Les bienfaits de l’automobilisme

La morte vivante. — Un curieux procès. — À propos de l’état neurasthénique des bêtes.

Je connaissais depuis longtemps les nombreux avantages de l’automobilisme et ce n’est pas un homme de progrès comme moi qui aurait la fantaisie de les nier. Il est évident que c’est un moyen de transport incomparable pour aller vite, écraser beaucoup de monde en peu de temps, collectionner toutes les maladies des bronches et de poitrine et avaler le maximum possible des poussières et des microbes dans le plus faible espace de temps possible.

Tous ces avantages que je me permettrai de qualifier de tout à fait exceptionnels, sont bien connus de tout le monde ; mais ce ne sont jamais que des avantages et je viens de constater par moi-même, de visu, que l’automobilisme était une arme à deux tranchants, capable de réels bienfaits et que si c’était le plus incomparable instrument de mort pour les gens neurasthéniques qui veulent se suicider, ou simplement suicider les autres par persuasion, c’était également parfois, à son heure, un admirable instrument de vice, continuant en cela les transitions de feu Jésus-Christ et des grands thaumaturges.

Ce que je vais raconter en est tout à la fois un exemple admirable et poignant.

Un de mes amis, très riche et très calé, m’avait emmené dans son auto faire une petite balade de deux jours aux environs de Trouville ; nous avions quitté Paris le samedi à six heures du matin et trois heures après nous volions sur une belle route blanche, pas encore poudreuse, en pleine Normandie.

Vous savez comme en Normandie les villages, les communes sont composés d’une masse de petits hameaux. Nous venions d’en dépasser un et le clocher de l’église du village apparaissait devant nous à un demi kilomètre, lorsqu’au détour d’un chemin de traverse et à un coude de la route nous tombons sur un enterrement qui venait du hameau et allait à l’église… il faisait une matinée radieuse, les oiseaux chantaient dans les halliers, dans les haies entourant les chemins creux et il nous semblait qu’il n’était pas triste de s’en aller si doucement retrouver les ancêtres là-bas, dans le vieux cimetière, au pied de la colline ; vieux cimetière de quarante ans bien entendu, comme tous ceux que l’on a si justement retirés d’autour des églises…

Mais à quoi bon cette digression ? nous voilà sur le cortège, impossible d’arrêter notre machine à temps, il va arriver un épouvantable malheur ! Nous cornons à mort, mon ami serre les freins à tout faire sauter et… nous sommes au milieu de l’enterrement !… minute d’angoisse suprême que je n’oublîrai jamais ; non pas que nous avions peur pour nous, seulement nous avions la claire vision que nous allions tuer, blesser, écraser beaucoup de monde. Cependant à nos appels désespérés de corne, la foule se fend, s’écarte comme une vague à la dernière seconde, dans un double bond prodigieux de côté et les porteurs du cercueil — car à la campagne, il n’y a pas encore de corbillard, — font un demi-tour de côté aussi vite que possible, mais pas assez vite que notre auto n’attrape violemment l’angle du devant du cercueil… Une de nos lanternes est réduite en poussière ; nous voyons distinctement le dit cercueil et les six porteurs roulés pêle-mêle, les quatre fers en l’air si j’ose m’exprimer ainsi, et deux secondes plus tard notre automobile s’arrêtait et naturellement nous nous précipitions, assez secoués nous-mêmes, au secours des malheureux porteurs. Tous se relevaient ahuris, mais sans une égratignure, seulement le cercueil en mauvais bois blanc avait volé en éclat et dans son drap blanc apparaissaient les formes vagues de la morte — une paysanne, une riche fermière de quarante-sept ans seulement — disaient les commères en larmes.

Mais voilà le bon curé qui se précipite et nous injurie :

— Vous n’avez tué personne aujourd’hui, Messieurs les parisiens, et ce n’est pas de votre faute, mais vous avez fait mieux, vous avez insulté la mort, vous avez commis un sacrilège…

Au même instant, mon ami et moi, frappés des mêmes phénomènes, partirent d’un tel éclat de rire que cette fois le curé, le bedeau, les chantres, la fille et le gendre de la défunte, sans compter le mari, faillirent nous écharper et ils poussèrent un hurlement sinistre de menace :

— Oh les lâches !

