Pour lire en traîneau/56
UN DIPLOMATE ET UN BIBLIOMANE
professions et goûts bizarres. — souvenirs personnels
Dernièrement, la Correspondance, qui finit de publier le journal inédit du baron de Hubner qui fut ambassadeur d’Autriche à Paris sous Napoléon III, arrivait à ce curieux passage de l’emploi d’une journée de l’infortuné diplomate :
« Arrivée vers sept heures du soir, à Fontainebleau. Dîner de quatre-vingts couverts dans la galerie Henri II. Au café, conversation avec l’empereur sur les affaires d’Orient. Bal : je l’ouvre avec l’impératrice. C’est sa fête ; l’empereur nous distribue des bouquets que nous lui offrons. Drouyn de Lhuys me prend à part et me prie de tenir pour communication officielle ce que m’a dit son maître. Je couche dans la galerie des Cerfs, sous la plaque de Monaldeschi. Le lendemain, chasse, déjeuner ; causerie avec l’impératrice, qui me parle de tout, et de l’Orient, avec une vivacité andalouse ; promenade en voiture, dîner, curée, bal intime aux sons d’un orgue de Barbarie que meuvent alternativement le chambellan Bacciocchi et le général Rolin : « Je ne veux pas de musiciens, a déclaré l’empereur ; ils racontent ce qu’ils ont vu et ce qu’ils n’ont pas vu. » L’impératrice laisse tomber son éventail ; je me précipite. « Non, dit le souverain, ne faites pas de peine à ce jeune homme qui veut être galant. » Ce jeune homme, mince, fluet, au visage éteint et momifié, a fait le portrait de Marie-Antoinette ; c’est le peintre Isabey ; il a quatre-vingt-dix ans. On fait tourner une table ; le guéridon « trouve la compagnie choisie mais bruyante » ; on le faire taire. Charade. Le mot est musard ; l’impératrice figure une Muse ; le peintre Gudin vend des bonbons et on lui donne des arrhes. La grande-duchesse de Bade se montre scandalisée. Elle suffoque quand l’empereur et l’impératrice dansent la Boulangère, toujours aux sons de l’orgue de Barbarie. Je danse avec la princesse Mathilde. Passé minuit, Brouyn de Lhuys me relance sous la plaque de Monaldeschi ; nous reparlons de l’Orient. Je suis rompu. Quel rude métier que celui de diplomate ! »
Tout cela est fort bien dit, mais ce qu’il est intéressant de savoir, c’est que le baron de Hubner était non seulement un diplomate bien avisé et très spirituel, mais encore un écrivain et un globe-trotter d’un véritable mérite. Lorsqu’il prit sa retraite de diplomate, septuagénaire et alors que l’on songe en général au repos, il se mit à faire le tour du monde et à publier, à son retour, plusieurs gros volumes sur ses voyages. Il faut avouer que ce n’est point banal. Je me souviens qu’il en a publié de fort remarquables sur l’hégémonie anglaise à travers le monde — les premiers sur cette grave question, je crois — et que j’ai dévorés avec le plus vif intérêt lorsqu’il me fit l’honneur de me les offrir.
Si j’ai bonne mémoire, sa fille était mariée en Irlande ou en Écosse et avait elle-même, voilà bien plus de vingt-cinq ans, trois toutes jeunes filles de seize à dix-huit ans, qui étaient tout à fait simples, charmantes comme leur mère et leur grand-père, et qui avaient su accumuler sur leurs têtes, toutes les beautés et les blancheurs diaphanes de la verte Érin et de la blonde Germanie.
C’est ainsi qu’à cette époque déjà lointaine, je passai une saison délicieuse avec la famille de Hubner à Luz-Saint-Sauveur, au milieu des montagnes des Pyrénées, et ce n’est pas sans un certain sentiment de mélancolie que je me rappelle ces souvenirs, car s’ils sont restés charmants ils me disent aussi que j’ai doublé la cinquantaine depuis bien longtemps et que les petites filles du baron de Hubner que j’ai perdues de vue, doivent être maintenant elles-mêmes de bonnes mères de famille, ayant dépassé la cinquantaine !
