Pour qu’on lise Platon/Les haines de Platon : Les Prêtres et les Dieux

Boivin et Cie (p. 62-71).

V

LES HAINES DE PLATON : LES PRÊTRES ET LES DIEUX.



Pour des raisons très analogues à celles qui lui faisaient détester les poètes. Platon déteste les prêtres et la mythologie. D’abord et avant tout, les Dieux et les prêtres ont été cause autant que les poètes de la mort de Socrate. Socrate a succombé sous les coups d’une coalition démocratique, artistique et cléricale. La plèbe athénienne était très religieuse, sinon « foncièrement croyante », comme le dit M. A. Groiset. Elle était théophile. « On le voit bien, comme dit très justement ce même auteur, par le procès des Hermocopides [destructeurs ou mutilateurs des statues d’Hermès], on s’en rend compte également par tous les discours des orateurs, chez qui c’était un lieu commun, même à l’époque de Démosthène et d’Eschine de montrer dans leurs adversaires des ennemis des Dieux. Ce qui peut dans les temps modernes [ceci est un peu exagéré] donner l’idée la plus exacte de l’esprit religieux de la démocratie athénienne, c’est peut-être Paris au temps de la Ligue ».

Songez à cette fureur de consulter les oracles, à cette mantéomanie, si gaiement raillée par Aristophane (personnages pliant sous le faix des oracles amoncelés, comme Dandin sous le poids des sacs à procès), songez encore à cette terrible loi d’asébeia (impiété) qui parait n’avoir frappé à mort que Socrate et un ou deux autres, mais qui a contraint à fuir et à s’exiler pour ne pas périr Anaxagoras, malgré l’amitié et l’appui de Périclès, et Diagoras et Protagoras, et bien d’autres, dont vous trouverez la liste dans la Critique des idées religieuses en Grèce de M. Decharme.

Or, triomphante après la chute des « Trente Tyrans » et le retour des proscrits, la démocratie avait certainement voulu prendre sa revanche, ce qu’indique précisément la loi d’amnistie que Thrasybule réussit à faire voter. Mais la loi d’amnistie n’effaçait pas la loi d’asébeia et c’est par cette loi que la démocratie cléricale se donna la consolation de tuer au moins Socrate, lequel s’était moqué et des Dieux et des « mangeurs de fèves », c’est-à-dire des électeurs plébéiens.

On comprend donc que Platon n’aime ni les prêtres ni les Dieux et ait pour la mythologie et les mythologues aussi peu de goût que possible. Sans doute Platon, soit par habitude, soit par un peu de prudence (ce qui est moins mon avis, car, en somme, il s’est exposé à la loi d’asébeia toute sa vie, et je crois qu’il faut estimer Platon extrêmement courageux), dit : « les Dieux » aussi souvent que « Dieu ». Mais on peut considérer cette formule comme une simple figure de rhétorique, tant il est dédaigneux de la « mythologie » proprement dite, toutes les fois qu’il s’occupe d’elle directement et formellement.

Sans doute Socrate, de la façon que le fait parler Platon dans l’Apologie, déclare hautement qu’il croit aux Dieux ; mais il le déclare et surtout le prouve d’une manière assez étrange et un peu équivoque : « Tout le monde, dit-il en substance, sait que je crois aux Démons, puisque j’en ai un. Or qu’est-ce que c’est que les Démons ? Ce sont les enfants des Dieux. Comment voulez-vous donc que je ne croie pas aux Dieux ?… » — Il est presque loisible de prendre cela pour de l’ironie assez forte, comme, du reste l’ironie règne presque d’un bout à l’autre de l’Apologie.

Toujours est-il que voici comme Platon parle des Dieux à son ordinaire. Il fait dire spirituellement à Socrate dans l’Euthyphron : « Selon toi une même chose paraît juste à certains Dieux et injuste aux autres, et ce dissentiment est la cause de leurs disputes et de leurs guerres, n’est-ce pas ?

— Sans doute.

— Il suit de là qu’une même chose est aimée et haïe des Dieux ; qu’elle leur est en même temps agréable et désagréable ?

— Cela me paraît ainsi.

— Et par conséquent le saint et l’impie sont la même chose.

