L’homme à l’œil de verre

L’assassin terrifié par les rayons de l’œil. — Comment l’œil fendu a provoqué une attaque d’épilepsie. — Moyen bizarre mais certain d’arrêter les assassins.
Lettre ouverte à M. Lépine.
Mon cher préfet,

Quand vous étiez gouverneur général de l’Algérie et moi seul et unique candidat républicain à Alger contre Drumont en 1898, nous avons assez risqué notre peau tous les jours, pendant plusieurs mois, pour être heureux aujourd’hui de nous sentir les côtes et de pouvoir causer tranquillement de choses un peu moins tragiques.

Or donc je viens de découvrir un moyen infaillible d’arrêter certains assassins, sinon tous, dans des conditions déterminées et c’est ce que je viens vous demander la permission de vous conter simplement, espérant ainsi servir utilement la grande cause de l’ordre, de la justice, de la police et de la société.

Or donc sur la ligne de l’Est, à une vingtaine de lieues de Paris, mais dans un petit village tout à fait perdu au milieu des bois, un de mes amis s’était retiré, après fortune faite dans la quincaillerie en gros, dans une propriété entourée d’un véritable parc, qui avait des airs de château et qu’il avait achetée presque pour rien à un vieux colonel qui avait eu la naïveté de la faire bâtir à son compte et qui un beau jour avait éprouvé le besoin, dans un accès d’ennui, d’aller finir ceux qui lui restaient encore à vivre à Paris.

Retiré des affaires encore jeune, mon brave ami n’avait pas tardé à se lier avec les familles les plus cossues du pays et à aller chasser ainsi un peu partout dans les environs et il n’avait pas tardé idem de recevoir la charge de plomb d’un compagnon maladroit et de perdre un œil.

Navré, désolé, mais nonobstant guéri, il s’était fait mettre un œil de verre superbe, exactement de la même couleur que l’autre et, n’était la fixité de la paupière, c’est à peine si l’on pouvait s’apercevoir du terrible accident qui avait failli le défigurer et lui faire perdre la vue.

Tout allait bien ainsi depuis plusieurs années ; il continuait à aider son jardinier dans l’entretien de son parc et de son immense potager, il continuait aussi à chasser, comme un chasseur incorrigible et il était même devenu conseiller municipal, en passe d’être nommé maire de sa commune, lorsqu’un matin qu’il était en train de laver tranquillement son œil de verre dans un autre verre d’eau, il le laissa choir si malheureusement sur le marbre de sa cheminée qu’il se forma une belle étoile, juste au milieu, sans cependant produire aucun débris heureusement.

Justement sur la demi-douzaine d’yeux en verre que lui achetait toujours à l’avance sa fidèle moitié, Madame Zoé Ferbatu, cinq étaient déjà brisés antérieurement pour des causes multiples et variées qu’il serait oiseux de rappeler ici et il fallait bien garder ce dernier jusqu’à nouvel ordre.

— Ne te désole pas, mon petit homme, lui dit la bonne Zoé, c’est demain jeudi, je dois aller à Paris voir les deux clampins — c’était le petit terme d’amitié dont elle qualifiait ses deux gosses qui étaient encore au collège — je coucherai chez ma tante Aglaé pour ne pas rentrer si tard par les chemins déserts et ne pas déranger le jardinier et vendredi tu auras une belle demi-douzaine d’yeux de verre tout neufs, frais comme l’œil, c’est bien le cas de le dire.

Et elle partit d’un grand éclat de rire, très fière d’elle-même.

Qui fut dit fut fait et le lendemain jeudi, précisément après avoir été faire un tour de chasse avec des amis et être rentré très fatigué et battu par le vent, M. Onésime Ferbatu avait dîné copieusement au coin du feu et après avoir allumé une bonne pipe, tout en sirotant son petit verre de kirsch de la forêt Blanche, il avait envoyé coucher sa bonne et n’avait pas tardé à tomber devant l’âtre apaisé et toujours chaud, dans une douce somnolence dans son vieux fauteuil-bergère ou Voltaire, je ne sais plus au juste.

Le jardinier couchait assez loin dans un petit pavillon et était d’ailleurs sourd comme un pot, la bonne couchait en haut et dormait à poings fermés comme le commandait sa jeunesse. Quant aux deux chiens de chasse, la bonne venait de les envoyer coucher tout seuls dans leur niche, près de la basse-cour, sans les attacher…

Et mon brave ami Onésime Ferbatu dormait toujours tranquillement dans son fauteuil, comme un simple gendarme ou un débonnaire lapin, c’est-à-dire un œil ouvert, son œil de verre ne pouvant jamais se fermer et l’autre seul étant clos.

Comment, de même que dans tous les villages où il y a de mauvais garçons, ainsi que l’on disait autrefois, ces derniers avaient-ils pu savoir le départ de Madame Zoé pour Paris et expédier un malandrin à tous crins pour faire le coup, aller assassiner ce pauvre M. Ferbatu et dévaliser la villa ?

