attraits que les âmes ; et selon que l’artiste nous présente des formes, des sons ou des sentiments, il aura à poursuivre un genre très différent de beauté, d’attrait. Or l’attrait des sons ou des formes est plus matériel que l’attrait des sentiments. C’est une beauté presque toute matérielle que celle d’un dôme, d’un torse ou d’une poitrine. La foule donc, instinctivement, ne demande à l’architecte, au sculpteur et au peintre aucune sentence morale, parce que, si entêtée de morale qu’elle puisse être, il ne peut lui venir à l’idée de chercher dans un torse une maxime d’Epictète.

Mais les âmes ont un genre de beauté que n’ont pas les torses. Leur genre de beauté, et par conséquent leur attrait, est précisément dans la force morale. Quand la foule demande au tragique de belles suggestions morales, elle est donc très loin d’avoir tort ; elle a même parfaitement raison en tant qu’elle demande au tragique le moral, non parce qu’il est moral, mais parce qu’il est beau. En ce faisant, elle exige seulement que l’artiste lui donne le genre de beauté qu’il détient ou qu’il se fait fort de détenir.

Et si c’est particulièrement dans la tragédie que la foule a cette exigence, c’est qu’il est dans l’essence même de la tragédie de viser particulièrement cette beauté morale : elle peint l’homme sérieusement et dans des situations sérieuses et graves ; une vue grave et sérieuse sur les destinées de l’homme est comme impliquée dans la tragédie. Il y a des genres littéraires qui, tout littéraires qu’ils soient et non plastiques ou mélodiques, ne visent pas et n’ont pas aviser aussi directement ce genre de beauté. Un faiseur de descriptions est parfaitement libre de n’avoir aucune préoccupation morale. Je peins des rochers avec ma plume, dit l’un ; moi, des clochers ; moi, des corps d’animaux ; moi, des corps humains, disent d’autres. La foule ne se fâche point. C’est un autre genre d attrait qu’on lui promet et qu’on lui donne. Si on le lui donne vraiment, elle est satisfaite. Un conteur même peut être amoral. « Je peins des tableaux de genre, dit-il ; des analyses de sentiments, à proprement parler, vous n’en verrez pas. Il y aura bien des sentiments, puisqu’il y aura des hommes ; mais nous n’insisterons pas là-dessus. Tout le genre d’attrait que je vous promets et que vous promet la manière et le ton de mes premières pages, c’est une peinture d’intérieur vraie, curieuse et un récit bien mené. Les sentiments ne seront que l’accessoire de cette affaire, et j’aurai soin de les donner très sommaires, très simples, peu analysés, pour que votre attention ne soit pas attirée de ce côté-là. » La foule accepte encore, quoique déjà un peu plus difficilement, parce qu’en somme ici il y a des hommes et que de les présenter, relativement à leurs âmes, si nonchalamment, c’est un peu introduire cette idée, ou cela implique cette idée, que les hommes ne sont que des marionnettes. Or ceci précisément est une idée morale ; et de grande conséquence, que l’auteur semble tenir pour acquise. Le talent de l’auteur sera de détourner le lecteur de la considération, de la préoccupation de cette idée-là.

Cependant que l’on peigne les hommes seulement par rapport aux situations où ils se trouvent engagés, le lecteur accepte encore cela. C’est peindre les hommes en tant que passifs, ce qu’ils sont en partie, en tant que choses, ce qu’ils ne laissent pas d’être. C’est un côté, et l’auteur prend les hommes par ce côté-là. Soit.

Quand il s’agit de poésie dramatique, les exigences et les susceptibilités morales de la foule sont tout de suite beaucoup plus grandes ; car ici ce sont enfin des sentiments, non seulement qui sont mis en jeu, mais qui sont le fond de l’ouvrage. Le public va exiger de la morale, une conclusion morale, une intention morale ou, au moins, je ne sais quel esprit général de moralité.

