Pour qu’on lise Platon/Conclusions

Boivin et Cie (p. 379-398).
CONCLUSIONS

Tout Platon est une aspiration au parfait, et c’est là sa grande et son immortelle originalité. Pour Platon l’homme est fait pour réaliser la perfection et pour que la perfection soit, tout au moins presque, réalisée dans le monde. Ceci est la loi de l’homme, qu’il comprend rarement, qu’il entrevoit quelquefois, mais qui est telle que quand il ne la comprend pas il sent éternellement que quelque chose lui manque ; et telle encore que, quand il l’entrevoit, il se sent dirigé vers son but ; et telle encore que, s’il la comprenait absolument, il serait pleinement heureux.

C’est la grande idée sur laquelle vivra Renan, toute son existence, deux mille deux cent cinquante ans plus tard. Seulement pour Renan, le monde et l’homme viennent on ne sait de quoi et tendent vers le parfait et le créent en y tendant et le réaliseront jour à jour de plus en plus. Pour Platon le monde, et surtout l’homme, viennent du parfait et y retournent. Ils sont sortis de lui, ils s’en souviennent, ils en retrouvent en eux des traces et ils ont à le réparer en eux, et en le réparant en eux, à s’élever de plus en plus vers lui. L’homme ne crée pas le divin, il le restitue. Il n’y va pas, il y revient. Au commencement était Dieu ; au bout de la route, si on ne s’égare pas, il y a Dieu.

Mais, au fond, l’idée est la même. Est platonicien tout homme qui croit que la destinée de l’homme est de trouver l’idée du parfait et de s’y attacher comme à l’idée du port.

Ceci n’est pas une idée d’obligation. Le devoir est, à proprement parler, étranger à Platon, comme en général à tous les Grecs. Le devoir est plutôt une idée latine. L’homme, pour Platon, n’a pas précisément le devoir de s’attacher à la perfection ; il est dans sa destinée, et c’est-à-dire dans sa nature, s’il la comprend bien, de s’y attacher. L’idée de perfection n’est pas un impératif ; c’est simplement la santé de l’âme et la beauté de l’âme. La conscience platonicienne est une hygiène intellectuelle et une esthétique. Le bien est bien parce qu’il est sain et parce qu’il est beau. Le juste est bien parce que l’injuste est incohérent, désordonné, inharmonique et très laid.

Platon, comme Nietzsche, malgré les différences, veut parfaitement faire vivre les hommes en force et en beauté. Seulement il lui a semblé que c’était dans le juste et, à un plus haut degré, dans le parfait, et en un mot que c’était dans la morale qu’étaient la beauté et la force ; que c’était dans la morale qu’était la force, puisqu’il faut beaucoup plus de force pour se vaincre et s’opprimer soi-même que pour vaincre et opprimer les autres ; que c’était dans la morale qu’était la beauté, puisque le beau est le déploiement complet, plein et satisfait d’une force.

Cette grande idée était toute nouvelle. Il me semble bien que les Grecs ne l’avaient eue jusque-là que par échappées, si tant est qu’ils l’eussent connue. Ils avaient eu, presque davantage, quoique très peu, l’idée du devoir, sous forme d’idée d’obéissance aux dieux. Mais l’idée de l’adoration de la morale, parce qu’elle est belle et parce qu’elle est le fond de la nature humaine, et donc, en synthétisant, parce que le fond de la nature humaine est la réalisation du beau ; cette idée, qui devait naître dans un peuple artiste, avait, cependant, attendu Platon pour éclore.

Platon était nouveau au ive siècle avant Jésus comme Rousseau au xviiie siècle. Il apportait un rêve de perfection morale et sociale dont ses contemporains n’avaient pas l’idée et auquel, tout particulièrement à l’époque de Platon, comme à celle de Jean-Jacques, ils tournaient le dos. Il y avait un paradoxe hardi et il y avait un paradoxe perpétuel dans tout le développement de la pensée platonicienne. Platon rompait en visière à son temps comme Rousseau au sien, avec le même instinct de taquinerie et aussi avec le même courage, à tel point que si Rousseau fut persécuté, on s’étonne que Platon ne l’ait pas été.

