Pour avoir un fils

Terrible drame. — Détails émouvants. — Comme quoi la morale des souverains n’est pas celle de tout le monde

On s’est beaucoup apitoyé, et avec juste raison, dans ces derniers temps, à propos de la sanglante et inutile tragédie de Belgrade, et c’est avec des frémissements d’indignation que l’on a lu les détails vraiment sauvages de la mort de cette belle et charmante Draga dont le seul crime était d’être amoureuse de son seigneur et maître.

Si le jeune ménage avait cessé de plaire à ces soudards ivres d’alcools et de sang, ils n’avaient qu’à le reconduire tout simplement à la frontière et ce crime politique restera comme le prototype du plus liche des assassinats.

Dans le premier moment de stupeur on a prononcé bien à tort le qualificatif de Shakespearien, car c’est simplement un fait d’été — pas d’hiver — dégoûtant… de sang, et rien de plus.

Mais aujourd’hui, j’ai résolu de conter un drame qui s’est passé au siècle dernier dans un de ces royaumes du centre de l’Europe, bien oublié aujourd’hui et autrement empoignant et vraiment épique que la boucherie serbe.

Or donc, il y avait, comme en Serbie, un jeune ménage sur le trône dans un des plus vastes royaumes de la contrée et, comme il convient toujours aux nobles traditions internationalistes des souverains, le roi était allé chercher une femme dans un pays voisin dont la principale industrie consiste à hacher de la paille.

Dans les premières années de leur mariage, se baladant dans les villes diverses de leur royaume que je ne veux pas nommer ici, ils furent heureux et même, suivant la phrase singulière et consacrée de la légende, ils eurent beaucoup d’enfants. Mais, chose encore plus singulière, quoique l’on devrait plutôt la mettre au pluriel, au fur et à mesure, qu’ils avaient plus d’enfants, ils devenaient plus tristes, plus sombres, plus moroses, surtout le jeune roi.

Vous allez me dire que cette histoire est invraisemblable, que ces considérations sont bonnes pour de pauvres diables de gens du peuple qui n’ont pas les moyens de nourrir leur progéniture, mais qu’il ne peut en être de même pour les princes et surtout les souverains qui sont loin de regarder à la dépense puisque, c’est toujours le peuple qui « casque ».

— Vous semblez avoir raison ; il n’y a qu’un petit malheur, c’est que vous n’y êtes pas du tout. Ce n’est pas parce qu’il avait trop d’enfants que le jeune ménage était désolé, mais simplement parce qu’il avait cinq filles et qu’il aurait bien voulu avoir un garçon pour hériter un jour du trône paternel.

Enfin, tout à fait désespéré et furieux à la fois de se trouver à la tête de tant de jeunes princesses, le souverain ne voulut pas attendre la demi-douzaine et un jour que ses attaques d’épilepsie ou de delirium tremens lui laissaient un peu de répit, il s’empressa de quitter la cour subrepticement et d’aller consulter un grand spécialiste étranger sur un cas aussi désolant.

— Voyons, cher maître, quel est le moyen d’avoir un fils ? Ma femme à déjà touché la clef d’un saint célèbre qui a, dit-on, le pouvoir de faire avoir des garçons. Ça n’a servi à rien et me voilà à ma cinquième fille ; c’est intolérable. Sortez-moi de là et je vous nomme prince d’abord d’une de mes provinces, ce qui fait que vous le serez deux fois puisque vous l’êtes déjà de la science.

Le praticien sourit et répondit doucement :

— Hélas ? sire, il n’y a aucun moyen scientifique connu jusqu’à l’heure présente.

— Mais dites-moi au moins si l’on croit que ce soit la faute de l’homme ou de la femme ; car j’ai beau aimer la reine, je divorcerais comme feu Napoléon, si je pensais par ce moyen avoir un fils.

— C’est peut-être une solution quand la femme est stérile, mais ce n’est pas le cas et ici je crois humblement que le mari est seul coupable… Je vous demande pardon, sire, de ma franchise ; mais votre Majesté m’excusera, car je parle dans son intérêt pour l’éclairer et c’est le savant qui seul émet son opinion.

— Merci.

Et le souverain rentra plus triste que jamais dans son palais et se mit à méditer longuement.

Au bout de huit jours sa résolution était prise, héroïque, terrible, comme l’on peut seulement en avoir dans cette partie de l’Europe qui était encore à demi sauvage au siècle dernier.

