COMMENT ON DEVIENT CÉLÈBRE


Tout le monde connaît l’histoire de cet auteur infortuné — l’histoire m’est arrivée à moi-même dans ma jeunesse — qui s’en va trouver un directeur de grand journal et le supplie de parler de son dernier né, d’un volume qu’il croit naturellement superbe ; et, froidement, tranquillement, en lui retournant le poignard dans le cœur, le directeur lui répond :

— Impossible de parler de votre volume et encore moins de vous ; ça n’intéresserait pas du tout mes lecteurs. Ah, monsieur, si au lieu de faire des volumes de vers, vous commettiez un beau crime, mais là, un crime avec des détails inédits et horribles surtout, les quatre pages de mon journal seraient à vous et gratis encore. Allez, je vous ferais une belle réclame.

Le jeune auteur est sorti, tout à fait épaté, et moi qui avais déjà une triple cuirasse d’airain, je suis parti en rigolant.

Tout cela me revenait en mémoire à propos des fêtes en l’honneur de Baudin, tué sur une barricade.

Un autre bon moyen de passer à la postérité relative et de devenir célèbre, un moyen plus honorable que de se faire assassin, c’est tout bêtement de se faire assassiner.

Je sais bien qu’en général on ne le recherche pas ; mais ce n’est jamais qu’un moment à passer, sans compter que, par la suite, ça sert énormément à votre famille.

Voyez, Baudin est célèbre, il a une statue, tandis que les représentants du peuple qui étaient avec lui et qui n’ont pas eu la veine d’être tués, Brillier, Bruckner, Dulac, de Flotte, Maigne, Malordier, sont complètement inconnus. Seul ce brave Schœlcher est connu à cause de l’abolition de l’esclavage.

Eh bien, franchement, aujourd’hui que tous ces braves gens là sont morts, croyez-vous pas que, eux et leurs familles, ont le droit de se montrer jaloux de ce veinard de Baudin qui pour vingt-cinq francs a trouvé le moyen de devenir célèbre et de faire de son neveu un ministre ! c’est épatant tout de même comme il y a des gens qui ont de la chance !

C’est tout à fait l’histoire de ce pauvre président Carnot qui, certes, n’avait mérité ni cet excès d’honneur, ni cette indignité.

J’avais l’honneur de le connaître un peu personnellement et si je parle ici de sa fin tragique, ce n’est qu’avec un profond sentiment de respect et je dirai de douleur ; mais enfin, il est bien certain que s’il n’avait pas eu le triste honneur de tomber sous le poignard d’un assassin imbécile, il n’aurait pas aujourd’hui quinze ou vingt statues en France — on en ignore le nombre — et une rue portant son" nom dans toutes les villes du territoire.

Tout cela revient à dire que la gloire comme l’obscurité n’est le plus souvent que l’effet du hasard, si gloire il y a, et que la seule vraie, la seule vraiment pure et durable, qui ne doit rien aux événements, est celle des artistes, des inventeurs, des écrivains, qui n’ont que leurs œuvres pour passer à la postérité.

Et que penser dans ces heures tragiques, du monsieur, né malin et roublard, qui ramasse le mouchoir ensanglanté de la victime et s’en fait des rentes, au bon moment, avec plusieurs savantes moutures ?

J’allais terminer ici mon chapitre, lorsqu’un de mes amis me dit :

— Mon pauvre vieux, j’ai ton affaire ; moyennant vingt-cinq francs — c’est le prix — un pauvre diable te poignardera en plein bal de l’Opéra, nous ferons des articles pour prouver que tu es tombé victime des moines et des protectionnistes. C’est la célébrité à coup sûr et, je te le dis, c’est une occasion unique.

— Eh bien, tu sais, je te remercie bien : mais repasse donc un autre jour, pour le moment je ne me sens pas disposé…