Il avait à côté de lui un auxiliaire qu’il avait des raisons de haïr et qu’il parait bien qu’il ne haïssait pas, sentant bien en lui un auxiliaire en effet. Ils avaient les mêmes ennemis. Comme Platon, Aristophane attaquait les prêtres besogneux et avides, vivant de la sotte crédulité publique (Plutus), les fabricateurs d’oracles, les démagogues, les sophistes, les poètes et les musiciens qui affaiblissent et énervent les âmes. Comme Platon, Aristophane (Assemblée des femmes), pour s’en moquer, il est vrai, mais avec des complaisances où l’auteur de la République pouvait très bien trouver son compte, exposait les idées de partage des biens, de suppression de la propriété, de repas en commun, d’affranchissement de la femme, de paternité collective. Comme Platon, et cette fois très sérieusement, il faisait l’éloge de la pauvreté et le réquisitoire contre le Dieu aveugle de la Ploutocratie. Comme Platon, Aristophane était à la fois enragé conservateur et un peu socialiste. Comme Platon, Aristophane rêvait une cité pacifiée, assainie, très forte et très belle, nettoyée de ses scories, et où les jeunes gens, moraux par amour du beau, eussent été, formule littéralement platonicienne, des « statues vivantes de la pudeur ». Aristophane est presque un Platon cynique. Platon n’est presque qu’un Aristophane plus pur et d’une plus grande force de pensée abstraite. Aristophane est comme le père des cyniques et Platon des stoïciens, et l’on sait que les cyniques ne sont que des stoïciens mal élevés. Que Platon ait pardonné à Aristophane ce que l’on sait et qui ne fut qu’une erreur et une confusion entre personnages qui ne laissaient pas de se ressembler entre eux à certains égards, cela se comprend assez aisément.

Seulement Aristophane, et j’en dirais à peu près autant de Rousseau, puisqu’aussi bien je l’ai dit et ne vois point que je me sois guère trompé, est tourné, en somme, tout entier vers le passé, connu ou supposé, et veut simplement qu’on rebrousse chemin. Aristophane et Rousseau, à quelques différences de degré près, voient l’idéal dans un passé qu’il faut retrouver : l’humanité ou la nation se sont trompées de voie, comme Hercule n’a pas fait au double chemin, et il faut remonter vers le point de bifurcation. Platon, quoique ne se privant point de regarder en arrière, se place en quelque sorte en dehors du temps. Très inquiet du présent, sympathisant quelquefois avec le passé, il place certainement son idéal dans l’avenir, ou plutôt il cherche un suprême bien qui puisse être celui de tous les temps. Sa magnifique utopie est achronique.

Injecter la morale dans l’humanité de telle sorte, avec une telle puissance qu’elle se mêle à tout le tempérament humain et que désormais, à quelque moment que ce soit, l’humanité la sente en elle et ne puisse pas l’éliminer, et qu’à certains moments il y ait comme une poussée inattendue et extraordinaire de cet élément nouveau, voilà ce que Platon a voulu et en vérité voilà ce qu’il a réalisé. Il est une des deux ou trois époques importantes de la civilisation humaine.

Ce qu’il a fait là, il l’a fait avec audace et avec persévérance, aussi avec une singulière adresse, volontaire ou demi-consciente. Il a combattu les idées générales des Athéniens, les mœurs des Athéniens, les préjugés et les travers des Athéniens avec toutes les ressources intellectuelles des Athéniens.

Il a combattu l’art et les artistes, parce qu’il les jugeait très dangereux contre les mœurs, avec des ressources d’artiste littéraire incomparable, avec des anecdotes, des récits poétiques et légendaires, des dialogues amusants, des comédies, oui, véritablement des comédies dignes d’Aristophane, et des tragédies, comme la mort de Socrate, où Sophocle n’aurait pas atteint et qu’Euripide aurait un peu tourné au mélodrame.

Il a combattu la sophistique et les sophistes avec la sophistique la plus honnête, sans doute ; mais la plus habile, la plus adroite, la plus captieuse, la plus sournoise, la plus insidieuse, la plus prestigieuse et la plus spirituelle que le monde ait connue avant les Provinciales.