Cependant pour le poète comique il y a encore un biais, que voici. Il dit au public : Vous voulez rire. Vous avez raison ; car il y a un grand attrait dans les actions ridicules. C’est un attrait qui n’est pas très noble ; mais c’est un attrait vif et qui, même, en ses dernières conséquences, peut avoir son utilité, donc un attrait qui peut être sain. Soit. Vous voulez rire. Eh bien, je vais vous montrer des hommes qui feront des actes ridicules. Seulement, je vous connais, vous voudrez rire moralement. Cela veut dire que vous serez ici partagés entre deux tendances. Voyant des hommes agir, vous chercherez instinctivement le genre de beauté des hommes qui agissent : vous chercherez la beauté morale. Et voulant rire, c’est la laideur morale que vous chercherez en même temps. Il s’agit pour moi de satisfaire une de ces deux tendances, et, au moins, de ne pas blesser l’autre. Pour cela je m’engage à ne donner des ridicules qu’à ceux de mes personnages qui n’auront aucune beauté morale, et à ne donner aucun ridicule à ceux qui auront une beauté morale plus ou moins grande. De cette façon, vous aurez satisfaction des deux côtés : le genre d’attrait que contient en lui le ridicule, vous le trouvez dans es personnages que vous pouvez mépriser ; le genre d’attrait qu’a la beauté morale, vous le trouverez chez les honnêtes gens de ma pièce.

A la vérité, cela me gêne parce que cela n’est pas vrai : il y a de très honnêtes gens qui sont ridicules, et c’est ce que vous ne me permettez pas de vous montrer. Et il pourra m’arriver, parce que je suis très entêté de vérité, de peindre un honnête homme un peu ridicule (Alceste). C’est à mes risques et périls. Mais, en somme, ma loi, la loi de mon art, je la connais : la Comédie, par ce seul fait qu’elle peint des hommes et des hommes en tant qu’ils pensent et qu’ils sentent, tombe sous l’empire de la moralité et a à compter avec elle. Elle doit lui rendre cet hommage de ne peindre comme ridicules que des hommes bas. Elle doit déjà être très pénétrée, en son fond, de moralité, parce que c’est un art qui prend des hommes pour sa matière.

Il y a un autre biais : c’est de traiter la comédie comme on traite le conte ; c’est de prendre les hommes pour de simples marionnettes ; c’est d’écrire des farces. On ne demande pas de mora— lité à une farce, parce qu’il est bien entendu que ce ne sont pas des hommes, en vérité, qu’on a sous les yeux, mais des ombres d’hommes, dont les actes n’ont aucun sens profond, et qui ont des gestes plutôt qu’ils n’accomplissent des actes. Pleine fantaisie avec, seulement, la logique superficielle et extérieure propre à la fantaisie. L’écueil ici, dont a pâti Molière, c’est de laisser échapper quelques traits d’observation vraie, qui, ramenant le spectateur à un demi-sérieux, le ramèneraient infailliblement à des préoccupations de moralité et alors lui feraient prendre avec humeur soit l’absence de moralité, soit quelques atteintes légères à la morale.

Et enfin quand nous arrivons à la tragédie… Mais nous n’avons rien dit du poème épique. Occupons-nous-en un instant, comme nous nous sommes occupés du conte, et comme par opposition avec lui. Le poème épique étant un poème sérieux, le public exige de lui la beauté morale. Il veut que les beaux rôles y soient réservés à des personnages qui excitent l’admiration, dont la conduite puisse faire leçon. Il veut même que de l’ensemble de l’œuvre se dégage et se démêle une belle conception morale, au moins une belle vision morale. En certain temps il a été jusqu’à croire (au xviie siècle, au xviiie siècle) que les plus anciens poèmes épiques connus n’étaient que des récits inventés pour démontrer quelque chose, n’étaient que de vastes fables et de grands apologues établis en vue de mettre en lumière une grande vérité morale.

Cependant, parce que le poème épique est lointain, parce qu’il est légendaire, parce qu’il nous montre des personnages appartenant à une autre civilisation que la nôtre, surtout parce qu’il est un récit et qu’un récit met toujours plus loin de nous les personnages présentés que ne ferait un poème dramatique, la foule, encore que très sévère sur la moralité générale du poème épique, lui passe assez facilement quelques choses insuffisamment satisfaisantes à cet égard et se contente assez communément que le poème épique ne blesse pas les mœurs et fasse vivre des personnages d’une certaine élévation.

Et si nous revenons enfin à la tragédie, c’est ici que le public se montre le plus exigeant. Il se montre plus exigeant que partout ailleurs, parce qu’il a affaire à un poème épique sur la scène, à un poème épique placé sous ses yeux et le touchant de plein contact, et à un poème épique représenté par des hommes vivants, ce qui le rapproche encore et ce qui fait que le poème est comme mêlé au public et le public au poème. Dès lors, la foule devient, comme on sait, extrêmement susceptible, et elle exige que la beauté morale, d’une façon ou d’une autre, par la présence de personnages d’une haute moralité, ou par le dénouement, ou, ce qui n’est pas la même chose, par la conclusion, ou par l’esprit général de l’œuvre, ne soit pas absente et même soit assez nettement affirmée.

