LE JARDIN DE LA BOURSE

le dernier marronnier. — un témoin du passé. — le socle de charlemagne.


Autrefois le carré entouré de grilles qui se trouve autour du Palais de la Bourse s’appelait le jardin de la Bourse, et quoiqu’il n’y ait que de l’asphalte, ça se comprenait encore relativement à cause des marronniers qui se trouvaient alignés de chaque côté du monument.



Depuis que l’on a doté la Bourse des deux ailes que l’on sait, pour la transformer, de temple grec en une espèce de croix de Saint-André tronquée, ça s’appelle toujours le jardin de la Bourse, et ça ne se comprend plus du tout. Aussi, lorsque des étrangers, sur la foi de leur Baedeker ou autres guides, viennent pour visiter le dit jardin et qu’on leur montre ce qu’il en reste, ils demeurent simplement babas ; surtout ceux qui viennent de Rome !

Cependant lorsque l’on cherche bien sur le côté à gauche, devant l’aile nouvelle, on voit au coin un marronnier jeune et verdoyant :

Et s’il n’en reste qu’un je serai celui-là !

C’est ce marronnier que les guides font admirer triomphalement aux Anglais qui débarquent à Paris !

Si je suis bien informé, il est même question d’organiser des trains de plaisir pour permettre aux étrangers des cinq parties du monde, sans compter les deux pôles, de venir le contempler, et comme on craint que les Anglais ne veulent tous remporter une feuille de ce dernier témoin des âges révolus, il paraît qu’il est question de le faire entourer d’une grille protectrice. On affirme même qu’une pétition serait remise incessamment à M. Dujardin-Beaumetz — un nom de circonstance — pour le faire classer comme arbre historique !

Il paraît même que le marronnier du 20 mars, au jardin des Tuileries, est absolument furieux de se voir ainsi dégoté par le marronnier du jardin de la Bourse !

Rien d’étonnant à ce qu’il fasse maronner quelque confrère !

Ça ne fait rien, quand on fréquente, comme moi, le jardin de la Bourse, en qualité de journaliste financier, depuis la guerre, c’est-à-dire depuis tantôt trente-sept ans, on ne peut pas passer devant ce dernier témoin des temps écoulés sans une certaine émotion. Involontairement on le salue comme un vieux camarade ! Il connaît tout l’annuaire financier, depuis trois générations au moins, toutes les vieilles tripoteuses du marché des pieds humides, tous les petits télégraphistes en vadrouille, tous les levantins à la recherche d’une poire et, toutes les midinettes à la recherche d’un chopin !

Il a vu fleurir à ses pieds, sur les soubassements, toutes les affiches multicolores du général Boulanger et autres candidats fumistes, et il a ombragé les pauvres vieux camelots marchands de crayons et les nourrices avec leurs gosses soiffards attablés à leur joli comptoir de chair humaine !

Il en a vu bien d’autres, le marronnier du jardin de la Bourse, et par les plus beaux dimanches d’été, il a même eu, devant lui, sur la place de la Bourse, la vision torride et silencieuse du désert du Sahara !

Voilà pourquoi je l’aime ce marronnier et pourquoi, avec un peu de protection, je demanderai à Dujardin-Beaumetz de me nommer, sur mes vieux jours, jardinier en chef du jardin de la Bourse !

Un si joli métier et si facile !

Je vous jure que je soignerai le marronnier ccmme un enfant chéri !

Je trouve dans les journaux la triste information suivante :

« On se rappelle que le socle en bois de la statue de Charlemagne, parvis Notre-Dame, avait été incendié par des chemineaux qui y avaient élu domicile. On avait décidé de remplacer ce socle inflammable par un autre plus solide en béton. Mais des raisons budgétaires ont dû retarder la réalisation de ce projet. L’administration l’avait promis pour Pâques. Peut-être l’obtiendra-t-on pour la Trinité ! »

Je propose une souscription pour lui donner un piédestal en ciment armé, à ce brave Charlemagne, ça sera tout à fait dans la note !