Il a combattu les orateurs avec une éloquence qui n’est jamais enflammée, mais qui est élevée sans effort, et sublime sans cesser d"être simple et aisée, tant elle est naturelle.

Il a combattu la démocratie avec un profond sentiment démocratique, celui qui consiste à croire que force, richesse et même talents ne sont rien du tout ou infiniment peu de chose auprès de la force morale du simple honnête homme ; et cela, c’était, d’un seul trait, la vraie démocratie opposée à la fausse et la bonne à la mauvaise.

Il a combattu la mythologie avec des mythes, avec des mythes qu’il inventait et qu’il faisait très nobles et purs, ou avec les mythes les plus purs et nobles qu’il trouvait dans la légende et que, du reste, il assainissait, purifiait et ennoblissait encore par sa manière de les présenter et par toutes ses grâces décentes et divines.

Ajoutez que, discrètement et sans attitudes de novateur, il remplaçait la mythologie traditionnelle par une autre Les « Idées » de Platon ne sont qu’une mythologie intellectuelle. Les « Idées » sont des déesses créées par l’esprit d’abstraction, très imaginatif encore, au lieu de l’être par l’imagination plastique Les « Idées » de Platon, au lieu d’être les forces de la nature personnifiées, sont des concepts personnifiés, ou, si l’on veut, des choses delà nature considérées et comme saisies par l’esprit en leur essence et personnifiées comme telles. Le Panthéon de Platon est un Panthéon spiritualiste, où, au lieu que les choses deviennent des personnes, les idées générales que nous avons des choses deviennent des personnes qui vivent quelque part. C’est une sublime mythologie immatérielle mais c’est une mythologie, très accessible à l’esprit des Grecs parvenus au point d’évolution où ils étaient et s’ajustant du reste à leur manière ordinaire de concevoir.

Autour ou au sein de son Dieu suprême, Platon a établi un polythéisme platonicien qui détruisait l’ancien en le remplaçant. Obéissant à cette loi, peut-être éternelle, qui veut qu’il n’y ait pas d’esprit religieux qui ne soit mêlé de polythéisme ; comme le christianisme a établi ou laissé établir, au-dessous du Dieu un, avec les anges, les saints et les madones, tout un polythéisme de bonté, parce que la bonté est l’essence de la religion chrétienne ; Platon a comme aménagé au-dessous, autour ou au sein de son Dieu un, tout un polythéisme, d’intelligence, d’harmonie et d’ordre, parce que l’essence du platonisme est comprendre et ordonner.

Platon combattait donc ses compatriotes avec leurs armes, ce qui est une chance de vaincre et, en tout cas, toujours, une condition du combat ; antiathénien par ses idées, athénien par sa manière de les présenter et même de les avoir.

Aussi a-t-il choqué et plu. Aussi a-t-il froissé et enivré. Les Athéniens ont reconnu un des leurs dans leur adversaire et dans ce novateur un admirable représentant de leur race. L’enfant qui bat sa nourrice plaît à sa nourrice parce qu’il est fort, plus encore quand sa nourrice est sa mère elle-même.

Quant au succès, il faut s’entendre. Selon le point de vue, il fut nul ou il fut immense. Platon s’est proposé, je crois, de régénérer Athènes et non pas de régénérer l’humanité. Il n’a aucunement régénéré Athènes, et il a vraiment donné à l’humanité une vie nouvelle. Il n’a nullement même assaini Athènes, qui semblait être, au moment où il écrivait, incurablement gangrenée et que rien ne pouvait sauver. Elle était tombée ou elle tombait, pendant la vie même de Platon, de Périclès en Cléon, de Cléon en Hyperbolos, d’Hyperbolos en Pisandre, de Pisandre en Cléophon et de Cléophon en Cléonyme. Infectée de vénalité par en haut, de sottise par en bas, de vanité présomptueuse et aveugle à tous les échelons ; ne songeant plus à combattre par elle-même, achetant des mercenaires et les payant mal ; ne songeant qu’aux arts, au théâtre et au bavardage ; « théâtrocratie », comme dit spirituellement Platon et non plus même démocratie ; perdant même l’idée de patrie et se souciant peu d’être gouvernée par un étranger, ce qui arrive toujours quand on a commencé par se laisser mal gouverner par les siens ; Athènes penchait tellement vers sa ruine au moment où Platon mourut, qu’elle en était venue presque à l’espérer pour être délivrée de tout souci.