Qu’est-ce à dire ? Que la foule a cette vague idée que c’est la vie idéale qu’on lui présente par un aspect ou par un autre. Or elle n’admet pas la vie idéale sans beauté morale ou plutôt, pour elle, la beauté morale est le genre de beauté attaché aux actions sérieuses.

Or je trouve que la foule a parfaitement raison et qu’elle est en cette question bien plutôt profondément artiste que profondément morale. Elle est parfaitement, quoique confusément, dans la théorie de l’art pour l’art, c’est-à-dire de l’art pour le beau. Elle ne demande, en somme, aux artistes, que le beau. Elle ne demande à l’art que le beau. Seulement, et il n’y a rien de plus raisonnable et de plus conforme à la théorie elle-même, elle demande à chaque art le beau dont il est susceptible, dont il est capable, et auquel il s’applique. Aux arts qui ne font qu imiter la nature, la nature n’ayant aucune moralité, elle demande le beau, mais nullement le beau moral : peinture, sculpture, architecture. A un art qui n’imite pas la nature, mais qui est destiné à agir sur la sensibilité par les sons et à nous mettre dans un état d’âme de tel genre ou de tel autre, elle ne demande que la beauté des harmonies et des mélodies, un peu inquiète déjà, cependant, puisque cet art remue, et profondément, la sensibilité, de la question de savoir si, ayant tel caractère, il n’y a pas danger qu’il ne nous énerve, nous alanguisse et nous rende faibles ; mais voilà tout, et les préoccupations ne vont pas au delà. — Aux arts enfin qui peignent non plus la nature, mais des hommes, lesquels sont des êtres moraux et desquels la plus grande beauté est la beauté morale, la foule demande le genre de beauté dont ils sont susceptibles de par leur matière, et c’est toujours la beauté qu’elle demande et non autre chose, et c’est toujours l’art pour le beau qu’elle veut.

Seulement elle sait mettre ici des différences et des distinctions et, sachant bien qu’il y a autre chose dans l’homme que la beauté morale, et que les vices, les travers et les défauts ont leur attrait aussi et même leur beauté particulière, elle admet parfaitement que certains arts littéraires, que certains arts humains ne peignent pas la beauté morale et même peignent son contraire, mais à la condition que dès que l’art devient sérieux, cesse d’être badin, plaisant, railleur, ironique ou satirique, il vise tout de suite au beau moral et prenne plaisir à le mettre en lumière ; à la condition aussi que même dans les arts qui représentent les laideurs humaines on sente ou l’on puisse sentir une sourde aspiration au beau humain, c’est-à-dire au beau moral.

Et c’est pour cette dernière considération qu’aux artistes qui peignent l’homme bas ou l’homme médiocre, la foule ne demande pas d’être moraux, mais seulement de ne pas être immoraux : et c’est très juste ; car cette sourde aspiration vers le beau moral que la foule veut qu’on sente ou qu’on puisse sentir même dans les œuvres littéraires qui prennent les laideurs humaines pour leur matière, cette sourde aspiration, l’artiste permet qu’on la sente ou qu’on la suppose, pourvu qu’il ne soit pas formellement immoral ; il défend qu’on la sente et il interdit qu’on la suppose dès qu’il semble aimer les laideurs morales qu’il peint ; et la foule, dans la médiocrité de ses exigences sur ce point, mais dans le minimum d exigences qu’elle a sur ce point, est précisément dans la mesure juste.

Et j’en reviens à l’affaire essentielle : d’un bout à l’autre de l’art l’homme n’exige de l’artiste que le beau ; mais il demande à chaque art le genre de beauté que, de par sa matière, il comporte.