Et carrément il expliqua à la reine ce qu’elle aurait à faire, masquée, dans une chambre noire, la nuit, elle attendrait un homme également masqué à qui elle devrait obéir aveuglement, quelle que fût la chose demandée, et sans proférer une parole, sans ouvrir la bouche, sous peine de mort.

Sans bien comprendre, ou bien ayant peur de trop bien comprendre, la reine supplia, implora son royal époux, se jeta à ses genoux. Tout fut inutile et, comme égaré, se parlant à lui-même, les yeux hagards, il la repoussa brutalement, en murmurant d’une voix sourde :

— Il me faut un fils.

Chose curieuse, pendant l’espace de quinze jours, trois des plus beaux hommes, des plus brillants officiers de l’état-major du roi furent trouvés poignardés dans les fossés du Palais et il semblait chaque fois qu’une main invisible les avait précipités du haut d’une fenêtre.

Un jour, le roi demanda à sa femme pourquoi elle était toujours armée.

— Moi, quelle idée ?

— À quoi bon nier ? Vous avez un stylet très dangereux et, vous refusant à m’obéir vous vous en servez la nuit sur mes plus fidèles serviteurs. C’est très mal.

— Moins mal que ce que vous exigez de moi.

— La raison d’État.

— Mais il n’y a pas deux morales.

— Si, il y en a deux ; celle de l’Empire n’est pas celle du paysan, de tout le monde.

— Mais je ne puis pas, mais je vous aime.

— Moi aussi, je vous aime, mais je brise mon cœur dans l’intérêt supérieur de la dynastie.

— C’est infâme.

— Non, c’est une nécessité.

— Grâce, grâce !

Et elle tomba suppliante, morte, atterrée, aux genoux de son auguste époux.

— Impossible et retenez bien cette fois que c’est pour cette nuit.

— Jamais !

— Il le faut.

— Jamais !

— Nous verrons bien.

Et le soir même désarmée par ses femmes et fortement attachée dans la chambre noire et mystérieuse où devait pénétrer l’inconnu masqué, la reine, masquée elle-même, plus morte que vive fut laissée
 

Le lendemain, on apprit que la reine était entre la vie et la mort et que l’on redoutait un transport au cerveau. Cependant sa jeunesse et sa forte constitution triomphèrent du mal et trois semaines plus tard, comme elle allait mieux et que le roi, son royal époux, était penché sur elle, d’un coup droit et sûr, elle lui plongea son mince stylet retrouvé en plein cœur en criant éperdue :

— Je ne connais rien, moi, à la question d’État.

Le roi fut enterré en grande pompe et la reine enfermée dans une maison de folles.

Huit mois plus tard, elle accouchait d’un superbe garçon. Elle avait demandé à lui donner le sein, on ne tarda pas à retrouver l’enfant étouffé à côté d’elle ; et comme les ministres, les magistrats et les argousins supérieurs faisaient mine de vouloir l’interroger, elle leur répondit tranquillement :

— Que voulez-vous, je ne connais rien à la raison d’État.

Et c’est tout ce que l’on put en tirer.

Maintenant, mes chères lectrices, quelle que soit votre opinion sur ce cas de conscience, et sans vouloir préjuger de la folie politique du roi ou de la folie vertueuse de la reine, j’ai tenu à vous conter cette histoire vraie, d’abord pour vous montrer le danger d’avoir trop de filles, quand on est reine ou impératrice et ensuite pour vous faire bien comprendre que tout le drame du Konak de Serbie et de la pauvre reine Draga n’était vraiment que de la gnognotte à côté du drame intime, poignant, vécu, réel et tout à fait Shakespearien cette fois que je viens de vous narrer assez mal sans doute, car je suis encore étreint par l’émotion, même au bout de plusieurs années. Il faut vous dire qu’alors j’avais l’honneur d’être le professeur de patinage et de versification grecque de la jeune reine et je ne sais rien de plus touchant à la fois, dans toute l’histoire de l’humanité, que la révolte de cette farouche vertu et de cette pudeur outragée.

Et cependant, la raison d’État… le souverain était peut-être, après tout, dans le vrai.

Mes chères lectrices, à vous de conclure.

Heureusement que ça ne se passe pas toujours d’une façon si dramatique ; nous le savons tous.