— La conséquence pourrait bien être exacte.

— … De sorte qu’il pourrait bien se faire que l’action que tu fais aujourd’hui en poursuivant la punition de ton père plût à Jupiter et du même coup déplût à Saturne ; quelle fût agréable à Vulcain et désagréable à Junon… »

Plus sérieusement, mais avec quelque sournoise ironie encore, dans le Timée, qui est de ton dogmatique, Platon commence par parler des Dieux auxquels il est évident qu’il croit et qui sont tout simplement les astres du ciel ; puis, arrivant aux Dieux mythologiques, il en discourt de cette façon : « Quant aux autres divinités, nous ne nous croyons pas capables d’en expliquer l’origine. Le mieux est de s’en rapporter à ceux qui en ont parlé autrefois, et qui, issus de ces Dieux, comme ils le disent, doivent connaître leurs ancêtres. Le moyen de ne pas croire en cela des fils de Dieux, bien que leurs raisons ne soient ni vraisemblables ni solides ? C’est l’histoire de leur famille qu’ils racontent, il faut donc l’accepter de confiance, selon l’usage. Telle est donc, nous n’en doutons pas, la généalogie de ces Dieux : De la Terre et du Ciel naquit l’Océan… »

Il y a dans ce passage de quoi boire autant de ciguë qu’il en faut pour aller voir les Dieux de très près.

Enfin tout à fait sérieusement, ce qui se marque à ce que Platon tient à excuser ce qu’il attaque et à donner la raison d’être de ce que du reste il condamne, il parle ainsi de la mythologie tout entière : « Qu’on n’entende jamais dire parmi nous que Junon…, ni raconter tous ces combats des Dieux inventés par Homère, qu’il y ait ou non des allégories cachées sous ces récits ; car un enfant n’est pas en état de discerner ce qui est allégorique et ce qui ne l’est pas, et tout ce qui s’imprime dans l’esprit à cet âge y laisse des traces que le temps ne peut effacer… »

Ici Platon dit tout en très peu de mots, contrairement à ses habitudes. Il a l’air de croire, comme les hommes du xviie siècle, que la mythologie a été inventée par les poètes ; mais il indique qu’il sait très bien que les mythes sont des idées très profondes sur les forces, les luttes et les mystères de la nature, idées revêtues de symboles et de métaphores brillantes ; mais encore il affirme, avec beaucoup de raison, que ces mythes ne sont que frivoles ou corrupteurs pour ceux qui en ont perdu la clef et qui n’y voient plus que des anecdotes, c’est-à-dire pour tous les Grecs, même au quatrième siècle.

Il n’est pas moins affirmatif et il n’est pas moins audacieux sur les rapports entre les hommes et les dieux. Les prières, les offrandes, les sacrifices et ce qu’il appelle synthétiquement « la sainteté » lui paraît un simple « trafic » qui n’est pas digne de la moindre considération : « Sacrifier c’est donner aux dieux ; prier c’est leur demander… Il suit de là que la sainteté est la science de donner et de demander aux dieux… Pour bien demander, il faut leur demander ce de quoi nous avons besoin… et pour bien donner, il faut leur donner les choses qu’ils ont besoin de recevoir de nous… La sainteté, mon cher Euthyphron, est donc une espèce de trafic entre les dieux et les hommes. — Ce sera un trafic, si tu le veux. — Je ne le veux pas, s’il ne l’est réellement… »