Et mon ami s’écria :

— Les lâches, non, les sauveurs.

Vous voyez bien que cette malheureuse que vous alliez enterrer vivante remue et gémit. Et vivement il lui découvrit le visage et la bonne femme se mit à remuer et à pousser des soupirs et à agiter ses paupières. C’est-à-dire que le coup de l’automobile l’avait simplement fait sortir de son état léthargique.

— Allons vite, fis-je, enveloppez cette femme dans vos châles et reportez-là dans son lit, au chaud, notre auto est à votre disposition ; la fille monta et avec nous la bonne femme bien enveloppée et cinq minutes après, couchée chaudement, elle revenait tout à fait à elle.

Ce fut un événement épatant dans tout le pays, la fille pleurait de joie, le mari en était muet et seul le gendre était soucieux, car le mari étant plus vieux et malade, c’était un héritage de plus de trois cent mille francs qui lui échappait. Cependant il fit bonne contenance, on trinqua et nous repartîmes et une fois en route mon ami me disait :

— Sont-ils avares les paysans normands, nous avons sauvé cette pauvre femme avec notre accident, ils auraient bien pu nous offrir de payer les réparations de mon auto !

Trois jours après, à Paris, mon ami recevait une demande en cent mille francs de dommages et intérêts formulée par le gendre, poursuite au civil et tout le reste. Le cercueil brisé, tout était minutieusement relaté.

— Mais il ne valait pas dix francs son cercueil, s’écriait mon ami furieux. Enfin il dut constituer avoué, avocat et tout le tremblement et comme il avait envoyé son avocat pour en avoir le cœur net et voir à s’arranger :

— Que vous a-t-il dit ce gendre, cent mille francs pour une boîte en bois blanc, mais il est fou ! Je lui ai rendu sa belle-mère, en somme : que dit-il ?

— Il dit comme ça, que c’est bien justement à cause de cela qu’il vous réclame cent mille francs. Que l’on ne joue pas de ces tours-là aux gens qui héritent légitimement.

Mon ami fut tellement estomaqué, qu’il a envoyé de suite une médaille en plomb au jeune homme, avec dessus : grande médaille d’honneur de la Société pour l’encouragement au mal !

Mais le brave et jeune paysan n’aura pas compris l’ironie ; il ne voyait qu’un héritage différé, perdu peut-être et il poussait mon ami l’épée dans les reins.

M’est avis que ce jour-là on ne devra pas trop s’ennuyer à l’audience, surtout que la belle-mère ressuscitée et qui se porte comme un charme, est citée comme témoin par mon ami. Ça sera tordant.

J’allais en rester là, lorsque je trouve la petite note suivante dans le journal la Liberté, que je tiens à placer sous les yeux de mes lecteurs :

« Les bêtes, elles aussi, seraient-elles sujettes à la maladie de bon ton, à la neurasthénie ? Un naturaliste berlinois, à propos d’un accident survenu au Thiergaten, où un fauve est mort de frayeur, rappelle que les animaux, comme les humains, souffrent de désordres nerveux qui ont souvent des issues fatales. Les cas sont fréquents de bêtes mourant de chagrin ou d’ennui, et la maladie cause dans le règne animal de nombreuses victimes. Récemment, en Angleterre, deux loutres, prises au piège, furent enfermées dans des caisses et expédiées à Londres ; l’une et l’autre étaient saines et sauves, sans la moindre blessure. Or, à leur arrivée, après un voyage de quelques heures, les deux loutres étaient mortes et l’on ne put attribuer le double décès qu’à l’anxiété causée aux prisonnières par les secousses du train.

À Londres, également, on cite le cas d’un éléphant qui, l’été dernier, fut épouvanté par un coup de tonnerre. L’énorme pachyderme eut, comme on dit dans le peuple, le sang retourné ; quelques jours plus tard il mourait. »

Pour moi, j’ai connu également un éléphant qui est devenu neurasthénique à la suite d’un rhume de cerveau inguérissable ; j’ai connu un chien qui est devenu hypocondriaque parce qu’on lui avait fendu l’oreille ?

Mais je pourrais continuer ainsi jusqu’à demain par des exemples aussi typiques ; je crois en avoir dit assez pour bien démontrer que les bêtes sont souvent aussi neurasthéniques que les hommes, sinon plus !