ROSSEL ET SES COMPAGNONS

Une maison historique boulevard gouvion-saint-cyr, 93



À la veille de la guerre, peu de temps auparavant, mon oncle et ma tante Brunet — cette dernière sœur de mon père, — venaient de faire bâtir une maison pour s’y retirer, au numéro 93 du boulevard Gouvion-Saint-Cyr, tout près de la Porte-Maillot et juste en face du bastion actuel.

Comme ils n’y étaient pas encore installés au moment de la guerre, ils s’en allèrent en province, puis à Bruxelles et y restèrent pendant les deux sièges de Paris, ne sachant pas trop si les obus des Prussiens ou des Versaillais n’avaient point démoli leur demeure.

Heureusement il n’en fut rien, et quand ils retournèrent à Paris, ils trouvèrent la maison du 93 boulevard Gouvion-Saint-Cyr absolument intacte, seulement toutes les pièces du rez-de-chaussée étaient intégralement remplies de sable jusqu’au plafond, ou peu s’en faut ; à ce point que l’on se demandait comment on avait dû s’y prendre pour en entasser tant.

Voici ce qui était arrivé : Rossel, avec son état-major, avait établi son quartier général dans les caves parfaitement sèches et saines de la maison de mon oncle et y avait fait installer des lits de camp ; mais, comme il redoutait les obus des Versaillais, il avait jugé prudent, avec juste raison, de faire en quelque sorte casemater la maison.

Comme mon oncle et ma tante ont conservé religieusement dans ces caves tout ce qui y rappelle le séjour de Rossel et de ses compagnons, je veux en donner une description sommaire, telle qu’on peut le voir à l’heure présente.

Dans la grande cave du milieu, sur le premier panneau-cloison en plâtre lisse, à gauche, derrière la porte, et dessinées au charbon, quatre têtes, soit d’abord le portrait de Rossel, puis, au dessous, celui de trois de ses compagnons légèrement caricaturés. À côté se trouvent des inscriptions au trois quarts effacées, mais que l’on pourrait, peut-être, tout de même arriver à reconstituer.

Sur le second panneau-cloison de l’autre côté de la partie qui donne sur la cave du fond, se trouvent dessinées, cette fois, au charbon et en une espèce de couleur d’ocre jaune terne ou rougeâtre, neuf têtes : une de Prussien avec son casque, une de Mengin également casquée de sa coiffure légendaire en toc moyenâgeux, une de roi de France, avec sa couronne. Puis il y en a une de capitaine, un portrait, sous lequel est écrit L’Épicier et qu’il doit être possible d’identifier encore.

Au milieu du panneau se trouve un soldat tout entier prêt à tirer avec son fusil, et, en haut, à droite, une grosse tête qui porte dans ses dents un trapèze où un soldat fait la voltige, la tête en bas, en tenant lui-même une femme à bras tendus par la ceinture.

Au-dessous, on remarque encore un as de pique.

Sur le panneau de gauche on voit une aigle impériale sur ses foudres et éclairs et une tête à demi effacée.

Il y a là de véritables reliques de ce pauvre Rossel et de ses compagnons, et il est probable qu’il serait encore facile d’identifier la plupart de ces portraits, ce qui aurait un intérêt vraiment capital pour l’histoire de la Commune.

Au moment de la mort de ce héros fusillé si lâchement par la réaction, j’étais encore tout enfant, et, frissonnant devant les trente-cinq ou quarante mille Parisiens égorgés dans les écoles et les mairies pendant six semaines par les Versaillais, ivres de sang et de carnage, je fis le sonnet suivant qui, je crois, a sa place ici :


ROSEL MOURANT


J’ai vu grandir l’émeute… et la sombre terreur
Ramener dans Paris les crimes d’un autre âge ;
Des milliers d’assassins, écumant de fureur,
Se livraient, sans relâche, au plus sanglant carnage !

Le feu des passions a calciné mon cœur,
Le feu des combats a noirci mon visage.
Le râle des mourants, la guerre en son horreur
Jamais n’ont ébranlé mon âme et mon courage.

La Mort ! depuis longtemps je suis son compagnon
Je l’ai vue, accourant à la voix du canon  !
Dévorer mille fronts qui bravent la mitraille  !

Depuis longtemps son spectre assis à mon côté,
Creusait de mon tombeau l’obscure éternité.
Faut-il qu’en ce moment mon pauvre cœur défaille !

Qu’aurait-il dit le malheureux Rossel s’il avait connu jusqu’où allait la soif de froide vengeance de M. Thiers, le sinistre vieillard.

Maintenant, ce que je voudrais, c’est voir un grand journal illustré m’envoyer un artiste pour copier les têtes et les dessins dont je viens de parler, ou les prendre à la lumière du magnésium.

Je serais d’autant plus volontiers à sa disposition qu’il y a là certainement des souvenirs et des documents uniques sur le second siège de Paris, et, en ma qualité de vieux Parisien, je voudrais les sauver de l’oubli, tandis que je le peux et qu’il en est temps encore.[1]


  1. Depuis, la maison de mon oncle a été vendue et je ne sais si les acquéreurs ont respecté ces reliques historiques.