Pour la patrie : roman du XXè siècle/Chapitre XXIV

Cadieux et Derome (p. 302-326).

CHAPITRE XXIV.


Per infamiam et bonam famam.
Parmi la mauvaise et la bonne réputation.
(2 Cor. vi. 8.)


Au sortir de la séance, Lamirande et Leverdier, Houghton et quelques autres députés de l’opposition se réunirent.

— Mon cher Lamirande, dit Houghton, qu’allons-nous faire ? Que pouvons-nous faire ? Nous avons le droit, le bon sens, la justice, toutes les plus belles choses du monde, de notre côté ; mais nous avons contre nous les gros bataillons. La deuxième et la troisième lecture de ce projet d’iniquité se voteront infailliblement, à une immense majorité, comme la première lecture vient de se voter,… à moins que la province de Québec ne se réveille, et rien n’indique que son sommeil soit près de finir.

— Rien ne l’indique extérieurement, répondit Lamirande, mais je l’espère tout de même ; et cet espoir n’est pas un sentiment vague, il repose sur un fondement solide : le dévouement, le patriotisme, l’esprit de sacrifice de notre clergé. Dans quelques jours, il peut se produire un événement qui réveillera la province de Québec comme jamais pays n’a été réveillé.

— Puisque vous avez un tel espoir, dit Houghton, nous devons nous organiser en vue de gagner du temps. Il faut retarder la deuxième et la troisième lecture autant que possible.




Le lendemain la bataille commença.

Des deux côtés, il fallait user d’une grande habileté. Le gouvernement, tout en pressant l’adoption du néfaste projet, devait bien se garder de laisser voir une hâte indécente qui aurait pu exciter les soupçons des uns et froisser les susceptibilités des autres. Beaucoup de députés ministériels voulaient parler sur cette question si importante. Leurs discours étaient préparés depuis longtemps. Leur imposer silence, c’eût été aussi imprudent que de condamner la soupape de sûreté d’une machine à vapeur. L’opposition pouvait critiquer, combattre la mesure ; mais se livrer à une obstruction trop apparente, c’était fournir à la majorité le prétexte d’appliquer la redoutable clôture du débat.

À la proposition du gouvernement, « que le bill soit maintenant lu pour la deuxième fois », Houghton et Lamirande opposèrent l’amendement traditionnel : « pas maintenant, mais dans six mois ». Puis les discours commencèrent.

Les attaques de l’opposition étaient tellement vigoureuses, tellement logiques que les ministres et les autres chefs du parti ministériel étaient bien obligés de répondre. S’ils avaient gardé le silence, comme c’était un peu leur intention, d’abord, la démoralisation aurait pu s’introduire dans le gros de l’armée. Donc, pendant cinq ou six jours, c’était un feu roulant. Mais tout s’épuise ici-bas, même un débat parlementaire. Les principaux orateurs de l’opposition avaient vidé leur sac, et la répétition des mêmes arguments par des orateurs de mérite secondaire ne provoquaient plus que de courtes et rares répliques du côté ministériel. Tandis que dans les premiers jours de la discussion chaque discours prononcé à gauche de l’orateur faisait lever à droite trois ou quatre députés qui brûlaient d’y répondre ; maintenant les membres de l’opposition étaient obligés de se succéder les uns aux autres.

L’après-midi du septième jour, au commencement de la séance, Lamirande, Houghton et Leverdier étaient réunis pour discuter la situation.

— Voilà une semaine que cela dure, dit Houghton à Lamirande, et nous sommes rendus au bout de nos forces. Avez-vous quelques nouvelles ?

— Pas encore, et je n’en attends guère avant quatre ou cinq jours encore.

— Ne vaudrait-il pas mieux alors, laisser voter la deuxième lecture et nous reprendre sur la discussion en « comité général » et enfin sur la troisième lecture ?

Leverdier penchait du côté de Houghton mais Lamirande était d’avis contraire.

— Je ne puis me décider, fit-il, à laisser voter la deuxième lecture maintenant, car quelque chose me dit que nous aurons plus tard besoin des délais que nous pouvons obtenir en « comité général » et sur la troisième lecture. Vous ne voyez là qu’un simple pressentiment, peut-être, mais il est assez fort et assez persistant pour m’engager à ne pas le mépriser.

— Je respecte tout chez vous, mon cher Lamirande, dit Houghton, même vos pressentiments ; mais vraiment je ne vois pas comment nous allons pouvoir prolonger le débat sur la deuxième lecture pendant quatre ou cinq jours encore. Dès demain, peut-être même ce soir, ils vont nous appliquer la clôture.

