Pour lire en automobile/Comment on meurt aux Colonies/02

II

Étranges trépas. — Révélations surprenantes des explorateurs. — Le coup du bénitier

Comme il avait été convenu dans la nuit, à l’heure fixée, tous les membres du club nautico agricole de la Colonisation pratique Phocéenne se retrouvaient au restaurant du Chemin de la Corniche, chez Vincent Roubion, ainsi que votre serviteur — le temps d’étrangler un léger perroquet — et à midi 33 minutes on se trouvait attablé, suivant le programme, en face d’une excellente bouillabaisse.

Aussitôt le café servi, le président s’écria :

— À toi la parole, Castagnat.

Et, après avoir tiré une forte bouffée de son cigare, Castagnat commença en ces termes :

— Comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, J’ai été l’un des premiers explorateurs sérieux à Madagascar, puisque j’étais l’un des compagnons du célèbre Grandidier. Vous savez qu’il est depuis longtemps membre de l’Institut, en récompense de ce petit voyage et si la chose ne m’est pas arrivée, c’est que j’avais reçu une éducation moins soignée que lui.

— C’est bien vrai ça, dit Marius.

— Tais toi donc. Tout le monde sait comment à Madagascar on est coupé en deux jusque dans les ports les plus fréquentés, jusqu’à l’embouchure des rivières par les requins, comme dans tous les pays intertropicaux.

Aux embouchures des dits on trouve même des alligators et des caïmans, de sorte que la fête est complète… pour ceux qui sont ici et qui ne connaissent que l’embouchure de leur cornet à piston, ils ne peuvent pas se douter de ce que c’est.

— Des excuses, hurlèrent les membres du club nautico-agricole, nous connaissons tous ici l’embouchure du Rhône, c’est toi qui es mal embouché.

— Soit, je vous en fais et poursuis. C’est encore dans ce pays étrange de Madagascar que l’on met les anguilles dans les bambous, entre deux nœuds, pour les faire engraisser, on perce le bambous de petits trous, on le plonge au fond de la rivière avec une pierre attachée après et au bout de trois mois, on fend le bambou, car l’anguille déformée comme un bout de boudin, remplit exactement l’intérieur du bambou. Alors il faut prendre garde qu’elle ne vous morde, car elle n’est pas contente d’être prisonnière, surtout si elle a été séparée de son bon ami, et sa morsure est dangereuse.

— Tu blagues, opina Marius.

— Je dis l’exacte vérité, mais j’arrive au point capital de mon récit. Un matin de bonne heure, nous étions partis un copain et moi faire une promenade le long du bord de la mer, du côté du Fort Dauphin.

— Je vois ça d’ici, réopina Marius.

— Tu ne vois rien du tout. Nous nous étions attardés à ramasser des algues marines pour la collection du patron, le soleil courait rapidement vers le Zénith, sans funiculaire, et nous avions une soif de tous les diables. Tout à coup mon compagnon reste en arrêt et pousse un cri de joie ; j’accours, il était en face d’un superbe coquillage des acéphales conchyfères, d’un tridacne géant, comme nous l’apprit plus tard M. Grandidier, posé doucement sur le sable fin de la grève.

Il faut vous dire que ces animaux fort étranges sont plus connus sous le simple nom de bénitiers et c’en est deux de cette espèce que la République de Venise donna autrefois, au temps de sa splendeur, à François Ier, et que l’on peut admirer encore à l’Église Saint-Sulpice à Paris.

— Tu nous rases avec ton érudition.

— Je poursuis. Les deux valves du bivalve étaient toutes grandes ouvertes : on voyait qu’il humait — cet oiseau — l’air chaud, la brise saline et embaumée de la mer. Tout rose, nacré, miroitant, joli à l’intérieur sur ces chairs molles et flasques, et comme la mer venait d’abandonner le rivage, il était plein d’une eau transparente admirable.

— Voilà une huître que l’on ne connaît pas à Batignolles, dit mon copain, gamin de Paris, et, avant que j’aie pu seulement faire un geste, il était à genoux, devant le tridacne géant, et avançait la tête pour humer cette eau…

— Ici Castagnat s’arrêta pour s’éponger le front, haletant, deux grosses larmes s’échappaient lentement de ses yeux, il avala fébrilement un petit verre de chartreuse et reprit :

— Au même moment la bête refermait brusquement ses deux valves, son colossal casse-noisettes, et mon ami poussa un cri, un seul que je n’oublirai jamais de ma vie ; je m’élançais et sans songer au danger je glissais mes deux-mains dans la fente pour ouvrir la valve supérieure. Elle continua à se fermer automatiquement et dix secondes plus tard j’avais, sauf le pouce et le petit doigt, les trois doigts du milieu de chaque main coupés net à la première phalange… Un mouvement d’horreur saisit l’assemblée qui ne riait plus quand Castagnat montra ses six doigts coupés. Il reprit en ces termes.

— Ayant laissé mes phalanges dans le bénitier, je courus chercher du secours. Lorsque nous revînmes, le bivalve de nouveau était ouvert, la tête de mon ami ne tenait plus au tronc que par un lambeau de chair sanguinolent. Un malgache s’avança et d’un coup sûr de sa machettes coupa le tendon, le grand ressort, comme le caoutchouc puissant qui permet à la bête de se contracter et fermer à volonté. Elle était morte. Nous l’emportâmes, elle ne pesait pas moins de 240 kilogrammes 353 grammes.

Hein, en voilà un bénitier de malheur dont je me suis souvenu. On fit des funérailles convenables à mon ami et nous envoyâmes le terrible tridacne géant et meurtrier bien emballé à sa famille, passage Hélène, à Batignolles.

Tout le monde, profondément secoué et émotionné, déclara que Castagnat avait bien mérité du club nautico-agricole et il fut décidé que l’on irait passer la soirée au Frioul pour entendre le récit du célèbre Capdediou, petit cousin de Tartarin de Tarascon et ancien capitaine au long cours dans les mers Australes.