Elle disparut, comme il est juste et très sain pour l’humanité que disparaissent les groupes humains qui veulent mourir. Elle perdit même son génie littéraire et artistique, comme il arrive toujours aux peuples qui disparaissent comme nations, sans qu’on puisse trop savoir pourquoi, mais probablement parce que le génie n’est point si personnel qu’on le croit généralement, mais, force par lui-même, a besoin, cependant, pour s’épanouir, d’une atmosphère vivifiante et forte.

Platon a complètement échoué dans son projet de régénérer Athènes. Peut-être, à supposer que « l’Idée » de justice s’occupe de nous, était-il impossible, parce qu’il eût été scandaleux, que la nation survécût, qui avait fait boire la ciguë à Socrate et à Phocion.

Mais, comme par une compensation providentielle, si Platon a échoué dans son dessein immédiat, il a merveilleusement réussi dans le dessein à longue échéance qu’il n’a peut-être pas eu. Comme a dit Bossuet avec sa force ordinaire, « il n’y a point de puissance humaine qui ne serve malgré elle à d’autres desseins que les siens ». Platon, qui n’a pas sauvé Athènes, est au nombre des deux ou trois hommes qui ont donné à l’humanité une secousse morale profonde et prolongée, qui ont donné à l’humanité le goût de se surpasser. Il n’est aucun moraliste qui ne remonte à lui comme à sa source lointaine, élevée et pure. Il n’est aucun immoraliste qui ne le voie debout sur l’horizon, qui ne soit offusqué et gêné par sa grande ombre et qui ne sente en lui le grand obstacle, comme s’il était vivant encore et tout présent ; et c’est qu’il l’est en effet.

Le stoïcisme tout entier dériva de lui avec sa conviction que la force morale est la seule force qui compte et que la richesse morale est le seul bien qui ne soit pas une misère, et avec son profond mépris des puissances selon la chair et selon la force, et avec son idée, hautaine et vraie, que non seulement le philosophe devrait être roi du monde, mais qu’il l’est au moins en dignité ; c’est-à-dire que la pensée domine le monde en tant qu’elle survit à tout ce qui pour un temps l’opprime ou croit l’opprimer.

Le christianisme a dépassé Platon en ce qu’il a mis l’idée de bonté à la place de l’idée de justice ; il est vrai, et c’est ce que l’on n’aura jamais ni assez dit ni assez cru. Mais il faut dire aussi et aussi croire que le christianisme est tout pénétré de Platon. Il part d’un principe qui n’est pas répandu dans tout Platon, qui n’est pas dans Platon autant que l’on voudrait qu’il y fût, qui n’est pas assez dans Platon, mais qui est bien platonicien, l’idée de fraternité. Platon a dit : tous les citoyens d’une môme patrie devraient être frères dans le sens littéral du mot et plus même que les fils d’une même mère n’ont accoutumé de l’être ; le christianisme a dit : tous les hommes doivent être frères dans le sens littéral et plus que littéral du mot.

Platon a dit : il vaut mieux souffrir l’injustice que de la commettre ; le christianisme a dit : il faut aimer à souffrir l’injustice et il faut « aimer son ennemi », d’abord parce qu’encore il est votre frère, ensuite parce qu’il vous donne cette joie de souffrir l’injustice et par conséquent de témoigner pour la justice, ce qui est fécond en grands effets et ce qui bâtit le temple de la justice éternelle ; — et ainsi la sainteté et l’efficace du martyre, la théorie du martyre est déjà en germe et plus qu’en germe dans Platon.

Le christianisme a bâti toute une religion sur la morale, et c’est, avec quelque indécision, ce que Platon a voulu faire, à l’imitation de Socrate, peut-être en se tenant moins ferme sur ce fondement que Socrate lui-même et plutôt en se ramenant sans cesse à la morale qu’en s’y tenant obstinément attaché, mais encore en ne l’oubliant jamais et en faisant d’elle son principal et essentiel entretien ; et c’est pour cela qu’à tous les moments où l’humanité, instruite ou avertie par ses épreuves, revient à la morale comme à sa source de vie, en d’autres termes craint le suicide, elle revient à la fois pour ainsi dire et au Calvaire et à Sunium.

