L’OBÉLISQUE DE LOUQSOR

souscription nationale pour acheter un fourreau ouaté et doublé de fourrure de renard bleu pour protéger l’obélisque en hiver contre la gelée.


Ce sous-titre est peut-être un peu long ; il était cependant tout à fait nécessaire pour bien indiquer l’idée maîtresse, je dirai presque le programme de ce chapitre beaucoup plus grave qu’il n’en a l’air et qui va toucher forcément à des questions d’un intérêt palpitant, comme j’espère le démontrer bientôt à mes lecteurs.

Tout le monde connaît le superbe obélisque qui se dresse, poignardant le ciel sur la place de la Concorde, à Paris. Tout le monde sait comment il a été édifié si difficilement sous Louis-Philippe, puisqu’il a fallu inventer des appareils spéciaux pour son érection.

Aucune grue ne pouvait y suffire et il était si vieux, si vanné, ce pauvre monolithe, qu’il ne pouvait plus se résoudre à marquer midi, en se dressant vers le zénith !

C’est là où l’ingénieur-architecte Hippolyte Lebas trouva le moyen de se montrer ingénieux et, plus tard, de laisser son nom précisément à une rue du quartier des Grues — c’est une loi d’harmonie.

Tout le monde sait cela, mais en parlant de Louqsor, sans avoir la prétention d’avoir trouvé ma route de Thèbes, comme Alexandre Dumas junior, je ne puis oublier que Karnak était proche et il est tout naturel que j’en parle, ici même, en Bretagne, où j’écris le dit chapitre en ce moment.

Donc, nul n’ignore que l’obélisque de Louqsor est un monument très vieux, très antique, très respectable ; aussi le granit, quelque solide qu’il fût, n’a pas tardé à s’effriter au sommet, sous l’action des pluies et des gelées de notre climat capricieux, de nos cieux incléments.

Pour tout dire d’un mot qui peint bien ma pensée et qui n’est que l’expression de la plus scrupuleuse vérité, du jour où l’infortuné monolithe fut dressé sur la place de la Concorde, il fut atteint d’un rhume de cerveau, d’un coryza chronique et, j’en ai bien peur, tout à fait inguérissable.

Cependant, en dehors même des intérêts supérieurs de la science et de la philologie comparée qui nous indiquent notre devoir et nous disent que nous devons conserver pieusement ce curieux échantillon des hiéroglyphes égyptiens, nous avons, il me semble, encore d’autres obligations non moins impérieuses, envers ce vénérable témoin d’une grande civilisation disparue. Nous avons été l’arracher à son sommeil, peut-être trente fois séculaire, sinon plus, le jeter dans le tourbillon d’un monde nouveau, inconnu de lui ; nous avons violé son repos ancestral et hiératique ; nous lui avons imposé un climat désastreux pour lui, sans même penser à lui tenir les pieds au chaud ni a lui attacher une boîte de pastilles Géraudel à sa grille !

Pauvre petit obélisque, nous avons vraiment violé toutes les lois de l’hospitalité, à ton égard et c’est précisément là ce qui, en ma qualité de Français, me navre et me fend le cœur, mon bon cœur de patriote, mais pas de nationaliste.

C’est mû par l’ensemble, par le faisceau de ces considérations, à la fois scientifiques et sentimentales d’un ordre tout à fait supérieur, que j’ai conçu la grande et noble idée — laissez-moi le croire — d’ouvrir une vaste souscription nationale en faveur de l’obélisque enrhumé, en faveur du monolithe infortuné qui pleure irrémédiablement son beau ciel Pharaonesque !

Involontairement confondant leur malheur dans mon esprit, et mû par un égal sentiment de pitié et de douce compassion, j’aurais voulu, si la chose avait été possible, marier la petite reine de Madagascar, Ranavalo, avec l’obélisque, avec, au cœur, cette pensée consolante que ces deux grands débris se consoleraient entre eux !

Mais, hélas, ce n’est pas possible, car il est en pierre, en pierre…

Du moins je veux pour lui, en hiver, lorsque les gelées, le froid lui fendent la tête et couvrent son pauvre corps de granit, de lamentables et douloureuses gerçures…

Permettez-mi, chères lectrices, de m’arrêter un peu, car je sens des larmes brûlantes couler au bout de ma plume, en écrivant ces lignes et il faut le temps de se remettre.

…Je veux, dis-je, un beau fourreau ouaté et doublé de fourrure de renard bleu, douillet et chaud pour le protéger, le pauvre, contre les morsures cruelles de la bise.

Pensez donc, ce pauvre vieillard, il a si froid à son caillou ! Pour ce qui est du renard bleu, fort cher, je compte bien le demander au Tzar de toutes les Russies qui, dans son patriotisme éclairé ne saurait me le refuser et me le fera donner, par ordre, par les infortunés Finlandais.

Je suis sûr du concours aussi dévoué qu’actif du brave concierge de l’obélisque qui est, comme l’on sait, le dernier survivant du radeau de la Méduse.

Je comptais aussi sur une forte souscription de Sarah Berhnarht, mais elle m’a fait répondre qu’elle avait eu l’intention autrefois d’acheter l’obélisque pour s’en faire un sarcophage, mais que, depuis ayant engraissé, avec l’âge, de 631 grammes, elle avait complètement renoncé à son idée. Je serai donc forcé de renoncer à son précieux concours.

Heureusement que le grand public me reste ; je suis certain de son bon cœur et c’est pourquoi j’ai enfin résolu de m’adresser à lui. Comme je désire que la souscription reste absolument populaire, sinon nationale, car j’accepterai des souscriptions de tous les pays civilisés, respectueux du passé, j’ai fixé la souscription à un centime par tête, soit en timbre-poste, soit en monnaie de billon.

Enfin chaque souscripteur recevra un numéro d’ordre dont la liste sera publiée par les journaux et si j’obtiens l’autorisation de faire une petite loterie, comme j’en ai l’espérance, l’heureux gagnant recevra gratuitement et richement emballée, une superbe photographie du coiffeur de M. Paul Deschanel !

Qu’on se le dise !

Voilà mon projet de souscription nationale en faveur de l’obélisque de Louqsor de la place de la Concorde, à Paris ; je le crois nécessaire au double point de vue scientifique et moral et j’ose dire que sa rapide réalisation ne tardera pas à relever singulièrement le prestige de la France à travers le monde !