— Je le sais, répondit Lamirande ; aussi faut-il soulever un incident qui suspende forcément les débats pendant quelques jours.

— Oui, mais comment ? Je ne vois aucun incident à l’horizon, dit le chef de l’opposition.

— Je vais en faire naître un dès la séance de ce soir.

— Comment ?

— Je vais mettre le secrétaire d’État en accusation et demander une enquête.

— Avez-vous des preuves contre lui ?

— Dans le moment, je n’en ai aucune dont je puisse me servir.

— Vous m’étonnez vraiment… J’ai dû mal comprendre. Ce n’est pas vous qui porterez jamais une accusation calomnieuse contre un adversaire, même si vous aviez la certitude de faire triompher ainsi la plus juste des causes.

— Certes, vous avez raison ! « La fin justifie les moyens, » est, quoiqu’on en dise, une doctrine que l’Église catholique condamne. Il ne faut jamais faire le mal, quand même on croirait obtenir par là un grand bien. La théologie nous enseigne que s’il était possible de vider l’enfer en commettant un seul péché véniel, il ne faudrait pas le commettre. Aussi je n’ai pas dit que j’allais porter une accusation fausse contre M. Montarval. Au contraire, je suis aussi certain que ce dont je vais l’accuser est vrai que je suis sûr de vous voir devant moi en ce moment.

— Une telle certitude, reprit Houghton, est suffisante pour mettre votre conscience à l’aise, je le comprends. Mais, vous ne l’ignorez point, il ne suffit pas de savoir qu’une accusation est vraie, il faut aussi pouvoir la prouver ; et vous m’avez dit tout à l’heure que vous n’avez pas de preuve !

— Pas de preuve dont je puisse me servir devant un comité.

— Alors comment pouvez-vous songer à porter une accusation ?

— La preuve peut arriver d’un jour à l’autre.

— Et si elle n’arrive pas ?

— Je serai un homme ruiné à tout jamais, au point de vue politique et social.

— Au moins, vous n’y allez pas en aveugle ! Vous savez exactement où cela peut vous conduire.

— Exactement.

— Est-ce bien prudent ce que tu veux faire là, mon cher ami ? fit Leverdier qui avait jusque là gardé le silence.

— Au point de vue humain, c’est une folie. Au point de vue humain je devrais attendre pour agir que j’eusse en ma possession les preuves dont tu connais comme moi l’existence.

— Mais ta réputation, tu ne dois pas l’exposer. C’est un bien qui ne t’appartient pas exclusivement. Elle appartient à tes amis, à ton pays.

— Tu admettras que ma réputation m’appartient autant, au moins, que ma vie. Or l’homme a le droit d’exposer sa vie pour sauver la vie de ses semblables. Pour accomplir une grande œuvre de charité, nous avons même le droit de courir au devant d’une mort certaine. Il s’agit de sauver tout un pays et je n’aurais pas le droit d’exposer mon honneur !

— Pour un homme de cœur, fit Houghton, l’honneur est un bien plus précieux que la vie… et vous voulez l’exposer ! C’est un acte vraiment héroïque devant lequel je reculerais certainement moi-même, mais que j’admire.

— Mais ce terrible risque, reprit Leverdier, est-il nécessaire, est-il même utile ? Ne vaudrait-il pas mieux, après tout, laisser voter la deuxième lecture, puisque nous ne pouvons guère plus la retarder par les moyens ordinaires, et prolonger la discussion autant que possible en comité et sur la troisième lecture ?

— Quelque chose qui n’est pas naturel, répondit Lamirande d’un ton grave, quelque chose de solennel et d’impératif, me dit que nous aurons besoin, plus tard, de tous les délais que pourront nous donner ces deux phases de la discussion. C’est un avertissement auquel je n’ose résister… Vous croyez tous deux au surnaturel, à l’existence des esprits, à leur pouvoir de communiquer directement avec l’âme. Eh bien ! c’est à un message d’en haut que j’obéis… Mon Dieu ! si vous saviez tout, mes chers amis, vous ne chercheriez pas à me détourner de ce devoir.

Tous trois étaient vivement émus. Ils gardèrent le silence pendant quelques instants.