Le christianisme s’est tellement reconnu dans le platonisme aussitôt qu’il l’a connu, qu’il lui a, en grande partie, emprunté sa métaphysique, ce qui a été son tort, à mon avis, et le christianisme pur, à mon sens, c’est le christianisme moins le judaïsme et moins la métaphysique platonicienne et débarrassé tant de ce fâcheux héritage que de cet encombrant et décevant appareil ; mais que le christianisme, voulant être philosophique, ait été droit à Platon pour se faire une philosophie générale et pour s’en parer et surcharger comme la vierge romaine accablée sous les bijoux, c’est au moins le signe d’une attraction singulière, pour ainsi parler, et d’affinités profondes et profondément senties.

On peut presque dire que dans la pensée de l’humanité le platonisme et le christianisme ont été et sont destinés à rester inséparables.

Le positivisme moderne, très hostile à Platon, en quelque sorte par définition, puisqu’il a, à l’endroit de la métaphysique, une invincible défiance, aurait tort de ne pas voir en Platon un homme qui, quoique n’étant pas un auxiliaire, est très éloigné d’être un ennemi. La pensée profonde du positivisme est que l’homme, égaré dans un canton de l’univers d’où il ne peut rien voir ni savoir du gouvernement de l’univers lui-même, doit se sentir obligé envers son canton et, par reconnaissance envers lui, l’aménager de plus en plus dans le sens de l’ordre, du juste et du bien. L’humanité oblige l’homme. Nous devons l’adorer comme un Dieu bienfaiteur et aussi comme un Dieu souffrant et douloureux. Nous devons à l’humanité d’être d’abord digne d’elle et ensuite meilleur qu’elle. Nous devons à nos pères de les surpasser en justice et en bonté, et nos descendants nous devront de nous surpasser en bonté et en justice. Le devoir, c’est de porter plus haut l’humanité à mesure qu’elle vieillit. L’humanité doit honorer son enfance par sa jeunesse, sa jeunesse par son âge mûr, son âge mûr par sa vieillesse, en montrant toujours que chacun de ses âges était beau en ceci qu’il contenait un successeur plus beau que lui.

Et cette idée est éminemment platonicienne. Platon se croit, d’une certaine façon, obligé envers Dieu ou envers les dieux ; mais où il tend surtout, c’est bien à faire vivre les hommes de plus en plus en beauté. Pour lui, la question est toujours, ou du moins très souvent celle-ci : qu’ont fait nos pères pour nous rendre meilleurs qu’eux ? S’ils n’ont rien fait en ce sens, il n’y a pas lieu de les honorer. S’ils ont fait quelque chose ou beaucoup en ce sens, ils sont vénérables et nous devons les honorer en les imitant. Nous-mêmes nous avons pour tâche unique de faire l’humanité meilleure que nous, dans toute la mesure de nos forces. Toute la valeur de l’homme est dans la quantité de justice et dans la quantité de bien qu’il aura mises dans le monde. Le reste est sensiblement négligeable. Cette morale platonicienne est par bien des aspects et surtout par son aspect principal très analogue à la morale positiviste.

Elle est, avant tout, surtout, essentiellement, à base de désintéressement. Si dans le langage courant platonisme et idéalisme sont synonymes, ce n’est pas à tort. Les hommes appellent communément idéal ce qui est désintéressé. L’idéalisme pratique consiste simplement à sacrifier l’appétit à l’idée. C’est tout Platon. L’idée pour lui est si belle que c’est être un sot que de ne pas jeter à ses pieds, et pour qu’ils y soient foulés, toutes les passions et avec elles, tous les intérêts. Quand un homme a une pensée et qu’il n’en est pas assez ravi et amoureux pour lui sacrifier tout ce qui lui est agréable, il n’était pas digne de l’avoir, et l’on peut presque dire qu’il ne l’avait pas. Il ne l’avait pas en sa plénitude et en son éclat et sa force. Non, vraiment, il ne l’avait pas. Et c’est pour cela que Platon semble convaincu que savoir la vertu et la pratiquer, c’est la même chose. Ce doit être la même chose, il faut que ce soit la même chose, puisque, si ce ne l’était pas, l’homme serait trop bête. Et la théorie est contestable, et on peut même dire qu’elle est dangereuse ; mais elle est le signe de l’idéalisme le plus sincère, le plus convaincu, le plus profondément entré dans les moelles et dans le cœur d’un homme, qui se soit jamais rencontré, L’épithète de divin en est resté à Platon, et à juste titre.

