La Vénus de Milo reconstituée

Découvertes archéologiques. — Les derniers événements. — Une nouvelle sensationnelle. — À Montmartre.

Tout le monde sait comment, au point de vue purement artistique, le problème des bras perdus de la Vénus de Milo est un des plus irritants et des plus passionnants qui existent au monde.

Or, je suis heureux d’apprendre ici à mes nombreux lecteurs, que je viens enfin de retrouver les bras de la célèbre déesse, par le plus extraordinaire et le plus étrange des hasards, comme il arrive presque toujours en semblable occurrence.

Mais n’anticipons pas, comme l’on disait dans les feuilletons de feu le Constitutionnel vers 1833 et commençons par donner quelques éclaircissements préalables, fournis par les notes suivantes, en décembre dernier, c’est-à-dire à la fin de 1901.

Voici tout d’abord une note amusante et documentée de l’Aurore :

C’est des bras de la Vénus de Milo qu’il s’agit.

Rassurez-vous ; je ne veux pas faire mon Ravaisson et vous proposer une cent unième hypothèse rationnelle, probable, certaine, au sujet du problème que laisse toujours posé la divine manchote du Louvre. Mais, notre ami Armand Davot nous apporte, dans le Figaro, autre chose qu’une hypothèse. Il nous apporte une affirmation très nette, formulée dans une lettre de l’amiral Réveillère, lequel parle d’après le témoignage formel de l’amiral Lespès.

L’amiral Réveillère écrit :

« … Notre consul à Milo, lors de la découverte de la statue, s’appelait M. Brest (nom dont il m’a toujours été très facile de me souvenir). Il avait à Milo une grande influence, parce que tous les navires qui allaient dans le Levant prenaient un pilote à Milo. C’était lui qui le désignait, et, comme la situation était rémunératrice, M. Brest était à Milo un personnage important. Lors de la découverte du fameux marbre et à l’occasion des négociations assez délicates qui précédèrent sa cession à la France, M. Brest avait fait preuve du zèle le plus actif et le plus intelligent. Aussi son mécontentement fut-il grand lorsqu’il apprit que son nom ne figurait pas sur le piédestal de la statue, à côté de celui de M. de Marcellus.

« M. Brest vivait encore et remplissait toujours les fonctions de consul à Milo, à l’époque de la guerre de Crimée.

« Pendant cette campagne, le navire sur lequel se trouvait l’amiral Lespès relâcha à Milo pour prendre un pilote, selon la coutume, M. Brest s’exprima avec véhémence sur l’injustice commise à son égard et s’écria, dans un accès de colère : "Je sais où sont les bras de la Vénus, mais personne ne les verra jamais !" »

Ce M. Brest a-t-il dit la vérité ? Savait-il réellement où sont les bras de la déesse ?

Si oui, c’est bien le diable si l’on n’arrive pas, un jour ou l’autre, à les découvrir. Peut-être serait-il assez aisé de suivre certaines pistes et d’entreprendre, dès aujourd’hui, certaines recherches.

La chose en vaut la peine, ne serait-ce que pour mettre d’accord les Ravaisson du passé et modérer les ardeurs des Ravaisson de l’avenir.

Ce brave confrère peut se tranquilliser, mes ardeurs sont toutes calmées, puisque j’ai eu la chance d’arriver promptement à résoudre le problème.

Je continue toujours par des citations de la même époque, à quelques jours près, tant il est vrai qu’il y a parfois, comme la neige, des questions dans l’air :

La Vénus de Milo — qui a déjà fait tant couler d’encre — et le palais qu’habitait à Paris l’empereur Julien ont fait principalement les frais de la dernière séance à l’Académie des inscriptions et belles-lettres.

M. Héron de Villefosse a, en effet, offert à l’Académie, de la part du professeur Salomon, de Stockholm, un portefeuille contenant une photographie de la dernière restauration de la fameuse statue, accompagné d’un résumé des résultats obtenus par ce savant au cours de ses précédentes études.

D’après ce dernier, la Vénus de Milo, qui fait l’orgueil de notre Musée du Louvre, tenait une pomme dans la main gauche élevée et une bandelette dans la main droite.

L’inscription dessinée par le sculpteur Debay, qui fut conservateur du Louvre, servait de base à un Hermès groupé avec la statue à sa gauche dans le même exèdre que la Vénus.

M. Cagnat a lu ensuite, de la part de M. Jullian, professeur à la Faculté de Bordeaux et correspondant de l’Académie, une note dans laquelle ce savant établit que le palais de l’empereur Julien à Paris, était non pas les thermes de Cluny, comme on le croyait, mais un édifice de la Cité, aujourd’hui disparu et qui était situé le long des remparts de l’an 300, aux abords du Palais de Justice.

Enfin, l’Académie a été informée que le ministre de l’instruction publique venait d’accorder un crédit de 10 000 francs devant servir à continuer les fouilles archéologiques actuellement entreprises à Douga, en Tunisie.

Enfin, pour être complet, il me faut encore citer la note suivante qui est également fort intéressante :

Pendant la dernière quinzaine de décembre, M. Victor Waille a fait à Cherchell (Tunisie), de fort intéressantes découvertes archéologiques.