— Du reste, reprit Lamirande, comme parlant à lui-même, à quoi me servira l’honneur si l’iniquité de cet homme triomphe ! La perte de ma réputation ! Ce ne sera qu’une goutte de plus dans l’océan d’amertume et de désolation qui submergera notre malheureuse patrie, si Dieu permet, à cause de nos crimes, que ce complot de l’enfer réussisse. En exposant mon honneur, en l’offrant en sacrifice, je puis peut-être gagner les quelques jours qui sont nécessaires pour que la lumière puisse se faire. Et si la lumière ne se fait pas, si la patrie succombe, le fardeau sera moins lourd à porter pourvu que je puisse me rendre le témoignage d’avoir tout sacrifié pour elle.

— Ma résolution est irrévocable, dit-il, en s’adressant à ses deux compagnons. À la reprise des débats, à huit heures ce soir, je brûle mes vaisseaux !




À la séance du soir, au moment où l’on croyait que tout débat était fini et que la deuxième lecture du bill était sur le point de se voter, Lamirande se leva. Un grand silence se fit aussitôt, car tout le monde comprit, comme instinctivement, qu’il allait se passer quelque chose de grave.

— Monsieur le président, dit-il, pour me servir du barbarisme consacré par l’usage, je soulève une question de privilège, et je fais la déclaration que voici : j’accuse un membre de cette chambre, l’honorable Aristide Montarval, député de la division centre de la ville de Québec, et secrétaire d’Etat, d’avoir conspiré et comploté avec diverses personnes, en vue de tromper cette chambre et le pays sur la nature du projet de constitution actuellement devant nous, et j’ajoute que le dit projet de constitution est le fruit de conspirations et de complots contraires à l’intérêt public, au bon ordre et à la paix ; j’accuse, de plus, l’honorable Aristide Montarval d’employer actuellement des moyens illicites, savoir des lettres de menace, pour empêcher cette Chambre d’acquérir une connaissance vraie de la nature du projet de constitution qu’elle est appelée à voter. Je demande, par conséquent, qu’il soit nommé un comité spécial pour examiner cette accusation, entendre la preuve et faire rapport.

Ces paroles étranges, prononcées d’une voix forte et pénétrante, causèrent, il est à peine besoin de le dire, un profond émoi parmi la députation et dans les tribunes. Une sourde rumeur remplace le silence de tout à l’heure. En parlant, Lamirande, quoi qu’il s’adressât au président, comme le veut l’usage parlementaire, avait tenu son regard fixé sur Montarval qui, malgré son audace, n’en put soutenir l’éclat. Visiblement, le ministre était terrifié. Il se remit, cependant, bientôt. Son intelligence hors ligne lui permit de saisir la situation. Lamirande sait tout, se dit-il, mais il ne peut rien prouver. Mes lettres de menace ont produit leur effet : l’archevêque a refusé de lui remettre nos archives. Il porte cette accusation pour gagner du temps et dans l’espoir que l’archevêque changera d’idée.

Aussitôt que le calme fut rétabli, Montarval se leva :

— L’honorable député de Charlevoix, dit-il avec son mauvais sourire, a oublié une chose pourtant essentielle : il n’a pas offert de prouver son accusation, encore plus vague qu’elle n’est grave. Est-ce bien un oubli ? Cette omission n’est-elle pas plutôt voulue ?

Et il reprit son siège comme pour attendre une réponse :

— Monsieur le président, dit Lamirande, lorsqu’un député porte une accusation contre un collègue il est tenu de la prouver. S’il ne la prouve pas, tant pis pour lui. Si je ne prouve pas l’accusation que je viens de porter, la Chambre pourra m’infliger le châtiment qu’elle jugera convenable ; elle pourra m’expulser de cette enceinte si elle trouve que j’ai agi malicieusement, sans cause suffisante ; et je m’en irai déshonoré à tout jamais. L’honorable ministre le voit, je sais parfaitement ce qui m’attend si je ne prouve pas ce que j’affirme. Mon honneur, auquel je tiens probablement autant que le secrétaire d’État tient au sien, me fait un devoir de ne négliger aucun moyen à ma disposition pour établir la vérité de mon accusation.

— Eh bien ! répliqua Montarval, je serai bref. Je nie, tout simplement, l’accusation, et je la nie de la manière la plus formelle et la plus ample ; je la nie in toto ; je déclare qu’elle ne repose sur rien, qu’elle est entièrement, absolument fausse et ne renferme pas une parcelle de vérité. Pour prouver que je ne crains pas l’enquête, non seulement j’accepte la proposition de nommer un comité spécial, mais je laisse à mon accusateur le soin de former ce comité à sa guise. Qu’il n’y fasse entrer, s’il le veut, que ses propres amis, que des adversaires du gouvernement.

— Nous laisserons le choix des membres du comité au président, dit simplement Lamirande.