Mais à quoi bon gémir ? C’est la vie, et je suis certain qu’elles sont toujours restées bonnes et charmantes.
Le baron de Hubner m’honorait de son amitié, à la fin de sa vie, parce que la même passion géographique nous avait rapprochés.
Et puis, je suis d’autant plus heureux de saluer ici sa mémoire au passage, que c’était un homme d’esprit, de talent et de cœur, et qui aimait beaucoup et sincèrement la France.
Et, maintenant, j’arrive à mon bibliomane moins intéressant et dont le Temps a parlé dans le temps ; sans jeu de mots, il s’agit du monsieur qui, depuis des éternités, recherche et collectionne avec une profonde activité et une voracité de caïman, toutes les pièces de théâtre.
Autrefois, il composa des partitions assez spirituelles pour les Variétés et les Bouffes. Il ne s’occupe plus que d’accumuler les brochures théâtrales.
Il en possède cent dix mille environ. Mais comme son appartement de la rue Auber ne les pourrait contenir, il a aménagé à leur usage un vaste local rue Clauzel. Ainsi qu’un homme, ardemment épris, met dans ses meubles celle qu’il aime, ainsi M. D… se glisse, furtif, sous la porte cochère, grimpe ses deux étages, s’insinue dans le temple, s’y verrouille, et y éprouve, je suppose, des joies ineffables.
Pourtant, un soir de cet hiver, il en sortit les cheveux hérissés, les yeux hagards, en proie à une violente colère. Il interrogea la concierge qui tremblait de tous ses membres :
— Un voleur s’est introduit auprès d’elles !
— « Elles » c’étaient les pièces, les brochures, ses amours.
— Mais, monsieur, je vous jure…
— Ne jurez pas ! Il me manque toutes les revues de fin d’année de 1847 à 1852. Perte irréparable ! Que vais-je devenir ?
Il s’en alla, désolé. Deux heures plus tard, il réapparaissait, escorté d’un menuisier, d’un serrurier. Pendant trois jours entiers, la scie grinça dans la garçonnière de la rue Clauzel ; on voyait, derrière les vitres, rougeoyer des feux de forge. On eut enfin l’explication de ces phénomènes. M. D… avait fait établir pour ses volumes des caisses de chêne massif, rivées au mur, où il les enfermait par paquets de vingt et qu’il avait scellées comme autant de cercueils, en y faisant couler du plomb liquide.
À présent, M. D… a recouvré le repos. Il ne craint plus les larrons. Et il continue d’empiler dans sa nécropole les revues de fin d’année, les joyeux vaudevilles et les mélos de l’époque romantique. L’activité qu’il déploie entretient sur ses joues les couleurs de la santé. Il vient d’entamer son cent onzième mille. Le roi n’est pas son cousin.
Cette fois mes souvenirs personnels ne sont pas compliqués, mais ils sont amusants ; à la lecture de cette note, je m’empresse de lui porter rue Clauzel mon unique pièce de théâtre, une simple traduction du baron de Holberg, l’Affairé. Mais le concierge me dit :
— M. D… n’habite pas ici, mais bien rue Auber no… ; je m’y précipitai, ma pièce fut reçue avec joie, mais je ne puis visiter la fameuse collection. Le propriétaire avait évidemment peur que je n’aie été suivi et filé moi-même par une bande de cambrioleurs !
Et voilà comment je n’ai pas le bonheur de connaître cette collection unique au monde, qui enfonce celle du Théâtre Français et surtout celle de feu Verteuil qui fut aussi un de mes amis et à qui j’avais remis fidèlement pendant un quart de siècle, tous les ouvrages de mon père et les miens, au fur et à mesure qu’ils paraissaient, pour me conformer à la tradition des gens de lettres envers le secrétaire de la Comédie-Française et aussi, et surtout pour faire plaisir à cet excellent homme…
Et voilà comment, en compensation, j’ai le grand honneur d’y figurer, dans ces collections, avec mon unique pièce, une simple… mais je l’ai déjà dit plus haut !