Pour qu’on lise Platon/Les haines de Platon : Les Poètes

Boivin et Cie (p. 48-61).

IV

LES HAINES DE PLATON : LES POÈTES.



Le plus grand des poètes grecs après Homère a détesté les poètes grecs et, du reste, par hypothèse et a priori, tous les poètes. Le fait est singulier. Il faut examiner cela.

On ne doit pas, peut-être, attacher trop d’importance à la plus célèbre dissertation de Platon sur les poètes, à la théorie de l’Ion, ni la prendre tout à fait au sérieux. À travers tout Platon il y a lieu de prendre garde à l’ironie, au paradoxe gai, aux jeux d’une imagination qui s’amuse. Je ne rapporte donc la théorie de l’Ion presque que pour mémoire. Dans l’Ion, Platon considère le poète, comme un être tout passif, qui est inspiré par les dieux, qui subit leur inspiration sans avoir rien de spontané et de personnel, comme un être aimanté par les dieux, qui aimante à son tour le rapsode, lequel aimante la foule ; métaphores à part, comme une espèce de fou assez divertissant, qu’il convient même de respecter, car il est léger, ailé, sacré, et il y a quelque chose des daimones dans son affaire ; mais à qui il ne faut attribuer aucune importance dans la cité et qu’il faut prendre, tout compte fait, pour un enfant aimable, gracieux et insignifiant.

Mais il sied de reconnaître que, même quand Platon paraît ne point plaisanter le moins du monde, il parle des poètes soit avec un détachement qui ne semble pas loin du mépris, soit avec une animosité très peu dissimulée et très peu douteuse.

Dans Phèdre, à très peu près comme dans Ion, il appelle la poésie un délire et le poète une âme hors d’elle-même. Ailleurs il établit comme une hiérarchie qui part des dieux pour descendre jusqu’au plus bas degré des âmes humaines, et dans cette hiérarchie le premier rang après les Dieux est attribué, comme on peut s’y attendre, au philosophe, et le neuvième seulement aux poètes.

Ailleurs, faisant parler Socrate, et, pour ainsi dire, avec moins de fictions qu’ailleurs, puisque c’est dans l’Apologie, il lui fait dire, insistant sur le caractère d’inconscience, d’instinctivité, d’incapacité pour ce qui est de se rendre compte deux-mêmes, qu’il attribue toujours aux poètes « … J’allai aux poètes, tant à ceux qui font des tragédies qu’aux poètes dithyrambiques et autres, ne doutant point que je ne me prisse là en flagrant délit, en me trouvant beaucoup plus ignorant qu’eux. Là, prenant ceux de leurs ouvrages qui me paraissaient les plus travaillés, je leur demandais ce qu’ils voulaient dire et quel était leur dessein, comme pour m’instruire moi-même. J’ai honte, Athéniens, de vous dire la vérité, mais il faut pourtant vous la dire : il n’y avait pas un seul des hommes qui étaient là présents qui ne fût plus capable de parler et de rendre raison de leurs poèmes qu’eux-mêmes qui les avaient faits. Je connus tout de suite que les poètes ne sont point guidés par la sagesse, mais par certains mouvements de la nature et par un enthousiasme semblable à celui des prophètes et des devins, qui disent de fort belles choses sans rien comprendre à ce qu’ils disent. Les poètes me parurent dans le même cas et je m’aperçus en même temps qu’à cause de leur faculté poétique, ils se croyaient les plus sages des hommes dans toutes les autres choses, bien qu’ils n’y entendissent rien. »

Quelle « vanité » du reste, comme dira plus tard Pascal, quelle inanité et quelle insignifiance que cet art tout d’imitation, qui arrive au troisième degré pour ainsi dire de l’imitation, qui imite ce qui est déjà imité et qui est comme l’ombre d’une ombre ! Il existe un objet idéal, l’objet en soi, l’œuvre de Dieu. Cet objet, l’artisan l’imite. Il fait par exemple une armure, un char, un lit qui ne sont que les imitations imparfaites des idées divines de ces objets ; et ce sont ces imitations imparfaites que le poète à son tour imite, dont il donne, par ses descriptions, comme une espèce de reflet incomplet et plus imparfait. Peut-il y avoir quelque chose de plus vain a priori et comme par définition ?