Tout d’abord, un superbe torse de femme nue, en marbre blanc, avec une draperie nouée à la ceinture. L’attitude est analogue à celle de la Vénus de Milo, sauf que celle-ci avait le bras gauche levé, le bras droit abaissé, tandis que la nôtre a le bras droit levé, le bras gauche descendant le long du corps. Au lieu d’avoir une double boucle sur la nuque, la nôtre a une mèche de cheveux en arrière de l’épaule droite et une autre sur l’épaule gauche. L’avant-bras gauche est relevé, comme si la déesse avait tenu de chaque main une tresse de sa chevelure.

On découvrait presque en même temps, près d’une colonne gisante, parmi dix bases de colonnes dont aucune n’était en place, une tête de femme (marbre blanc, hauteur 0m22), qui ne s’adapte pas au torse précédent. Les cheveux, séparés par une raie médiane, sont ondulés simplement et ramassés à l’arrière dans un chignon d’aspect rectangulaire, avec dessous plat. Le nez droit continue le front, à la grecque. Un tenon, placé à la partie droite de la chevelure, où l’on peut reconnaître un fragment de poignet et la naissance de la main, indique que le personnage ramenait la main droite vers sa tête. C’est le geste éploré d’une des filles de Niobé quand Apollon et Diane les percent de flèches. Mais l’aspect souriant de cette délicate figure ne semble pas cadrer avec cette attribution.

Maintenant que mes lecteurs sont édifiés, je poursuis.

Dernièrement comme j’entrais acheter un cigare dans un bureau de tabac dont le patron tient en même temps un petit débit, il me prit à part et me pria de passer dans son arrière-boutique, puis s’exprima en ces termes, ou à peu près, car je n’avais pas de sténographe avec moi :

— Je vous connais un peu ; vous entrez parfois ici acheter un quart de londrès, de plus je sais qui vous êtes par un sculpteur du quartier ; j’ai confiance en vous. Eh bien voilà, j’ai retrouvé enfouis dans ma cave, à fleur de sol, la caisse en fer suivante qui renfermait les bras en marbre blanc, oui, Monsieur, les deux bras de la Vénus de Milo.

Tous les artistes du quartier me l’ont dit, il n’y a pas à se tromper et je voudrais bien que vous trouviez le moyen de me faire acheter ça un bon prix par l’administration des Beaux-Arts, des Musées, que sais-je, car je ne suis pas assez riche pour en faire don au gouvernement.

En effet, ayant ouvert lentement une vieille caisse de fer rouillée et fruste, il en tira, reposant sur de la ouate, deux admirables bras de femme en marbre un peu jauni par le temps, mais d’un galbe admirable, d’une délicieuse patine.

Et comme il jouissait de ma stupéfaction, en brave marchand de vin, il me dit :

— Du coup, ça y est ; je tiens la fortune et il y aura une petite commission pour vous, les affaires sont les affaires.

— Jamais de la vie, je travaille pour l’art, à l’œil et de ce pas je cours à la rue de Valois.

— Tenez, ne lit-on pas même ici sur la caisse : Milo, dont les lettres sont aux trois quarts rongées par la rouille ?

— Peut-être, mais je me sauve pour informer les autorités, aussi compétentes qu’artistes, de votre merveilleuse découverte.

Cependant je dois le dire, une fois dehors, au grand air de la butte, j’eus des doutes, je fus lâche et, au lieu d’aller tout droit aux Beaux-Arts, je me dirigeai simplement chez un numismate, un chimiste et un paléographe de mes amis et nous prîmes date pour retourner à la Butte, voir les bras de la Vénus de Milo de mon marchand de vin.

— Quelqu’enseigne parlante ! disait en montant le chimiste fumiste : les bras en croix sur un litre de vin et dessous :

IL MIT L’EAU !

— Tais-toi, profanateur de l’art, lui répliqua le numismate et nous arrivâmes.

À l’aide d’un réactif puissant et mille précautions, le chimiste parvint à nous faire deviner l’inscription perdue dans la rouille, cela voulait dire un tel (ici un mot illisible) à Millau et non pas Milo.

Ce fut pour nous un trait de lumière et une déception profonde tout à la fois ; mais m’étant ressaisi, je ne voulus pas en avoir le démenti — et je partis par le premier express pour la jolie sous-préfecture de l’Aveyron — et là, après trois semaines passées à l’hôtel, ce qui n’était pas gai, je pus fouiller les archives du pays, et je finis par découvrir qu’un artiste auvergnat, un sculpteur compatriote de Vercingétorix et de Puech, habitait à Montmartre la maison même de mon marchand de vin en 1815 et qu’il avait enfermé ainsi plusieurs de ses œuvres, dans la crainte des Alliés.

Quant aux deux fameux bras, c’étaient ceux d’une déesse Isis, patronne, comme chacun sait, d’Issy-les-Moulineaux, près Paris, ainsi nommé dès les débuts de l’occupation romaine qui y avait élevé un temple à la bonne déesse, d’origine égyptienne.

Depuis, je l’ai demandé à M. Osiris qui est un descendant de la famille de la Déesse et le riche philanthrope m’a confirmé l’exactitude de ces détails.

Rentré à Paris, je donnai avec mille précautions, ces détails à mon marchand de vin de Montmartre-la-Grande — surnommée justement par feu Salis du Chat noir la mamelle du monde pensant. Tout d’abord, mon bistrot voulut se tuer de désespoir, en voyant la fortune lui échapper. Je l’en empêchai et il en est demeuré quitte avec une vulgaire jaunisse.

Ah ! cette Vénus de Milo ! En voilà une qui peut se vanter d’avoir fait tourner la tête à bien des gens… et des plus rassis encore !