On pourrait donc faire, je ne dirai pas du tout une hiérarchie, car il ne s’agit nullement de mettre les arts les uns au-dessus des autres ; mais une répartition et une classification des arts selon leur matière et, à cause de leur matière, selon le genre d’attrait plus ou moins matériel, plus ou moins immatériel qu’ils cherchent et aussi qu’ils procurent. Il y aurait les arts où la beauté morale n’entre pour rien et où la recherche de la beauté morale serait même si vaine qu’elle en serait ridicule : arts plastiques : peinture, sculpture, architecture. Ici l’on démontrerait, ce qui serait assez facile, que l’artiste, quand il cherche à introduire dans son œuvre un élément moral, a une préoccupation étrangère à son art et qui peut être funeste à l’art. — Il y aurait les arts où le beau moral peut entrer pour quelque chose, pour plus ou moins ; d’où, du reste, il peut être absent : musique, danse, poésie descriptive, comédie, conte, roman. Ici l’on indiquerait qu’il suffit de n’être pas immoral, qu’il suffit de ne pas blesser la moralité, précisément parce qu’en la blessant on en rappellerait l’idée, bien plus fort qu’en lui faisant hommage et que, dès lors, le public ne tolérerait plus un ouvrage qu’il ne goûtait qu’en faisant abstraction de ses préoccupations morales et en les tenant pour étrangères au sujet. — Enfin il y aurait les arts où la matière étant l’homme et l’homme traité sérieusement, le beau moral est l’élément essentiel de l’œuvre : comédie élevée, poème épique, tragédie, éloquence religieuse, et ici on ferait remarquer que le problème moral n’est pas autre chose que le fond même de l’œuvre et que l’artiste et le psychologue moraliste se confondent.

Le tort de Platon est donc d’avoir parlé de l’art en général sans y faire les distinctions nécessaires. Je reconnais que, comme on fait toujours pour la clarté de l’exposition, j’ai un peu forcé les choses. J’en ai fait dire à Platon un peu plus qu’il n’en a dit. Il sent si bien lui-même qu’on ne peut pas dire de l’art tout entier ce qu’il en affirme, qu’il ne parle en général que des arts littéraires pour assurer qu’ils doivent être des serviteurs de la morale et qu’ils sont des dépendances de la morale. Il ne prend ses exemples, d’ordinaire, que dans les arts littéraires, et c’est moi qui lui ai fait dire, conformément du reste à sa théorie, que le sculpteur, le peintre et l’architecte doivent être des moralistes. Mais sa doctrine générale et très formelle contient pourtant cette conclusion, et rien ne montre comme le soin qu’il prend de ne pas aller tout à fait jusque là, que sa théorie n’est pas juste de tout point et qu’il le sent.

IL a eu tort surtout d’affirmer, même en général, la théorie de l’art pour le bien et de ne pas s’en tenir à la doctrine, naturelle et de bon sens, de l’art pour le beau. C’est là qu’est le vrai et en même temps je voudrais avoir montré que c’est là que la moralité retrouve son compte aussi bien et même mieux que dans la théorie qui lui attribue tout, lui sacrifie tout et jette tout au pied de ses autels.

Car subordonner l’art à la morale, c’est d’abord proscrire ou exciter les hommes à proscrire tous les arts qui n’ont, de soi, aucun rapport avec la morale ; c’est ensuite imposer aux autres arts une gêne et une contrainte qui risque de les paralyser et stériliser ; c’est ensuite ne pas voir il est très vrai que le beau rejoint le bien, à savoir dans les arts qui peignent la nature humaine considérée sérieusement et gravement.

Or ceci n’est pas seulement à considérer parce qu’il est juste, mais aussi parce qu’il est d’extrême conséquence. En effet, dire que le beau et le bien ne se rejoignent et ne se touchent jusqu’à paraître se confondre que dans la nature humaine considérée sérieusement, cela veut dire que la matière est immorale, que la nature est immorale et qu’il n’y a de moralité que dans l’homme ; et dans l’homme encore quand il se dépasse, quand il se surmonte, quand il s’élève au-dessus de lui-même. Et il n’y a rien de si important que cette idée, puisqu’elle est la morale elle-même.

La théorie de l’art pour le beau, avec, non pas cette correction, mais cette observation que le beau, quand il s’applique à l’homme, que le beau, quand on le cherche dans l’homme, mais seulement alors, se confond avec le bien et est le bien lui-même, cette théorie de l’art pour le beau, quand elle est complète, quand on n’en omet rien et quand on n’en omet pas précisément l’essentiel, est donc tout aussi morale qu’une autre et, ce me semble, plus morale que toute autre ne peut être. En mettant la moralité là où elle est, elle lui donne toute sa force ; elle ne permet pas qu’en la confondant avec autre chose on en oublie le caractère et on la dégrade ou, tout au moins, on la déclasse. Elle ne permet pas qu’à force de dire : « Tous les arts doivent être moraux », on s’habitue à considérer la morale comme une convenance, une décence ou une mesure de police. En mettant la morale très haut, c’est-à-dire chez elle, elle la divinise et l’impose fortement aux hommes.