« Nous donnerons à Dieu le titre de producteur ; au menuisier le titre d’ouvrier, au peintre quel nom ? Ni celui de producteur, ni celui d’ouvrier ; mais sans doute celui d’imitateur de l’ouvrier. L’imitateur est donc l’auteur d’une œuvre éloignée de la nature de trois degrés. Ainsi, par exemple, le faiseur de tragédies, en qualité d’imitateur, est éloigné de trois degrés de la vérité ; et il en est de même de tous les autres artistes-imitateurs. »

C’est surtout, comme on le voit déjà par le passage précédent, le poète dramatique que Platon poursuit de ce genre de sarcasmes et de démonstrations. Le poète dramatique surtout est un « faiseur de fantômes » qui ne connaît pas la réalité des objets, mais seulement leur apparence. Voyez un peu. En chaque chose il y a trois arts : l’art qui se sert de cette chose, l’art qui la fabrique, l’art qui l’imite. Par exemple s’il est question de brides et de mors, il y a l’écuyer qui s’en sert, le sellier et le forgeron qui les fabriquent, le peintre qui en jette sur sa toile une apparence. Celui qui s’entend le mieux en brides et en mors, c’est le cavalier : celui qui s’y entend encore, mais moins bien et comme par routine, c’est le sellier ou le forgeron ; celui qui ne s’y entend pas du tout et qui seulement en saisit et sait en reproduire le dessin, saisit et sait reproduire la sensation fugitive qu’ils font sur l’œil, c’est le peintre. Ce troisième personnage, troisième venu et troisième en degré, ne connaît la chose ni par l’usage ni par la nécessité de converser avec ceux qui en usent. »

« L’imitateur n’a donc ni principes sûrs ni même une opinion juste… Et ainsi nous avons suffisamment démontré deux choses : la première, que tout imitateur n’a qu’une connaissance très superficielle de ce qu’il imite ; que son art n’a rien de sérieux et n’est qu’un badinage d’enfants ; la seconde, que tous ceux qui s’appliquent à la poésie dramatique, soit qu’ils composent en vers iambiques ou en vers héroïques, sont imitateurs autant qu’on peut l’être et que cette imitation est éloignée de la vérité de trois degrés. »

Les poètes, en vérité, et aussi bien les lyriques que les dramatiques, sont de simples flatteurs et adulateurs publics, des gens qui caressent la foule là où elle aime qu’on la caresse, sans se soucier que de réussir en ce dessein, infiniment analogues aux courtisanes et qui ne paraissent pas devoir être beaucoup plus respectés qu’elles ne le sont : « On peut chercher à complaire à une foule d’âmes assemblées sans s’embarrasser de ce qui est le plus avantageux pour elles… Il y a des professions qui produisent cet effet. Le joueur de flûte, par exemple, vise uniquement à nous procurer du plaisir et ne se met point en peine d’autre chose. De même le joueur de lyre dans les fêtes publiques. Mais n’en dirons-nous pas autant des exercices des chœurs et de la composition des dithyrambes ? Crois-tu que Cinesias, fils de Mêlès, se soucie beaucoup que ses chants soient propres à rendre meilleurs ceux qui les entendent et qu’il vise à autre chose qu’à plaire à la foule des spectateurs ?… Et son père, Mêlès ? Pensez-vous que quand il chantait sur la lyre, il eût en vue le bien ?… Ne jugez-vous pas que toute espèce de chant sur la lyre et toute composition dithyrambique ont été inventées en vue du plaisir ?… »

Fera-t-on, comme on sera souvent tenté de le faire, une exception en faveur des poètes tragiques, et peut être une telle exception (Nietzsche) qu’on verra dans les poètes tragiques et les représentants et les professeurs de toute une morale, virile et héroïque, particulière à la race grecque ? Ce serait une erreur bien forte et une méconnaissance presque ridicule de ce qu’est en son fond et en son expression et son influence la sublime tragédie attique. La sublime tragédie attique est une a rhétorique » aussi vaine et partant aussi funeste que la rhétorique et la déclamation des orateurs de la Pnyx. « À quoi est-ce qu’il tend, ce poème imposant et admirable ? Tous ses efforts, tous ses soins n’ont-ils point pour objet unique de plaire au spectateur ? Lorsqu’il se présente quelque chose d’agréable et de gracieux, mais en même temps de mauvais [au point de vue moral], prend-il soin de le supprimer, de chanter et de déclamer ce qui est désagréable mais utile, sans se soucier que les spectateurs y trouvent du plaisir ou n’en trouvent point ?… Les paroles [dans cet opéra qui s’appelle la tragédie] s’adressent à la multitude assemblée. Elles sont donc une sorte de déclamation populaire. C’est donc une rhétorique pour le peuple, pour les enfants, les hommes libres et les esclaves, réunis ensemble, et de la rhétorique nous ne faisons pas grand cas, puisque nous avons dit qu’elle n’était qu’une flatterie. »

