Curieux drame psycho-physiologico-passionnel

Comment un bourgeois devient criminel — L’obsession de posséder une vierge

Balzac, Zola et bien d’autres, avec un incomparable talent, avec une patience sans seconde, avec un don d’observation divinatoire quasiment, avec une puissance de travail sans pareille, avec une ténacité et une volonté capables de surprendre l’entêtement d’un breton, ont entassé des centaines de volumes pour disséquer, mettre à nu et exposer tout pantelant le pauvre cœur humain.

On pourrait donc penser assez justement que les romanciers ont tout dit sur cette grosse question ; il n’en est rien cependant et il est certain que l’observateur, doublé d’un penseur attentif, peut chaque jour glaner des faits nouveaux du plus vif intérêt dans cet ordre d’idées, dans ce monde tout à la fois moral et matériel qui englobe le corps et l’âme et qui confine, en définitive, au domaine général de toutes les activités, de toutes les préoccupations humaines, s’il m’est permis de m’exprimer de la sorte.

Mais aujourd’hui c’est d’un cas plus rare dont je veux parler, d’un cas rentrant dans ce que j’appellerais volontiers la tératologie psychologique, ce qu’il ne faut pas du tout confondre avec les aberrations physiques ou génésiques, relevées depuis longtemps et cataloguées par les médecins spécialistes comme Moreau de Tours, par exemple.

Donc ce que je vais conter et ce que j’ai vu, s’est passé il y a quelques années dans un département du Centre que je ne veux pas désigner autrement pour ne pas faire de la peine à une famille qui, certainement doit exister encore.

Un très honorable industriel de la contrée, fort riche, marié, père de famille, à la veille presque d’être grand-père, aimé et estimé de tous, à commencer de ses nombreux ouvriers envers lesquels il était toujours très juste, tout désigné pour être le candidat de la circonscription aux prochaines élections législatives et fraîchement décoré — suivant la formule popularisée pour les appartements — allait être poursuivi pour attentat à la pudeur.

Inutile de dire que l’on avait fait tout au monde pour le sauver ; sa femme qui était religieuse, avait mis en branle toutes les influences réactionnaires du pays, mais malheureusement pour lui le cas était clair, flagrant, comme un flagrant délit ; les parents de la jeune fille que l’on avait voulu désintéresser, n’avaient rien voulu entendre et le parti libéral qui s’était emparé de l’affaire, avait demandé bien haut dans ses organes, toute la lumière, toute la justice et devant l’opinion publique, très surexcitée, il avait été tout à fait impossible de faire fonctionner l’éteignoir, — petit instrument qui ne sert plus d’ailleurs qu’à étouffer la vérité, depuis que les chandelles ne sont plus d’un usage courant.

C’est ainsi que sur le drame passionnel s’était tout à coup et violemment greffé tout un drame de petite ville de province. Les passions s’étaient rapidement envenimées, l’agitation avait gagné tout le département pour le moins et toute la contrée s’était divisée en deux camps, s’injuriant, se jetant à la tête les calomnies les plus odieuses et faisant entrer naturellement la politique et la religion dans une affaire purement passionnelle qui m’avait rien à y voir.

Rien que pour raconter ces luttes homériques, à la veille des débats en cour d’assises, il me faudrait un volume. Je passe, car mes lecteurs qui connaissent bien la province, comprendront et reconstitûront la situation, aussi bien que moi.

En désespoir de cause on avait, d’un côté, voulu faire passer le coupable pour fou. Un accès subit, un transport au cerveau, etc.

Mais Les adversaires répliquaient qu’il était difficile de faire passer pour fou un grand et riche industriel qui conduisait admirablement ses affaires et même celles de la ville dont il était le premier adjoint et en réalité le maire, ce dernier étant toujours malade et incapable de rien faire.

Enfin, le grand jour de la cour d’assises était arrivé au chef-lieu du département, tout les gens en vue, les femmes surtout, avaient remué ciel et terre pour avoir des places ; tous les avocats du département étaient là ; les grands journaux de Paris avaient envoyé un rédacteur spécial et, dans la salle archi-comble, on aurait entendu voler une mouche lorsque le président commença l’interrogatoire de l’accusé, un grand et bel homme, droit, l’œil franc et respirant la bonté et l’honneur dans toute sa personne.

Il avait écouté l’acte d’accusation silencieusement, se maîtrisant difficilement et essuyant de temps en temps une larme.

Après lui avoir demandé ses nom et prénoms le président lui dit :

— Comment, un homme de votre rang, de votre situation, décoré, marié, père de famille, à la veille d’être représentant du peuple, à cinquante ans passés, a-t-il pu commettre un pareil forfait : violer une jeune fille de vingt ans, presqu’une enfant et, circonstance aggravante, en journée chez vous comme couturière ?