C’est ce que l’instruction, menée par un juge qui cependant n’en manquait pas, n’a jamais bien pu élucider.

Quoi qu’il en soit à l’heure du crime, sur les dix heures du soir — à la campagne l’heure du crime est toujours deux heures plus tôt qu’à Paris — le malandrin en question, c’est-à-dire le cambrioleur aspirant-assassin, passait sans avoir l’air devant la grille de la propriété et comme les chiens étaient venus voir en entendant ses pas, il leur jeta deux gros morceaux de viande empoisonnée et crac les deux braves bêtes ne tardèrent pas à tomber sur le flanc, victimes de leur gourmandise et sans même pousser un cri.

Ce fut pour le criminel jeu d’enfant d’escalader le saut de loup et, à pas de même, d’arriver à la maison dont la porte de la cuisine n’était fermée qu’au loquet. Une fois dans la place, il alluma tranquillement une lanterne sourde — comme le jardinier — et se mit à forcer tous les tiroirs et meubles du premier étage.

— Chouette ! se disait-il, je ne trouve pas le proprio, ça m’évitera toujours un coup de surin dans sa vieille peau. Mais où diable est-il, à cette heure ? Il devrait être couché.

Enfin ouvrons l’œil et le bon et maintenant qu’il n’y a plus rien à barbotter, allons boire un coup, et il descendit l’escalier avec précaution, sa lanterne d’une main et son couteau ouvert de l’autre, tout prêt à saigner le pante, car, en homme prudent, il n’avait pris que l’argent, les billets de banque et les bijoux ; tout tenait facilement dans ses poches…

Pendant ce temps, Onésime Ferbatu, ayant trop chaud, avait tourné instinctivement le dos au feu et dormait toujours à poings fermés, son œil de verre étoilé, grand ouvert, comme de juste.

Le cambrioleur ouvrait doucement la porte qui séparait la cuisine de la salle à manger et y pénétrait, mais soudain sa lanterne va frapper en plein visage le brave Onésime et son œil de verre fendu immédiatement irradie mille feux comme un prisme frappé par un rayon de soleil et l’homme poussant un grand cri de terreur laisse tomber sa lanterne et son couteau, tombe lui-même comme une masse, se brise à moitié le crâne sur angle de la table et est saisi d’une violente attaque d’épilepsie.

À ce tintamarre d’enfer, Onésime Ferbatu se réveille et ouvre l’œil — le bon — il aperçoit la lanterne par terre, la ramasse, voit la lame du couteau briller dans un autre coin et l’homme écumant à ses pieds.

Il a tout compris sans démêler la cause réelle et, s’élançant comme un fou, va réveiller sa bonne, son jardinier, la femme de celui-ci qui va quérir des voisins et dix minutes après l’homme, solidement ligoté, est conduit à la gendarmerie.

Quand le juge d’instruction l’a interrogé, il a répondu :

— C’est l’œil !

— Je vois ce que c’est, se dit le juge, ce misérable a lu Victor Hugo : c’est la conscience.

— La conscience ! mais non, c’est l’œil du proprio.

Et l’on eut beaucoup de mal à débrouiller cette affaire. Enfin Madame Zoé expliqua comment son mari dormait, toujours son œil de verre ouvert, et comment il était justement brisé — je parle de l’œil — depuis deux jours.

Le juge voulut reconstituer la scène. Ce fut tout à la fois terrible, tragique et grotesque, et le misérable cambrioleur eut une seconde crise d’épilepsie.

Et c’est ainsi qu’Onésime Ferbatu fut sauvé d’une mort certaine et que son… futur meurtrier fut condamné à cinq ans de réclusion seulement, parce qu’il n’avait pas eu le temps d’occire le bourgeois !

Madame Zoé Ferbatu a fait placer le fameux œil de verre étoilé sur un coussin de velours rouge, sous une vitrine et elle dit à ses visiteurs, avec une pointe de fierté :

— Dire qu’il y a des gens qui croient au mauvais œil ! moi, je-ne crois qu’au bon, à l’œil de ce pauvre chéri. Et voyez comme tout s’enchaîne : sans cet accident de chasse que j’ai tant maudit dans le temps et que je bénis aujourd’hui, ce pauvre Onésime ne serait plus qu’un cadavre !

— C’est tout de même vrai, opine son époux, en clignant de l’œil — du bon ; mais je ne tiens pas à renouveler l’expérience et maintenant nous nous enfermerons bien et nous ferons coucher nos chiens à la maison.

Voilà, mon cher Préfet, la petite histoire véridique que je voulais vous conter et, en forme de conclusion, je suis bien tenté de dire comme nos bons Arabes d’Alger :

— C’était écrit !