Nous savons bien que les tragiques se donnent de très favorables noms, peut-être sérieusement, se considèrent comme consacrés à une admirable et très salutaire mission. Ils disent que les poètes comiques s’adonnent à l’imitation de la vie en ce qu’elle a de ridicule et de bas ; et que par conséquent il serait naturel de les éliminer de la République ; mais que la tragédie est l’imitation de la vie en ce qu’elle a d’excellent et de sublime. Voilà qui va fort bien ; mais c’est précisément pour cela qu’on peut répondre à « ces personnages divins » : « Étrangers, nous sommes nous-mêmes occupés à composer la plus belle et la plus parfaite tragédie : tout notre plan de gouvernement n’est qu’une imitation de ce que la vie a de plus beau et de plus excellent, et nous regardons à juste titre cette imitation comme la véritable tragédie. Vous êtes poètes et nous aussi dans le même genre ; nous sommes vos rivaux et vos concurrents. Or nous croyons que la vraie loi peut seule atteindre à ce but et nous espérons qu’elle vous y conduira. Ne comptez donc pas que nous vous laissions entrer chez nous sans nulle résistance, dresser votre théâtre sur la place publique et introduire sur la scène des acteurs doués d’une belle voix qui parleront plus haut que nous ; ni que nous souffrions que vous adressiez la parole en public à nos enfants, à nos femmes, à tout le peuple, et que sur les mêmes objets vous leur débitiez des maximes qui, bien loin d’être les nôtres, leur seront presque toujours entièrement opposées. Ce serait une extravagance extrême de notre part et de la part de tout État de vous accorder une semblable permission avant que les magistrats aient examiné si ce que vos pièces contiennent est bon et convenable à dire en public ou s’il ne l’est pas. Ainsi, enfants et nourrissons des muses voluptueuses, commencez par montrer vos chants aux magistrats afin qu’ils les comparent avec les nôtres, et s’ils jugent que vous disiez les mêmes choses ou de meilleures, nous vous permettrons de représenter vos pièces ; sinon, mes chers amis, nous ne saurions vous admettre… »

Et cette comparaison, ce parallèle entre les magistrats et, les poètes, cette rivalité et cette concurrence n’est pas une simple hypothèse ou un jeu d’esprit. Il existe un lieu dans le monde, où ce ne sont point tant les lois qui règnent, ni les magistrats qui gouvernent que ce ne sont les gens de théâtre qui régissent l’État. Ce lieu s’appelle Athènes. Musiciens et dramatistes ont rivalisé, d’une part, à s’affranchir des traditions et bonnes règles d’autrefois, d’autre part ils ont prétendu que le plaisir que causaient leurs œuvres était la règle la plus sûre pour en bien juger. Et « comme ils composaient leurs pièces d’après ces principes et qu’ils y conformaient leurs discours, peu à peu ils enlevèrent à la multitude toute bienséance et toute retenue, et elle en vint à se croire en état de juger par elle-même… »

« C’est ainsi que le gouvernement d’Athènes, d’aristocratique qu’il était est devenu théâtrocratique. » — La théâtrocratie athénienne a eu pour effet d’affranchir tout citoyen, « le désordre passant des beaux-arts à tout le reste », de tout respect pour les magistrats, les supérieurs et les meilleurs, et de là l’on est passé « au mépris de la puissance paternelle et des vieillards » et de là à « secouer le joug des lois », et de là à ne respecter « ni promesse, ni serments, ni dieux, imitant et renouvelant l’audace des anciens Titans ».

Tout cela était en germe dans la théâtrocratie, ou tout au moins la théâtrocratie a contribué à tout cela dans une large part.

Aussi bien c’est la théâtrocratie quia tué Socrate, et voilà une preuve qui en vaut quelques autres.

Pour en revenir aux poètes en général, il n’est pas très étonnant que ce soit un représentant des poètes, comme l’a dit Socrate en son apologie, un faiseur de tragédies et de dithyrambes, Mélitus, qui ait accusé Socrate de corrompre la jeunesse ; car ce sont précisément les poètes qui pervertissent la jeunesse, et le premier vice que nous trouvions reprocher à autrui c’est toujours le nôtre. Depuis Homère jusqu’à Mélitus, tous les poètes, à l’exception peut-être de Pindare, ont corrompu les hommes par leurs fables.

