Une mort étrange

Prisonnier d’un ver solitaire. — Lente agonie.
— Horribles détails.

À propos de la mort tragique de la jeune anglaise qui n’avait pas pu expulser à temps un locataire des plus dangereux, mon confrère Rodier consacre une chronique très complète au ver solitaire, dont il me semble utile de rappeler ici ces quelques lignes essentielles, pour bien poser la question, comme l’on dit ; aussi bien elles auront du moins le mérite de rappeler à ceux qui l’auraient oubliée, la longueur tout à fait phénoménale de cet étrange animal :

Divers journaux, et entre autres la Petite Gironde, ont raconté l’histoire d’une jeune Anglaise dans le dos de laquelle les rayons X avaient révélé l’existence d’un animal parasite de forte taille, et qui mourut au cours de l’opération tentée pour l’en délivrer. La seconde note publiée sur ce sujet par la Petite Gironde se terminait par la phrase suivante :

« L’opinion la plus généralement admise dans le monde médical est qu’il s’agit là du parasite appelé tœnia echinococcus, qu’on trouve parfois dans les intestins des chiens, des loups et des chacals. »

Le plus connu de tous, sinon le plus répandu, c’est le ver solitaire, que les naturalistes appellent tœnia solium ; on le nomme encore chez nous ténia armé, parce que sa tête, large tout au plus de 1 millimètre, porte au sommet, entre les quatre ventouses qui caractérisent le genre ténia, un mamelon garni d’une double couronne de crochets aigus ; le nombre de ces crochets peut varier de 22 à 32. À la tête fait suite un cou étroit, long de 5 à 10 millimètres ; puis viennent des anneaux de plus en plus gros à mesure qu’ils sont plus éloignés de la tête ; il y en a de 800 à 900 ; les derniers mesurent 10 à 12 millimètres de long sur 5 ou 6 millimètres de large. La chaîne formée par ces anneaux a généralement 2 à 3 mètres de long et parfois beaucoup plus.

Donc, maintenant que vous voilà édifiés, mes chers lecteurs, je n’ai plus qu’à vous conter la terrible aventure dont j’ai été presque le témoin en Amérique et que précisément la mort de cette pauvre petite anglaise me remet en mémoire.

C’était il y a plus de dix ans dans une petite Antille où je ne faisais que passer, en quelque sorte, d’une escale à l’autre.

Un pauvre diable d’ouvrier noir et, circonstance aggravante, que je ne me suis expliquée que plus tard, ouvrier mineur, venait d’être trouvé agonisant au pied d’un palmier ; mais comme il était là, accroupi, mourant de faim et de terreur depuis cinq jours, à peine détaché et mis dans une civière, il n’avait pas tardé à expirer.

Justement comme je me trouvais là de passage, j’eus la bonne fortune, avec le médecin du bord et, chose fort rare dans ces pays, avec un jeune médecin de l’endroit qui ne manquait ni de valeur, ni d’intelligence, de pouvoir reconstituer pour ainsi dire heure par heure, l’horrible drame qui venait de se dérouler et dont nous ne pouvions hélas pas interroger le héros principal, si j’ose m’exprimer ainsi, puisqu’il venait de rendre le dernier soupir, peu de temps après le moment où il avait été découvert.

Ce pauvre diable de noir anglais venait précisément de passer trois ans dans les mines de Californie et il rentrait en congé chez lui pour se reposer un peu ; il n’avait donc rien autre chose à faire qu’à se promener et à flaner autour de son village, en allant dire bonjour aux anciens camarades, à droite et à gauche.

Un beau matin il était parti comme cela se promener et, chose affreuse quand on y pense, pas même à deux cents mètres de la dernière maison, alors que l’on aurait pu espérer qu’un chien l’aurait découvert, dans un petit bouquet de campêches, de pites et de cactus-chandeliers, au milieu des fouillis des agavés, il s’était arrêté et accroupi au pied du tronc d’un jeune palmier, pour satisfaire aux justes exigences des lois de la nature, sans qu’il soit nécessaire, je pense, d’entrer dans plus de détails.

C’est alors que propriétaire, légitime sans doute, mais bien involontaire, d’un énorme ver solitaire, d’un ténia armé qui ne mesurait pas moins de six mètres dix-neuf centimètres de longueur, il commença sans le savoir et bien innocemment par en expulser un peu plus de la moitié.

Mais comme instinctivement et en vertu d’un phénomène physiologique encore mal expliqué, ces trois mètres du ver solitaire s’étaient enroulés solidement après le tronc du palmier !

Notre homme dès ce moment était bel et bien prisonnier de son ténia et perdu, à moins d’un miracle qui ne devait malheureusement pas se produire.

Plus il faisait d’efforts pour s’éloigner, plus la bête se cramponnait et plus il était étroitement ligoté ; comme le héros de Victor Hugo se débarrassant de la pieuvre, il songeait à tirer son couteau ; il l’avait oublié à la maison et puis il était d’autant plus affolé et terrifié qu’il ne se rendait pas un compte exact de ce qui se passait et qu’il ne pensait pas à un ver solitaire. Il était simplement fou de terreur, se croyant victime des maléfices d’une bande de Zombis ! les esprits follets et fumistes de la mythologie noire !

Le malheureux se livrait à des réflexions amères et sombres ; il pensait à sa mère, à sa jolie fiancée de couleur, avec des yeux noirs ardents et doux sous son madras éclatant de vives couleurs, à ses pauvres petits lapins qu’il élevait avec tant de soin et il se mettait à pleurer silencieusement entre deux syncopes !

C’était un spectacle à fendre l’âme du plus endurci !

À tout hasard, il fit bien des efforts désespérés pour s’éloigner de cette corde qui le retenait, pour l’arracher même avec la main ; mais aussitôt des souffrances affreuses lui déchiraient les entrailles, au point de le faire évanouir : c’était le terrible ténia armé qui avec sa double couronne de crochets aigus se cramponnait désespérément à la muqueuse intestinale.

Ce fut une lutte horrible, affreuse, surhumaine, tout à la fois grandiose et triviale entre l’homme et la bête, lutte qui dura cinq jours, jusqu’au moment où on vint le délivrer, coupant l’horrible bête d’un coup de manchette. Mais, comme nous l’avons vu, il était déjà trop tard et la faim aussi bien que la peur avaient exercé leur œuvre de mort sur la robuste constitution de ce pauvre noir.

Cependant après avoir fait une enquête sur la négligence que l’on avait mise à le rechercher dès la première heure, nous pensâmes, les deux médecins et moi, à faire une enquête sur le ténia armé lui-même et sur la force de résistance tout à fait anormale qu’il avait offerte et qui nous surprenait beaucoup plus que sa longueur même.

Après une analyse chimique minutieuse de quelques anneaux, ils nous apparurent comme vraiment métallisés, ce qui expliquait tout. Bientôt les parents de la pauvre victime nous apprirent comment elle venait de passer trois ans dans des mines de nickel aux États-Unis, et alors tout à coup la lumière se fit dans notre esprit et nous comprimes subitement cette lente et atroce agonie, ce martyre de cinq jours, ce duel obscur et ignoré entre l’homme et la bête.

Le pauvre noir était mort victime d’un ver solitaire, d’un ténia nickelé !

Certes c’était là certainement un cas encore ignoré de la science et c’est pourquoi j’ai tenu à le consigner ici simplement et très véridiquement, car ça pourra servir à tous les mineurs qui auront à se méfier des ténias nickelés !