Sans doute, comme enivré de morale, il a, non pas fait à la morale une trop grande part et, si je l’ai dit, ce fut mal dire ; il n’a pas fait à la morale une trop grande part en la donnant comme la dernière fin de l’homme et en affirmant qu’il ne peut être occupation humaine qui ne se rattache à la morale comme à sa dernière fin, ce qui est vrai et même exact ; mais il a trop voulu que la préoccupation morale, le dessein moralisateur fût continuellement présent et comme mêlé à chaque occupation humaine quelle qu’elle fût, et non seulement la dominât, mais la dirigeât de tout près, et pour ainsi dire la maîtrisât et l’étreignît, ce qui est trop, et ce qui risque de paralyser et de glacer les plus belles facultés humaines, lesquelles, laissées plus libres, reviennent beaucoup mieux à servir en définitive la morale qu’elles ne le pourraient faire ainsi maîtrisées, opprimées et contraintes.

Mais il faut tenir compte, comme j’essaye toujours de le faire, de l’exagération nécessaire que les grands maîtres croient, avec raison, devoir donner à leur système et à l’idée maîtresse de leur système. Ils se disent toujours qu’il y aura du déchet et que l’on en rabattra. Ils visent un peu plus haut que le but pour y toucher, et je ne crois pas que ce soit le fait de mauvais tireurs.

Il faut tenir compte aussi du public auquel s’adresse un philosophe, et certes les hommes à qui parlait Platon étaient si éloignés de toute idée morale qu’il n’était pas inutile de forcer la note. Platon a prêché la morale avec les allures du paradoxe, ce qu’on lui peut reprocher, et avec le ton et la verdeur du paradoxe, ce qui était bon, parce qu’il était commandé par les circonstances.

Tel qu’il est, sans parler du métaphysicien, du poète, du satiriste, de l’orateur, du narrateur et du dramatiste, il est le moraliste le plus convaincu, le plus chaleureux, le plus pénétrant, le plus imposant à la fois et le plus ingénieux, et il ne lui a manqué que d’être simple, que le monde ait jamais connu. Il sera en quelque sorte associé aux destinées de l’humanité. Sans peut-être qu’il soit lu personnellement si je puis ainsi dire, il sera écouté, au moins en la personne de ceux qui conserveront son esprit et s’inspireront de sa doctrine, tant que l’idéalisme, même restreint au sens que nous lui donnions plus haut, demeurera, ici ou là, sur la terre. Il ne sera oublié définitivement que lorsque tous les hommes en seront à ne croire qu’à la force et à croire qu’elle est féconde et qu’elle peut fonder quelque chose de durable, et lorsque, en conséquence, les hommes n’agiront jamais et ne voudront jamais agir que selon leur force ou selon leur faiblesse.

Je ne sais pas si ces temps sont proches ; mais je sais qu’ils ne sont jamais arrivés et qu’on peut espérer qu’ils n arriveront jamais, quelques apparences qu’il y ait contre cet espoir. D’ici là, Platon vit dans les consciences de ceux qui croient devoir sacrifier quelque chose d’eux à l’idée. On croyait que Platon était descendant des anciens rois d’Athènes. Or le très sarcastique M. de Gobineau répartissait les hommes de la façon suivante : « les fils de rois, les imbéciles, les drôles, les brutes ». Platon, fils de rois, vivra tant qu’il y aura quelques fils de rois. Il a su être, très précisément, un des aspects du divin. Il est de ceux qui y font croire. Il a été homme de son temps et je suis certain que c’est pour son temps qu’il travaillait ; et il s’est trouvé qu’il a pensé pour toujours. Nul ne répond mieux à la magnifique définition que Lamartine a donnée de l’homme : « L’homme se compose de deux éléments, le temps et l’éternité »