LE JOURNALISME

la misère en habit noir. — les prolétaires intellectuels. — les bagnes modernes. — une curieuse histoire de journaux.


On connaît la phrase célèbre d’Émile de Girardin, je crois :

— Le journalisme mène à tout, à condition d’en sortir ! Rien n’est plus juste, et il aurait pu ajouter :

— Il mène le plus souvent à l’hôpital ceux qui y restent.

Je crois que c’est aussi l’avis de Clemenceau, de Sarraut et de tous nos camarades qui se sont empressés de faire de la politique, aussitôt que l’occasion leur en a été fournie…

Dernièrement, un de mes confrères, très connu et de beaucoup de talent, se trouvait sans journal parce qu’il avait la naïveté d’avoir des convictions, ce qui est souvent mal vu aujourd’hui, et de ne vouloir écrire que dans une feuille républicaine.

Trouvant une demande de rédacteur en chef d’un journal républicain en province, dans un de nos syndicats de presse républicaine ou aux Gens de lettres, je ne sais plus au juste, il s’empressa d’écrire pour proposer sa collaboration et demander les conditions, et voici la curieuse lettre qu’il reçut plus de deux mois plus tard, en réponse à la sienne, et qui prouve que le directeur du journal avait dû exploiter probablement plusieurs pauvres diables pendant ce laps de temps.

Quoi qu’il en soit, voici la lettre intégrale, sauf le nom du monsieur — un nom célèbre de Girondin — et le nom de la ville, par pitié pour lui :

« Monsieur,

« Le nombre des lettres qui m’ont été adressées à l’occasion de ma demande de rédacteur étant assez considérable, je n’ai pu répondre de suite et je vous prie de m’en excuser.

Les fonctions consistent dans la rédaction, sur place, du Journal de… paraissant le mardi, et du Messager de…, paraissant le vendredi. Elles n’offrent aucune difficulté (les rédactions sans doute), car nous mettons largement à contribution les agences et la Société des Gens de lettres, mais il est nécessaire que cette rédaction soit faite avec le plus grand soin.

Le traitement fixe est de 120 francs par mois. En outre, il y a une remise de 10% sur le montant net et payé des annonces, autres que celles de l’arrondissement, parvenues par l’intermédiaire du rédacteur, ce qui pourrait produire de 10 à 30 francs. Enfin, je peux mettre à votre disposition une modeste chambre, mais elle est non meublée et située au-dessus des ateliers.

« Dans le cas où ces conditions vous conviendraient, je vous serais reconnaissant de m’envoyer les indications habituelles : âge, photographies, situation de famille, instruction, expérience professionnelle, titre des journaux où vous avez collaboré, spécimens d’articles, références.

« Après avoir pris les renseignements d’usage, je vous adresserai une réponse définitive.

« veuillez agréer, monsieur, mes salutations confraternelles.

Signature


« Mes journaux sont affiliés à l’Alliance républicaine démocratique. »

Inutile de dire que mon ami n’a pas répondu à un pareil poulet ; mais il a considéré cette lettre comme un pur chef-d’œuvre d’inconscience morale.

Ainsi il parle de 10% de remise, quand il est trop heureux d’en donner de 30 à 50% à des courtiers de publicité, et comme il exclut les annonces de son arrondissement, en parlant de 10 à 30 francs de commission pour son rédacteur, il sait donc que c’est impossible et il sait bien aussi qu’il ment sciemment.

S’il offre un galetas non meublé au-dessus de ses ateliers, c’est parce qu’il sait aussi qu’il n’y a pas de commission des logements insalubres en province. Et si parmi la quantité innombrable de fiches, documents et renseignements qu’il demande il parle de la situation de la famille, cela veut dire que si le malheureux a trop d’enfants il n’en voudra pas, car ça pourrait détériorer son grenier !

Oui, cette lettre est bien véritablement un pur chef-d’œuvre de cynisme bourgeois qui s’ignore lui-même, sans quoi j’aime à croire qu’il se dégoûterait de sa propre personne.

Voilà à l’heure présente, quels sont les dessous du prolétariat intellectuel ; voilà quels bagnes fragmentaires existent encore sur tous les points de la France ! Car, croyez bien qu’il se trouvera toujours un malheureux assez malheureux pour accepter le collier de famine, ce qui est encore pis que la misère !

Et s’il y a un jour les palmes à recevoir à une fête quelconque, naturellement le patron sans conscience se les fera donner à lui et ne parlera même pas de son rédacteur en chef, qu’il traite comme un domestique et qui n’aura pas les  3 fr. 50 pour aller au banquet voir décorer son bourreau et son exploiteur au dessert !

On parle de la traite des blanches qui, certes, est odieuse ; mais je crois qu’elle n’approche pas encore de la traite des blancs ! Car, enfin, vider la cervelle d’un homme nuit et jour pendant des années ; s’il y résiste, prendre son intelligence, exploiter sa plume pour faire deux journaux, se faire des rentes avec son talent et tout cela pour 120 francs par mois et un grenier, me semble constituer un crime de lèse-humanité qui devrait bien être réprimé par des lois sévères. Plutôt que de faire un journal pour 60 francs par mois, il vaudrait mieux cent fois être cantonnier sur la route.

Et voilà comment, chers lecteurs, en écrivant cette page d’histoire intellectuelle contemporaine, j’espère vous avoir démontré que tout n’est pas rose dans notre rude métier, surtout en province.