L’homme aquarium

Du danger de manger des poissons crus. —
L’eau des lacs. — L’aquarium vivant.

Je crois qu’il y a fort longtemps qu’un philosophe, certainement de l’Artois, car il était très profond, a constaté pour la première fois que tout arrive sur la terre.

Cette réflexion, aussi banale que générale, me revient à la mémoire en pensant au pauvre malheureux paysan breton qui fut le triste héros de la très véridique et lamentable histoire que je vais conter sans plus de préambule.

C’était, si j’ai bonne mémoire, quelques années après la guerre, et j’étais allé passer les jours gras à Nantes chez une vieille amie et collègue des Gens de Lettres, Mme A. Riom qui a laissé de si jolis vers et tant d’œuvres charmantes, sous les noms de Louise d’Isole et du Comte de Saint-Jean.

Entre deux cavalcades nous allions à sa belle propriété du Pellerin, ou à Clisson visiter le parc et le château, lorsqu’après le mardi gras, par une tiède journée du commencement de mars comme on n’en voit que sur les côtes de l’Armorique, nous résolûmes d’aller prendre un bain de mélancolique poésie sur les rives du lac de Grand-Lieu.

Certes il n’a plus l’ampleur majestueuse d’autrefois, il est maintenant en partie desséché et cependant il a conservé un charme pénétrant auquel personne n’échappe, pourvu bien entendu, que l’on ait le sens de la nature, qu’on la comprenne et qu’on l’aime.

Dans le cabaret où nous nous arrêtâmes pour déjeuner, au dessert, la patronne nous demanda la permission de nous présenter un paysan relativement encore jeune, car il n’avait pas doublé le cap de la cinquantaine et qui, atteint d’une extraordinaire maladie d’estomac, prétendait avoir des bêtes plein le ventre !

— S’il s’agissait, me disais-je, d’un homme politique, je penserais volontiers qu’il a avalé des couleuvres, mais un homme des champs, je ne comprends point, à moins que ce ne soit le traditionnel et vulgaire tœnia appelé ver solitaire, parce que l’on attribue ordinairement dans le peuple à cet animal ondoyant invention du divorce… Enfin, faites-le toujours entrer, fis-je tout haut.

Un gars breton, grand, gros, fort et robuste, apparut sur le seuil de la porte :

— Faites excuse, Monsieur, Madame, la société.

Ayant en vain cherché la société, je lui dis :

— Eh bien, mon brave, qu’avez-vous donc ; il parait que vous souffrez de l’estomac ?

— Je vas vous dire, c’est comme qui dirait des bêtes qui me dévorent le ventre, dame oui !

— Vous vous trompez, ce ne peut être que dans l’estomac.

— Je veux bien, mais toujours est-il qu’il y a là des citoyens qui doivent quasiment former une sale république dans ma place d’armes !

Et le brave homme s’étant mis à rire d’un large rire, se mit à crier aïe, aïe, les voilà qu’ils me chatouillent ferme, les brigands !

— Voyons, où habitez-vous ?

— Mais là, le long du lac, à deux portées de fusil.

— Et vous mangez comment, quoi, de la viande, des légumes ?

— C’est selon, les bonnes années on tue un cochon, que l’on met au salois — saloire — et l’on mange de temps en temps une bonne soupe aux choux et du petit salé ; mais quand les temps sont durs, comme voilà une couple d’années, on se contente, autant que possible, d’un peu de pommes de terre, de la galette de sarrasin et de la pêche du lac. Alors on fait la soupe au poisson, ou on le mange autant dire cru, quand les travaux pressent un peu aux champs, en été.

— Assez, assez, lui dis-je, je vois ce que c’est, venez demain à Nantes, je vous examinerai avec une forte lampe électrique — les rayons Roentgen n’étaient pas encore connus — et je pense pouvoir arriver à vous guérir rapidement.

— Un dernier mot : vous buvez de l’eau du lac, sans la filtrer ?

— Pour sûr, on ne connaît pas ces inventions-là, chez nous.

Deux jours plus tard le brave homme arrivait tranquillement me retrouver à Nantes ; à la façon dont il était développé, il n’était pas difficile de voir qu’il avait une extraordinaire dilatation d’estomac.

— Alors vous buvez beaucoup d’eau de votre sacré lac ?

— Des litres en été, mon bon Monsieur, j’ai toujours soif, ce sont ces bêtes qui me dévorent les entrailles.

