L’APOTHÉOSE

découverte d’une nouvelle étoile. — sa consécration officielle. — la religion de l’avenir.


Lettre ouverte à M. le Ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts


Mon cher Ministre,


Si je prends la liberté grande de m’adresser ainsi directement à vous, c’est parce que je pense que vous êtes le seul homme, de par vos fonctions officielles, en situation de satisfaire les nombreux citoyens des deux mondes dont je ne suis, en ce moment, que le très modeste porte-parole.

Vous êtes le ministre des Beaux-Arts, donc c’est à vous à nous rendre le petit service suivant.

Ceci dit, j’entre en matière.

Vous n’ignorez point de quel éclat radieux et incomparable la divine Sarah Bernhardt a couvert la France depuis quarante et quelques années et comment son incommensurable talent a presqu’eu la puissance de nous faire oublier nos malheurs.

Vous savez comment on a déjà demandé la croix pour elle et comment notre aimable et distingué confrère Henri Bauër a demandé l’institution d’une fête nationale en son honneur.

Non, vous n’ignorez point tout cela, et en ce moment, à propos d’une fête artistique organisée en son honneur, les journaux renferment tous les jours des notes dans le goût de celles-ci, par exemple :

« Sur le désir exprimé par Mme Sarah Bernhardt, la fête artistique organisée en l’honneur de la grande tragédienne n’aura lieu qu’après la première représentation de Lorenzaccio. »

Eh bien, tout cela est insuffisant, piètre et misérable, et me fait l’effet d’une injure à cette femme d’élite qui, certainement, n’a pas eu sa pareille depuis Cléopâtre et Sémiramis.

Donc, au nom des 953, vous entendez bien : neuf cent cinquante-trois citoyens des cinq parties du monde — sans compter les pôles — je viens vous supplier de bien vouloir déposer le projet de loi suivant sur le bureau de la Chambre, car vous ne pouvez pas refuser votre appui à une manifestation aussi imposante :

Article Premier. — Par faveur spéciale et comme bien faible reconnaissance du peuple français, Madame Sarah Bernhardt est nommée Grand’Croix de la Légion d’honneur.

Art. 2. — Les Palmes Académiques, la Médaille Militaire, pour avoir souvent affronté avec courage le feu… de la rampe, le Poireau, les Croix coloniales, la Médaille de marchande des quatre-saisons, etc., lui sont donnés par-dessus le marché, car on ne saurait pas lésiner avec un pareil génie !

Art. 3. — Madame Sarah Bernhardt fait de droit partie des cinq Académies, de la Française comme écrivain, des Sciences comme aéronaute, des Beaux-Arts comme peintre et sculpteur, des Sciences morales… naturellement, de Médecine… de Droit, etc.

Art. 4. — À dater de ce jour, une fête nationale est instituée en l’honneur de Madame Sarah Bernhardt ; elle sera célébrée le même jour que celle de Jeanne-d’Arc et prendra le nom de fête des deux pucelles… honoraires !

Art. 5. — Madame Sarah Bernhardt est nommée ambassadeur extraordinaire et ministre plénipotentiaire auprès de la jeune petite grande duchesse de Russie, pour lui porter les hommages et les compliments de toutes les nourrices de France, et plus particulièrement de la nourrice de M. Barthou, notre sympathique ministre des Travaux Publics !

Art. 6. — Le Panthéon, désaffecté depuis si longtemps, est rouvert au culte pour la célébration de la nouvelle religion et la statue en or massif de Sarah, enrichie de diamants et de pierres précieuses, est placée au fond de l’édifice, bien en vue sur le maître-autel, pour être adorée de tous les fidèles.

Art. 7. — MM. Coquelin aîné et Bauër sont nommés grands pontifes du nouveau culte et chargés d’officier ; M. Jean Coquelin est nommé enfant de chœur.

Art. 8. — Comme tout le monde connaît le surmenage intellectuel effrayant de la grande artiste et que l’on sait qu’elle a besoin d’un repos relatif et d’un climat clément en hiver, elle est nommée inspectrice générale des champs de violettes municipaux à Nice, Cannes et Menton, sur la côte d’azur.

Art. 9. — L’Avenue de l’Opéra s’appellera à l’avenir : avenue Sarah-Bernhardt et basilique de Montmartre sera dénommée église du Sacré C…œur de Sarah.

Art. 10. — Toutes les villes et communes de France sont instamment priées de donner le nom de l’illustre tragédienne à la principale voie de leur cité ou agglomération.

Art. 11. — La céleste Sarah n’entrera jamais en scène, sans que la place de Paris ait été avertie de manière à faire tirer 101 coups de canon a son entrée et 101 coups à sa sortie.

Art. 12. — Madame Sarah Bernhardt sera, après sa mort, enterrée aux Invalides, à côté de Napoléon, dans un tombeau spécial, tout en marbre blanc entouré de guirlandes de violettes en bronze ciselé — la fleur qu’elle a le plus aimée au monde !

Voilà, mon cher Ministre, le minimum de ce que la France en délire peut et doit réaliser pour la femme qui a fait d’elle la première nation du monde, en daignant naître sur son territoire.

Un dernier détail qui a bien son importance : ses 153 admirateurs voudraient bien que l’on mît sur son tombeau : À la grande femme, la Patrie reconnaissante !

Avouez que ce n’est là qu’un juste hommage à rendre à celle qui la première a su reculer les bornes mêmes de la grandeur humaine.

Si je ne craignais d’abuser, mon cher Ministre, je vous avoûrais que ses 53 admirateurs vous seraient très reconnaissants si vous vouliez bien obtenir de M. le Préfet de la Seine que l’on fasse toujours dresser des arcs de triomphe et étendre des tapis d’Aubusson sous les pas de ses chevaux, toutes les fois qu’elle daigne sortir.

Enfin, mon cher Ministre, je sens bien que j’abuse, mais laissez-moi vous dire, au nom des 3 admirateurs de Madame Sarah Bernhardt, que vous seriez bien aimable d’obtenir de M. le Préfet de Police qu’il veuille bien mettre toujours une escorte d’honneur à sa disposition toutes les fois qu’elle daigne quitter son hôtel. Lorsqu’elle part en province, cette garde d’honneur devrait naturellement être remplacée par un régiment d’honneur et trois batteries d’artillerie de campagne — en vieillissant, la grande tragédienne n’aime plus la grosse artillerie !

Avouez, mon cher Ministre, que les admirateurs de cette femme aussi illustre que modeste ne vous demandent pas beaucoup et qu’ils comptent que vous voudrez bien interrompre un instant la discussion du budget pour déposer ce projet de loi, tout à fait national et véritablement urgent entre tous.

Je suis, mon cher Ministre, etc…