Cela ne serait peut-être que très vain et très puéril, si de ce trafic, de ce négoce il n’y avait pas toute une organisation, toute une administration, qui est la chose la plus immorale du monde. Les prêtres, les sacrificateurs, les devins sont les administrateurs de la « sainteté » et des relations entre les hommes et les dieux, et ils donnent à ces rapports un caractère de commerce honteux, et rien n’est plus capable de dépraver les hommes que cette administration de la sainteté : « Voici le langage que le peuple et les poètes [et les prêtres, comme on verra plus loin ; et les trois groupes humains que Platon n’aime point sont bien là] ont sans cesse dans la bouche… De tous ces discours, les plus étranges sont ceux qu’ils tiennent au sujet des dieux et de la vertu. Les dieux, disent-ils, n’ont souvent pour les hommes vertueux que des maux et des disgrâces, tandis qu’ils comblent les méchants de prospérités. De leur côté, des sacrificateurs et des devins, assiégeant les maisons des riches, leur persuadent que s’ils ont commis quelque faute, eux ou leurs ancêtres, elle peut être expiée par des sacrifices et des enchantements, par des fêtes et par des jeux, en vertu du pouvoir que les dieux leur ont donné. Si quelqu’un a un ennemi à qui il veut nuire, homme de bien ou méchant, peu importe, il peut à très peu de frais lui faire du mal : ils ont certains secrets pour lier le pouvoir des dieux et en disposer à leur gré. Et ils confirment tout cela par l’autorité des poètes… Pour prouver qu’il est facile d’apaiser les dieux, ils allèguent ces vers d’Homère : « Les dieux mêmes se laissent fléchir par des paroles flatteuses, et quand on les a offensés, on les apaise par des libations et des victimes »… Ils font accroire, non seulement à des particuliers, mais à des villes entières, qu’au moyen de victimes et de jeux on peut expier les fautes des vivants et des morts. Ils appellent Télétaï les sacrifices institués pour nous garantir des maux de l’autre vie, et ils prétendent que ceux qui négligent de sacrifier doivent s’attendre aux plus grands tourments dans les enfers. Or quelle impression de pareils discours sur la nature du vice et de la vertu et sur l’idée qu’en ont les dieux et les hommes feront-ils dans l’âme d’un jeune homme doué d’un beau naturel et d’un esprit capable de tirer les conséquences de ce qu’il entend, relativement à ce qu’il doit être ?… »

Oui, voilà une des causes profondes de la corruption des Grecs et particulièrement des Athéniens : leur religion et la façon dont ils l’entendent et la façon dont les prêtres la leur présentent et l’exploitent. Le cléricalisme mythologique, voilà un des ennemis.

Aussi bien, il y a bien des manières d’être impie, parmi lesquelles on en peut distinguer trois principales. La première est de ne pas croire aux dieux [ou à Dieu : j’ai dit que Platon admet continuellement cette synonymie]. — La seconde est de ne pas croire à la Providence et d’imaginer un Dieu ou des dieux indifférents aux choses humaines. — La troisième est de croire « qu’on gagne les dieux par des prières ».

Ces trois sortes d’impiété sont aussi graves et aussi funestes les unes que les autres. Ne pas croire à la Divinité provient toujours d’une perversité naturelle ou acquise. — Y croire, mais se persuader « qu’elle ne se met point en peine de ce qui nous touche provient ou du besoin que l’on a qu’il n’y ait point de juge, ou de la conscience que l’on a de crimes commis et qu’on ne veut pas qui soient jugés, et c’est une sorte d’anarchisme moral. — Y croire, croire qu’elle s’occupe de nous, mais croire qu’elle peut être fléchie par des sacrifices et des prières, c’est d’abord en avoir un incroyable mépris et mieux vaudrait n’y pas croire ; c’est ensuite la prendre pour complice et puiser dans les rapports que l’on a avec elle, dans la « sainteté », un encouragement à mal faire. Un « saint » est un coquin qui prend une assurance contre les Enfers et qui, pour l’avoir prise, se confirme dans le propos d’être un coquin. Et cette impiété est peut-être la plus effroyable des trois, parce qu’elle est la plus raffinée.

Aussi les hommes devraient dire aux législateurs : « Nous exigeons de vous que vous nous prouviez par de bonnes raisons qu’il existe des dieux et qu’ils sont d’une nature trop excellente pour se laisser fléchir par des présents… Car c’est là précisément ce que nous entendons dire, avec beaucoup d’autres choses semblables, par des gens qui passent pour très capables, poètes, orateurs, devins, prêtres, sans parler d’une infinité d’autres personnes ; ce qui, loin de nous détourner de commettre l’injustice, n’a d’autre effet que de nous porter à remédier au mal après qu’il a été fait… »

Avec les poètes, avec les sophistes, avec les démocrates, Athènes compte comme agents très énergiques de corruption, de perversité et de décadence, ses devins, ses prêtres et ses dieux mêmes.