— Je vois ce que c’est, vous avez avalé tous les œufs de poisson du lac de Grandlieu, c’est tout de même épatant.

Et comme il était accompagné de sa femme, tenez, lui dis-je, dites à votre mari d’avaler cette petite pilule ; dans cinq minutes il sera guéri.

Il hésita un peu. C’était un simple grain d’émétique. Il n’y avait pas, en effet, quatre minutes qu’il l’avait ingurgité qu’en deux ou trois spasmes, il rejetait de jolis petits poissons vivants et frétillants par la bouche. Il y en avait un peu de toutes les grandeurs et bientôt, mis dans un seau, ils représentèrent une copieuse friture…

— Eh bien, lui dis-je, vous voilà guéri ; mais ne buvez plus d’eau de votre lac, ne buvez que de l’eau de source ou de pluie, ou de puits et ne mangez plus de poissons crus.

— Y a pas de danger, allez marchez, mon bon monsieur.

Et l’homme et la femme retournèrent tout guillerets à leur chaumière.

Mais voyez comme tout le monde tout de même a sa destinée ici-bas. Quinze jours plus tard, rentré à Paris, je contais cette étrange aventure à un de mes amis, américain de passage à Paris.

À peine avais-je terminé, qu’il s’écria :

— L’homme aquarium ! mais il y a là une fortune, mon cher !

Et sans prendre le temps de faire sa malle, il prit l’adresse et le nom de mes paysans et sauta dans le premier train pour Nantes.

Le lendemain il signait un traité en bonne et due forme par devant notaire avec le paysan pour partager les bénéfices et ce dernier se remettait à manger du poisson cru et à boire de l’eau du lac avec frénésie.

Quand il sentit enfin que ça lui gargouillait fortement dans l’intérieur, ils partirent pour l’Amérique et tout le monde se souvient du succès prodigieux de l'Homme aquarium et des sommes énormes qu’il encaissa avec son barnum.

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Depuis, un quart de siècle a passé au moins sur ces événements ; mais si vous allez visiter les rives mélancoliques du lac de Grandlieu, vous verrez bientôt une très belle maison de campagne, qui a l’air très cossue. C’est là que vivent retirés, après fortune faite en Amérique, mon homme aquarium et sa femme. Ce sont des vieillards encore droits et robustes, mais tout blancs.

Comme je dinais dernièrement chez eux et que nous secouions doucement toutes ces cendres d’un passé déjà lointain, au dessert, il fit signe à sa femme d’apporter un grand bocal où nageaient, conservés dans de l’alcool, une vingtaine de poissons.

— Mes anciens et derniers locataires que je conserve par reconnaissance, car c’est grâce à vous d’abord et à eux ensuite que je dois ma petite fortune.

— Et vous buvez toujours de l’eau du lac de Grandlieu ?

— Jamais de la vie ! maintenant que je suis retiré des affaires, comme dit ma femme, je ne bois plus que de l’eau minérale en bouteille !

— C’est prudent !

Cette nouvelle que je demande la permission de qualifier de curieuse a paru dans l’Ouest Républicain, le 24 novembre 1901 et, comme pour venir se porter garant de son authenticité l’Aurore, publiait dans son numéro du 16 mars 1903, la non moins curieuse information suivante :

Un journal de Vienne signale un cas gastralgique des plus étranges :

Pendant le dernier voyage du Campania, un cas extraordinaire s’est présenté, qui a étonné les médecins qui l’ont vu. Un jeune Suédois de dix-sept ans, Nich Andersen, peu après que le Campania eut quitté Hambourg, fut pris d’un malaise qui rendait les médecins du bord perplexes. Il avait des quintes de toux effroyables et des douleurs d’estomac terribles. Aucun remède n’agissait sur son mal, et il fut entre la vie et la mort pendant toute la traversée. Lorsque la commission sanitaire monta à bord pour passer la visite des passagers de troisième, le jeune Suédois fut pris, devant eux, d’une quinte qui le courbait en deux, puis, après un violent effort, une anguille frétillante, longue de soixante pouces, lui sortit de la bouche et tomba sur le pont. On se perd en conjectures sur ce cas bizarre : on suppose que le jeune homme aura avalé, en buvant de l’eau à un étang, une petite anguille, qui se sera développée dans son estomac.

Notre confrère viennois donne une excellente leçon à ses lecteurs qui, par imprudence, risqueraient d’avaler des couleuvres !