C’est Hésiode qui nous raconte les mauvais traitements qu’Uranus fit subir à Saturne, Saturne à Uranus et Saturne à Jupiter et Jupiter à Saturne. Le bel exemple à proposer aux enfants que des pères toujours armés contre leurs fils et des fils toujours combattant leurs pères ! — C’est Hésiode racontant la guerre des dieux les uns contre les autres. Le beau modèle à proposer à des citoyens, et comment veut-on après cela que les défenseurs de l’État aient en horreur les dissensions et les discordes civiles ?

Non, il ne faut pas, dans une république qui sera vertueuse ou qui ne sera point, qu’on entende dire que Junon a été mise aux fers par son fils, et Vulcain précipité du ciel par son père pour avoir voulu secourir sa mère pendant que Jupiter la frappait. Il ne faut point qu’on entende dire que les dieux parcourent le monde et s’en vont de ville en ville sous des formes étrangères, ce qui rend lâches et timides les enfants et même les hommes.

Les poètes sont des enfants eux-mêmes qui aiment à avoir peur, qui aiment les histoires de revenants et de prodiges, qui ne comprennent rien à la divinité, qui en donnent des idées fausses et méprisables et qui n’inspirent pas aux hommes autre chose qu’une parfaite immoralité sous le voile de la tradition et de la religion nationale. Il faut « veiller sur les poètes et les contraindre à nous offrir dans leurs vers un modèle de bonnes mœurs ou à n’en point faire du tout ».

Mêmes choses à dire, du reste, de tous les artistes, quoique ceux qui ne se servent point de la parole soient moins directement corrupteurs. Il faut empêcher en général tous les artistes « de nous donner soit en peinture, ou en architecture, ou en quelque autre genre que ce soit, des ouvrages qui n’aient ni grâce, ni correction, ni noblesse, ni proportions. Quant à ceux qui ne pourront faire autrement, nous leur défendrons de travailler chez nous, dans la crainte que les gardiens de notre république, élevés au milieu de ces images vicieuses, comme dans de mauvais pâturages et se nourrissant, pour ainsi dire, chaque jour de cette vue, n’en contractent à la fin quelque grand vice de l’âme, sans s’en apercevoir… »

Voilà ce que Platon pense, en résumé, de la République des lettres et des arts. Il la considère en général comme un État dans l’État très funeste à l’État. Tantôt — mais il faut bien savoir que ce n’est qu’une boutade devenue trop célèbre et peut-être bien sa pensée de derrière la tête, mais où il n’aime pas à trop s’arrêter — tantôt il dit qu’il faut couronner tous ces gens-là de fleurs et les mettre à la porte de l’État ; plus souvent il veut tout simplement une censure mais en quelque sorte une censure active et non point seulement prohibitive, qui force le poète et l’artiste à se mettre au service de la vertu et à l’enseigner. Le poète, ou l’artiste, doit être l’auxiliaire et même l’instrument du magistrat dans l’œuvre d’éducation morale que celui-ci poursuit sans cesse : « Il faut [que le magistrat] cherche des artistes habiles, capables de suivre à la trace la nature du beau et du gracieux, afin que nos jeunes gens, élevés au milieu de leurs ouvrages comme dans un air pur et sain, en reçoivent sans cesse de salutaires impressions par les yeux et par les oreilles et que dès l’enfance tout les porte insensiblement à imiter, à aimer le beau, et à établir entre lui et eux un parfait accord. » — « À l’exemple du médecin qui, pour rendre la santé aux malades et aux languissants, mêle à des aliments et à des breuvages flatteurs au goût les remèdes propres à les guérir et de l’amertume à ce qui pourrait leur être nuisible afin qu’ils s’accoutument pour leur bien à la nourriture salutaire et n’aient pas de répugnance pour l’autre ; de même le législateur habile engagera le poète et le contraindra même, s’il le faut, par la rigueur des lois, à exprimer dans des paroles belles et dignes de louange, ainsi que dans ses mesures, ses accords et ses figures, le caractère d’une âme tempérante, forte et vertueuse. »

En un mot, l’art, commue toute chose, devrait être étroitement et sévèrement subordonné à la morale, et le beau n’est pas, comme on l’a fait dire à Platon, et comme il ne l’a jamais dit, et ce serait presque le contraire de sa pensée, la splendeur du vrai ; mais le beau est la splendeur du bien ; et c’est, pour parler simplement, le bien présenté avec agrément.

Et cette théorie est si éloignée de celle des poètes grecs, elle est tellement ignorée d’eux, et quand elle est mise en pratique par eux c’est tellement par hasard, qu’il n’est pas très étonnant que Platon ait vu dans les poètes et les artistes grecs des gens qui lui échappaient, ce qui mène toujours à voir en gens de cette sorte des ennemis, des adversaires ou au moins des forces hostiles, ou au moins des obstacles.