Elle dit aux hommes : Vous êtes d’essence si particulière qu’on peut peindre et représenter de quelque façon que ce soit la nature entière sans avoir souci du bien et sans être amené à y songer. Mais dès que l’on vous représente, vous, on vous peint par les côtés par où vous ressemblez à la nature et alors, encore, on peut n’avoir pas souci de moralité ; ou l’on vous peint en s’appliquant à ce qui vous distingue de la nature et alors, en ne cherchant que le beau, on trouve le bien et on ne peut pas ne pas le trouver. Votre essence même est donc le bien, et vous n’êtes beaux que dans le bien C’est votre façon d’être matière d’art. C’est votre manière de rayonner. Le beau naturel, c’est le beau. Le beau humain, c’est le bien. Le beau dans l’homme, c’est la splendeur du bien.

Il me semble que c’est ici la théorie sur l’art qui contient le plus de moralité.

Enfin, comme subsidiairement, Platon me semble encore avoir eu tort en ceci. Il veut formellement que l’artiste en travaillant ait une intention morale ; il veut même qu’on l’y contraigne Or rien n’est contraire et comme hostile au travail artistique, rien n’est désastreux pour lui comme cette préoccupation. Le souci de moraliser est aussi funeste à l’artiste, qui n’a qu’à chercher le beau, que le souci de chercher le beau est funeste au moraliste et au prédicateur. Le souci de chercher le beau rend frivole le prédicateur et le souci de moraliser refroidit et paralyse l’artiste. Il l’écarte et de la. vérité et de la beauté. Il fait qu’il poursuit deux buts et qu’il suit deux chemins, ce qui rend sa démarche incertaine, indécise et toujours lourde. Pièces à thèse, poèmes à thèses et peintures à thèses sont des thèses mal présentées et des œuvres d’art gauches. Et ce sont ainsi des ouvrages qui manquent tous leurs buts et principalement celui de moraliser.

Pourquoi le lecteur de tous les temps aime-t-il très peu qu’on l’endoctrine et qu’on prétende l’édifier par des œuvres d’art ? C’est certainement un fait. Le même homme, très honnête et droit et amoureux de vertu, qui aime les moralistes, qui aime les prédicateurs, qui admet très bien qu’on le prêche et qui même le recherche, ce même homme est ennuyé par une œuvre d’art qui prétend exciter à la vertu et qui montre trop que c’est là son but. « Je ne bâille pas au sermon ; je ne bâille qu’au pseudo-sermon. »

Pourquoi cela ? D’abord, peut-être, parce que cet homme a le sentiment de la distinction des genres et, s’il n’aime pas une comédie mêlée de drame, un poème épique mêlé de burlesque et un roman mêlé de dissertations, aime moins encore une tragédie qui est un traité de morale et veut chaque chose en son lieu et à sa place ; et c’est un sentiment qui n’est pas d’une grande profondeur ; mais qui est estimable : le sens de la distinction des genres et l’horreur de la confusion des genres est la marque d’un esprit droit.

Mais, de plus, il y a probablement dans cet nomme un autre sentiment très juste. Nous n’aimons pas qu’on nous trompe, même dans de très bonnes intentions, et nous voulons qu’on joue franc jeu avec nous. Qu’on nous prêche, nous le voulons bien ; qu’on s’adresse à notre sentiment du beau, nous le voulons bien ; mais non pas qu’on nous prêche en feignant de ne vouloir que nous plaire et par un détour. Il y a là une petite supercherie, une petite mystification et une petite hypocrisie. C’est cette feinte si facilement démêlée qui nous déplaît. On a bien un peu prétendu nous tromper, on a bien un peu voulu se moquer de nous. On nous a pris pour des enfants. Oui, c’est précisément l’idée de Platon si magnifiquement traduite par Lucrèce. C’est le procédé des médecins enduisant de miel le bord du vase qui contient un remède amer. Mais précisément nous ne sommes pas des enfants et nous ne voulons pas être trompés. Nolumus decipi, même pour être sauvés. Nous préférons le breuvage amer présenté franchement et bravement, et nous ne voulons pas trouver les maximes d’Epictète dissimulées dans un roman.

