INAUGURATION DU MÉTROPOLITAIN

l’invasion des rats. — comment le président fut sauvé. — horribles détails


Comme aujourd’hui le reportage impose de grands et terribles devoirs aux pauvres journalistes et qu’il faut avant tout, non seulement apporter toujours du nouveau, mais être toujours le premier, si l’on veut conserver sa réputation d’homme bien informé, je me suis, à prix d’or, abouché avec Mlle Couesdon et je puis dès maintenant donner un compte-rendu fidèle et détaillé de l’inauguration du Métropolitain de Paris et de l’horrible catastrophe qui en a été la suite aussi naturelle qu’inattendue.

Donc, je commence mon récit :

Paris, le 11 septembre 1900, 11 heures 47 minutes du soir.

C’est sous le coup de la plus poignante émotion que je transcris à la hâte et fébrilement ces lignes pour notre septième édition supplémentaire.

Après nous avoir promis le métropolitain tout l’été pour l’exposition, enfin l’inauguration en avait été solennellement annoncée pour cette après-midi 11 septembre, avant la fin de notre grande exhibition internationale.

On se disait même tout bas que tout était terminé, archi terminé depuis plus d’un mois et que si l’inauguration n’avait pas eu lieu, c’était simplement parce qu’on avait été obligé, au dernier moment, de modifier les signaux auto-électriques qui ne marchaient pas très bien.

Il en était résulté que toute la ligne souterraine, complètement abandonnée par les ouvriers, était à peu près déserte et, lorsque la veille de l’inauguration, c’est-à-dire hier, des inspecteurs la parcoururent du bois de Boulogne au bois de Vincennes, ils remarquèrent avec une certaine stupeur de distance en distance, des crevasses qui semblaient mettre la longue voie souterraine en communication avec les égouts de la capitale.

Les dits inspecteurs ne s’en émurent pas autrement, voyant bien que la solidité des voûtes n’était compromise en rien.

En somme, dit l’un d’eux, ces petites craquelures de l’intrados sont même un charme de plus.

Et, sans se tourmenter plus qu’il ne convenait, ils se mirent à les boucher à la hâte, qui avec du mastic, qui avec un peu de mie de pain durcie.

Donc, aujourd’hui, à 1h57 sonnant de l’après-midi, après son déjeuner, M. le président de la République, accompagné de tous les ministres, de nombreux sénateurs et députés, de tous les conseillers municipaux de Paris et généraux de la Seine et de pas mal de journalistes, partait dans le train présidentiel, aussi électrique que pavoisé, de la porte Dauphine, pour traverser Paris et se rendre à Vincennes.

Jusqu’au milieu de la rue de Rivoli, dessous bien entendu, tout alla bien, mais là les crevasses s’étaient singulièrement agrandies pendant la nuit, mettant le tunnel en communication avec tout le réseau des égouts qui circulent sous les halles centrales.

Tout à coup le train se trouva subitement arrêté et deux cents cris de douleur, de rage et de désespoir s’échappèrent des poitrines haletantes de la plupart des invités : plus d’un million de gros rats d’égout montaient à l’assaut de notre train. Ce fut un instant horrible, un instant d’angoisse indicible.

Louise Michel qui était revenue tout exprès de Londres pour représenter la Fronde et qui se trouvait en face de moi dans un compartiment réservé à la presse, bondit en s’écriant :

— Il faut sauver avant tout le Président et, deux secondes après, elle était dans la voiture présidentielle faisant à M. Loubet un rempart de son corps. Les rats la trouvant trop coriace s’écartèrent et elle put s’écrier joyeusement :

— Il fallait bien que je le sauve, autrement les nationalistes et les antisémites eussent été trop contents.

Bientôt on ramassait un cadavre sur la voie, sur le sommet du crâne duquel se trouvait encore une mèche droite toute blanche et Arthur Meyer, pleurant comme un veau, ne tarda pas à reconnaître dans cette vénérable carcasse celle du pauvre Rochefort.

Il y eut bien d’autres victimes dont on ne connait pas encore les noms à l’heure actuelle. On croit qu’il y a eu exactement 97 personnes rongées par les rats et dont on a pu compter les squelettes, tous blanchis et polis comme de l’ivoire.

Quant aux blessés, plus ou moins grignotés, on en compte 741 et l’on craint beaucoup que leurs blessures ne soient venimeuses et mortelles pour la plupart.

On a également retrouvé un squelette avec un ventre en argent et l’on est en train de faire une enquête, en ce moment, aux Invalides, pour retrouver le nom du propriétaire-titulaire, si possible.

Enfin, on croit que l’ambassadeur de San-Marino est au nombre des victimes.

On a déposé les squelettes des victimes dans le petit palais des Champs-Élysées et les blessés ont été transportés dans le grand Palais, transformé en ambulance pour la circonstance.

Tout le monde s’accorde à dire que cette terrible catastrophe laisse bien loin derrière elle, en horreur, celle du bazar de la Charité de lugubre mémoire.

Minuit douze : On nous apprend que les savants éminents de l’Institut Pasteur viennent de foudroyer, à l’instant, sept millions de rats dans tout le parcours du tunnel, seulement on ne sait pas comment enlever leurs cadavres et l’on redoute une terrible épidémie qui ferait fuir tous les étrangers avant la fin de l’Exposition. Espérons que ces messieurs vont trouver également une poudre désinfectante, assez puissante pour conjurer le danger.

Minuit trente-deux : On téléphone à l’instant du Palais-Bourbon ! La Chambre, réunie extraordinairement en séance de nuit, d’accord avec le grand chancelier et passant par dessus l’habituelle hiérarchie, vient de nommer commandeur de la légion d’honneur Louise Michel pour sa belle et courageuse conduite !

Bravo ! il paraît que les antisémites font un nez, je ne vous dis que ça !… 1900.