— Mon Dieu, Monsieur le président, je ne cherche pas à excuser mon crime et, bien malgré moi, car je suis résolu à expier, mon avocat le fera pour moi tout à l’heure, mais au lieu de m’interroger longuement, je vous demande la parole pour vous exposer mon cas et me confesser publiquement, comme on le faisait, je crois, dans la primitive église et, après m’avoir entendu, vous jugerez si, à côté du châtiment, je ne mérite pas un peu de pitié.

— Allez, vous l’avez.

— Tout jeune je me suis trouvé à la tête d’une très belle situation de fortune, ayant eu la chance d’augmenter rapidement celle que m’avait laissée mon père et je me mariai avec une jeune cousine de vingt ans, veuve après dix-huit mois de mariage à peine.

Au bout de cinq ans elle mourut et bientôt j’épousai en seconde noce, pour élever mes deux enfants, une charmante et riche veuve du voisinage qui me donna encore deux enfants et mourut également au bout de quatre ans.

Cette fois, je me suis remarié au loin pour la troisième fois avec une veuve qui est ma femme actuelle et qui me donna trois enfants, soit sept en tout, dont l’ainée, ma fille, est mariée depuis l’année dernière.

Lorsque je fus décoré, j’entendis un jour un gamin murmurant sur mon passage : — fraîchement décoré, ce n’est point comme ses femmes.

De ce jour, un travail lent et obsédant se fit dans mon esprit, avec cette terrible conclusion : arriver enfin à posséder une vierge ! mais comment faire ? Les idées les plus folles me traversaient la tête. Je ne pouvais pas cependant divorcer, empoisonner ma femme que j’adore, comme j’ai adoré les deux premières…

(Ici un sanglot étouffé dans la salle — sensation prolongée).

Mais il me fallait une vierge et c’est alors que j’ai pris de force la jeune couturière qui venait travailler à la maison.

J’étais fou. Messieurs, vous savez le reste et voyez si je suis digne de pitié. Ah ! Messieurs, n’épousez jamais trois veuves à la file, car un jour, fatalement, une curiosité, malsaine sans doute, vous porte au crime et aux pires catastrophes.

L’accusé se rassit simplement ; la salle était profondément émue et toutes les femmes pleuraient à chaudes larmes.

Déjà l’opinion commençait à se retourner en sa faveur et l’on trouvait qu’il y avait eu bien des circonstances atténuantes en sa faveur :

— Le pauvre homme, trois veuves, pensez donc, ma chère, un petit mouvement de curiosité était bien excusable !

L’avocat qui sentait la salle redevenir favorable fut éloquent, touchant, pathétique et lorsqu’il s’écria :

— Oui, Messieurs les jurés, Messieurs de la Cour, vous pardonnerez un moment d’égarement et vous rendrez cet époux à sa femme, ce père à ses enfants, cet homme à ses concitoyens qui l’attendent pour l’envoyer au parlement !

Toute la salle éclata en applaudissements et c’est à peine si l’on entendit quelques coups de sifflet, d’ailleurs vite réprimés, sous la menace de faire évacuer la salle.

Mais ce n’était pas fini et après l’audition de cette autobiographie sincère, de ce cas de tératologie psychologique et passionnelle si curieux, un coup de théâtre allait se produire, inattendu, surprenant, foudroyant.

Au moment où le président allait clore les débats et où les jurés allaient se retirer dans leur salle de délibération, la jeune couturière, victime de l’attentat, qui avait été interrogée, demanda à faire une nouvelle déclaration :

— Pour être juste et quoiqu’il m’en coûte je dois déclarer qu’avant d’avoir été prise de force par Monsieur, j’avais déjà eu, de bonne volonté, parce que je l’aimais, un bon ami qui m’avait promis le mariage et qui est actuellement au régiment.

Si je n’avais pas connu déjà le truc, je ne me serais pas laissé faire si facilement par Monsieur… mais j’ai bien peur que mon coquin de promis ne m’ait oubliée. et même plaquée là…

Cette déposition, tout à la fois honnête et naïve était à peine achevée qu’on entendit une voix flûtée et attendrie s’écrier :

— Ah ! le pauvre ! il a été encore une fois déçu !

C’était la femme de l’accusé qui n’avait pu s’empêcher de manifester son sentiment, à la grande joie de la salle qui éclatait de rire au nez des robes rouges, si j’ose m’exprimer ainsi.

On entendit tout à coup comme une masse qui tombait lourdement. C’était l’accusé qui s’était laissé choir sur son banc en s’écriant :

— Décidément, comme Moïse, je dois mourir avant d’avoir touché la Terre promise !

Subitement effrayé, le président lui dit, facétieux :

— Au moins ne recommencez pas, car il y a des gens qui ont toujours la guigne !

— Il n’y a pas de danger, Monsieur le Président, la leçon me profitera, non licet omnibus adire Corinthum. Décidément, je vois qu’il s’agit là d’une denrée trop rare, malgré toute ma fortune, j’y renonce, bien guéri. Maintenant je ne veux plus me consacrer qu’au bonheur du peuple !

Et le soir la petite ville en fête, était illuminée et acclamait son premier adjoint !.…