Cette crainte et cette répulsion à l’endroit de la supercherie et cet amour des situations nettes me paraît la vraie raison du peu de goût qu’ont les hommes pour les œuvres d’art à intention moralisantes, plus ou moins secrètes, plus ou moins avouées. L’art ne doit pas être une sophistique, et ce procédé est une sophistique, une sophistique honnête, une sophistique digne de pardon, une sophistique respectable ; mais encore une sophistique, et qui indique chez celui qui l’emploie, soit peu de confiance dans ses talents d artiste, puisqu’il a recours à d’autres ressources ; soit peu de confiance en la vérité, puisqu’il ne la montre qu’en la déguisant ou la parant ; soit peu de confiance et d’un côté et de l’autre.

Donc, à ce point de vue encore, Platon ne me paraît pas être dans le vrai. Gœthe me paraît être beaucoup plus dans la vérité quand il dit : « Je ne me suis jamais occupé du résultat pratique de mes œuvres. Je suis porté à croire qu’elles ont t’ait plutôt du bien ; mais je n’ai pas visé à cela. L’artiste n’est tenu qu’à réaliser son rêve dans ses écritures. Il devient ensuite ce qu’il peut dans les imaginations des hommes. C’est à eux d’en extraire le bien et en rejeter le mal. Ce n’est pas à l’artiste de peser sur les consciences. Il n’a qu’à épancher son âme. » C’est ceci même qui me semble la vérité et le bon sens.

Il reste, cependant, de toute cette théorie de Platon sur les rapports de l’art avec la morale, quelque chose assurément, et quelque chose qui me semble très considérable. Au fond, ce que Platon veut surtout, c’est que l’artiste se prenne au sérieux, c’est que l’artiste ait une morale et y tienne fort, et non seulement une morale générale, mais Une morale professionnelle ; non seulement une morale en tant qu’homme, mais une morale en tant qu’artiste. Or, c’est une idée très juste et très importante. L’artiste a certainement, doit certainement avoir une morale particulière, une morale relativement à son art. Il doit être honnête homme d’une façon générale, comme tout le monde, et honnête homme spécialement et d’une façon particulière à titre d’artiste et quand il s’applique à son art. Voilà ce dont il n’est pas probable qu’on s’occupât ni qu’on s’avisât du temps de Platon, et voilà de quoi Platon s’est avisé et inquiété.

Seulement c’est sur la nature de cette morale particulière de l’artiste, c’est sur la nature de la morale de l’art qu’il s’est trompé. La morale de l’art est déterminée par une définition juste de l’art lui-même. L’art doit être défini la recherche du beau La morale de l’art consistera à ne pas apporter dans l’art une autre préoccupation que la recherche unique du beau. Et voilà toute la morale de l’artiste en tant qu’artiste.

Et elle est très sévère sans qu’il y paraisse au premier abord. Elle lui interdit d’être un charlatan, un habile, un homme qui se demande d’où vient le vent, un serviteur de la mode, un amateur d’honneurs, d’argent et de succès ; elle lui défend même d’être moraliste autant qu’elle lui défend d’être immoraliste ; car si par un art voluptueux on peut viser à un succès très méprisable, par un art à intentions morales, on peut viser à un autre genre de succès, tout aussi méprisable, puisque ce qui est méprisable, c’est la recherche même du succès.

Cette morale défend à l’artiste, même et surtout, de cherchera plaire, et on pourrait aller jusqu’à dire que c’est cette dernière formule qui enveloppe toute la morale de l’art. L’artiste doit chercher à réaliser le beau et non pas à plaire, puisque celui à qui il s’agit de plaire peut très bien ne pas aimer le beau et aimer de fausses beautés. Donc l’artiste ne doit chercher, ni par orgueil à déplaire, ni, par goût de succès, à être agréable ; il doit être absolument indifférent à cette considération ; elle ne doit pas entrer un seul moment de tous dans son esprit. Quand les artistes littéraires de 1660 disaient tous : « le but de l’art est de plaire », ils avaient certainement raison de la façon qu’ils l’entendaient ; car ils voulaient dire plaire aux « honnêtes gens », plaire à « ceux qui ont le goût bon », etc. ; mais ils donnaient un mauvais mot d’ordre, parce que leur formule était inexacte. Le but de l’art n’est pas de plaire ; le but de l’art est de chercher le beau ; par conséquent, la morale de l’artiste lui commande, non pas de chercher à plaire, mais de chercher uniquement à se plaire. Se contenter dans la recherche du beau et ne pas chercher autre chose que se contenter dans cette poursuite, la morale de l’artiste est là.

Or ce n’est pas ce qu’a dit Platon, non ; mais enfin, qu’il ait vu que l’artiste avait, devait avoir, une morale professionnelle, cela amène ou peut amener au principe que je viens d’indiquer. Le dialogue suivant n’est pas de Platon, ce que j’ai toutes sortes de raisons pour regretter ; mais il est platonicien :

« … De sorte que tu ne vois aucune relation, aucun lien, encore moins aucune chaîne entre l’art et la morale ?

— Non, en vérité.

— Je proteste que tu en vois ; seulement ce n’est pas très distinctement, et mon métier, comme on te l’a peut-être dit, est de faire voir mieux ce qu’on voit déjà et d’amener à la précision où elles tendent les idées confuses.

— Interroge-moi donc, comme c’est ta coutume.

— Ma coutume est aussi de me laisser interroger.

— J’aime mieux que tu m’interroges.

— A ton aise, gracieux ami. Que se propose l’homme qui fait une statue ?

— Il se propose, ce me semble, de faire une statue.

— Tu as parfaitement raison ; et si tu réponds naïvement tu es dans le vrai ; et si tu prétends railler, tu te trompes. L’homme qui fait une statue se propose de faire une statue et il n’a pas tort de ne pas songer à autre chose. Cependant, tout en songeant surtout à cela, en quoi il a raison, ne se propose-t-il pas en même temps quelque autre chose ? Réfléchis un peu.

— Il se propose peut-être de gagner quelque argent.

— A-t-il raison en cela ?

— Il me semble qu’on ne peut guère lui donner tort.

— Sauf besoin pressant, pour quoi il faut toujours avoir, non approbation, mais indulgence, je lui donne tort de tout mon cœur, mon ami.

— Pourquoi cela ?

— Pour cette raison assez simple que s’il fait sa statue pour avoir de l’argent, il la fera avec impatience, trop vite et par conséquent fort mal.

— Il est probable que tu m’as surpris travaillant ainsi ; car tu es partout dans la ville et tu guettes en tout lieu comme un sycophante, du reste inoffensif et bienveillant ; et je suis donc forcé de te donner raison sur ce point ; mais l’artiste, quand il n’est pas en mauvais état de finance, travaille généralement pour les honneurs et pour la gloire.

— Sais-tu ce que c’est que les honneurs et la gloire ?

— Ce sont des biens communément très prisés, surtout ici.

— Ce sont des maux, très aimable ami ; car c’est pour les honneurs et pour la gloire que tant d’hommes ont jeté leurs concitoyens dans les pires infortunes et les plus épouvantables désastres ; et, pour une bonne chose peut-être et belle, que le désir des honneurs et de la gloire a fait faire, il en a fait faire mille très mauvaises et extrêmement laides. Sais-tu l’histoire, cher ami ?

— Quelque peu.

— Si tu la sais un peu, tu n’ignores nullement que le désir des honneurs et de la gloire est une peste qui demanderait plus d’un Esculape et l’ellébore des trois Anticyres pour la guérir. Quand tu me parles, donc, du désir des honneurs et de la gloire chez l’artiste, tu ne t’aperçois pas que tu le rabaisses… je t’étonne, mais je suis ici un peu pour cela et la science est fille de l’étonnement… que tu le rabaisses au degré des politiciens, des sophistes et des rhéteurs, pour lesquels je crois que tu n’as qu’une estime extrêmement modérée.

— Sans doute ; mais le désir de la gloire et des honneurs est différent chez le politicien et chez l’artiste.

— Pas autant que tu le crois ; car c’est aux mêmes hommes que l’un et l’autre demandent honneur et gloire et des mêmes hommes qu’ils les attendent, et si le désir de gloire est plus inoffensif chez l’artiste, il est aussi mauvais au fond, procédant des mêmes sentiments et du même état d’esprit et d’âme.

— Il se pourrait ; mais je crois que je n’ai pas bien dit, tout à l’heure, concevant confusément, et je te prie d’appliquer ton art à accoucher un peu mon esprit avec ta dextérité habituelle.

— Mais je le veux bien, quand bien même en me le demandant tu te moquerais un peu de moi, ce que j’ai toujours permis, à charge de revanche. Quand tu as parlé d’honneur et de gloire, sais-tu de quoi, en vérité et au fond, tu parlais ? Tu parlais simplement, ce me semble, du désir de plaire à tes concitoyens. Honneurs, gloire, cela se ramène à être cité, nommé, désigné du doigt comme un homme qui a fait des choses qui ont plu et qui plaisent encore. N’est-ce pas cela ?

— C’est certainement cela, et me voilà accouché. Je t’en remercie.

— Au fond donc, le but de l’artiste est de plaire, et la fin de l’art est de plaire, et l’œuvre d’art est faite pour plaire ?

— Evidemment, et il n’y a que cela.

— Je n’en crois rien du tout, mon très reconnaissant ami.

— Comment donc ?

— Mais ne vois-tu pas que ai l’artiste songe à plaire, il ne s’inquiétera point de son goût à lui, mais du goût de ses concitoyens ?

— Il se pourrait.

— Non seulement il se pourrait ; mais il est inévitable. Et comme le goût de ses concitoyens est très mêlé, a du bon et du mauvais ; comme aussi il est très variable ; l’artiste d’une part devra mettre du bon et du mauvais dans son goût à lui, et d’autre part suivre l’humeur changeante de la foule, courir après ce qui s’appelle la mode, s’essouffler en cette poursuite. Je voudrais savoir, après qu’il aura mis dans sa manière de concevoir le beau la manière dont la foule le conçoit, et encore après qu’il aura mis successivement dans sa manière de concevoir le beau les façons successives et contradictoires dont la foule le conçoit, ce qui lui restera de son goût à lui et de sa vision propre ou de sa réminiscence personnelle de la beauté.

« Ajoute ceci : la perte de temps. Cet artiste, il aura dû : étudier le goût public, en lui-même, ce qui est possible, je crois, et dans les succès ou insuccès de ses confrères, l’analyser, le formuler, s’en faire une idée nette ; et puis il aura dû le suivre dans ses changements successifs et ses variations rapides et quelquefois déconcertantes. Et maintenant ce que je me demande, c’est quels moments lui seront restés pour travailler.

« Surtout je me dis que de vouloir contenter le goût public, c’est se détacher continuellement de soi-même et se fuir soi-même continuellement. Or l’artiste n’a pas trop de toutes ses forces pour ranimer en lui et raviver en lui les réminiscences de beauté qui lui sont propres, et son devoir d’artiste est précisément de se ramener en soi au lieu de se prêter à autrui. Reste donc qu’il se plaise à lui-même et non pas qu’il plaise aux autres. Le devoir de l’artiste est de se plaire, de créer une œuvre dans laquelle il se plaise. Le but de l’art n’est pas de plaire ; il est de se plaire en se réalisant, sans aucune autre préoccupation. L’artiste est un amoureux qui tire de lui-même l’objet de son amour et qui ne doit le tirer que de lui-même. A l’artiste qui était devenu amoureux de la statue sortie de ses mains un philosophe vint dire : « Sais-tu pourquoi tu aimes la statue que tu as faite ? C’est parce que tu l’aimais avant de la faire. »

« Voilà, mon cher amoureux du beau, ton seul devoir en tant qu’artiste. Aimer le beau de toute ton âme et n’aimer que cela. C’est ce qui te distingue des politiciens, des rhéteurs, et, du reste, de tous les hommes. Si les vrais philosophes et les vrais artistes s’entendent très bien ensemble, c’est qu’ils aiment les uns le bien, les autres le beau d’une manière désintéressée, et que les uns et les autres appellent les hommes à des jouissances désintéressées. Il n’y a pas entre le bien et le beau les rapports que beaucoup y voient ou veulent y voir ; mais il y a celui-là que je viens de te dire, et il ne laisse pas d’être assez étroit. »

Et ce n’est pas là ce qu’a dit Platon ; mais il faut reconnaître que sa doctrine, au moins par quelque endroit, mène à le penser et le suggère.

Pour ce qui est de l’ensemble de ses idées, ce que nous avons à retenir, c’est qu’il a essayé de toutes ses forces de faire rentrer l’art dans la morale, comme il essayait d’y faire rentrer toute chose, d’asservir l’art à la morale, comme il essayait de lui asservir tout, et que l’art qui ne se subordonnait pas à la morale, il le méprisait, comme il méprisait tout ce qui ne tendait pas à la morale au moins comme à sa dernière fin.



  1. Phèdre. On voit que le ξῶόν τι d’Aristote est de Platon.
  2. Sed veluti pueris absinthia tetra medentes
    Cum dare conantur, prias oras pocula circum
    Contingunt mellis ulci flavoque liquore,
    Ut puerorum œtas improvida ludificetur
    Labrorum tenus : interea perpotet amarum
    Absinthi laticem, deceptaque non capiatur.

    (Lucrèce.)