— Très bien ! répliqua Montarval. Et que le comité se réunisse au plus tôt. Maintenant, aux affaires sérieuses !

Le gouvernement aurait voulu faire voter la deuxième lecture immédiatement, mais Houghton intervint fortement et fit voir qu’il ne serait pas convenable de voter le projet, même en deuxième lecture, aussi longtemps que la chambre ne serait pas fixée sur la valeur de cette accusation. Les ministres, inspirés par Montarval, étaient disposés à ne pas tenir compte des observations du chef de l’opposition et à précipiter le vote. Par amitié personnelle pour Lamirande, Vaughan, qui était à la tête d’un groupe assez important du parti ministériel, demanda du délai. Quelques députés ministériels français, qui avaient remarqué l’effet produit sur Montarval par l’accusation, eurent des inquiétudes. « Si c’était vrai, après tout, » se disaient-ils. Ils insistèrent donc, à leur tour, sur la nécessité de surseoir. Ces débats occupèrent toute la séance, et le gouvernement dû céder.

C’était un premier succès pour Lamirande : il avait gagné du temps, mais à quel prix !

C’était le jeudi soir. Le lendemain, le comité se réunirait. Il pourrait, sans paraître trop exigeant, demander qu’on lui accordât jusqu’au lundi, pour préparer sa cause. Mais rendu au lundi, il lui faudrait ou procéder ou avouer qu’il n’avait pas de preuve à offrir ! Ce n’était pas seulement l’expulsion de la Chambre, le déshonneur politique qui l’attendait. Il allait devenir la risée de tout le pays. Il passerait pour un véritable fou aux yeux de tout le monde.

Pour affronter le mauvais vouloir, la colère, la haine de ses semblables, il suffit d’un courage ordinaire ; mais s’exposer, de propos délibéré, au ridicule, c’est de l’héroïsme. Aussi Lamirande se sentit-il accablé d’une angoisse mortelle. Arrivé à son logement, après la séance, il s’en ouvrit à Leverdier.

— Mon cher, dit-il, prie pour moi comme tu n’as jamais prié, car je suis tenté comme je ne l’ai jamais été. C’est que l’orgueil, l’amour propre est le sentiment le plus difficile à vaincre que connaisse le pauvre cœur humain. L’idée que je vais peut-être passer aux yeux de mes compatriotes pour un insensé qui devrait être à la Longue-Pointe, m’épouvante horriblement. Notre divin Sauveur a été traité de fou par Hérode et sa cour. Qu’Il m’accorde la grâce d’accepter cette humiliation en union avec Lui !

— C’est une position terrible, en effet, fit Leverdier, et tu as toutes mes sympathies. Si, en partageant ta douleur, je pouvais diminuer tes souffrances !

— Merci ! mon ami, merci ! Sais-tu à quelle tentation je crains de succomber ?

— Non, pas du tout, à moins que ce ne soit à une sorte de désespoir.

— Je crains qu’au dernier moment, me voyant acculé au pied du mur et obligé de choisir entre le ridicule et l’abus de confiance, je n’aie la faiblesse d’opter pour ce dernier en disant au comité : Faites venir l’archevêque de Montréal ! Il est certain que le saint évêque ne m’a communiqué l’existence des preuves qu’il possède que sous le sceau du secret. Je ne puis donc pas révéler ce qu’il m’a ainsi confié ; et, cependant, je crains de le faire, par lâcheté et par orgueil, pour échapper au ridicule. C’est pourquoi je te demande de prier pour moi.

Longtemps les deux amis restèrent ensemble, priant humblement.




Le président de la Chambre avait choisi, comme membres de la commission qui devait s’enquérir de l’accusation portée contre le secrétaire d’État, sept députés des plus sérieux et des mieux posés des différents groupes. Houghton, Leverdier et un troisième membre de l’opposition, un membre du cabinet, et trois députés ministériels, parmi lesquels se trouvait Vaughan, formèrent le comité dont la présidence fut confiée au ministre. Le comité se réunit à dix heures, vendredi matin. Montarval était présent, l’air insolent et provocateur. Le président donna lecture de l’accusation et invita l’accusateur à produire ses preuves et ses témoins. Lamirande, très calme, demanda au comité de vouloir bien lui accorder un délai de deux jours.

— C’est une demande extraordinaire, lui fait observer le président. Règle générale, une enquête de cette nature doit commencer aussitôt l’accusation portée. Il est d’usage que le député qui croit devoir dénoncer un de ses collègues attende pour le faire qu’il ait ses preuves devant lui.

— Tout cela est très vrai, monsieur le président, fit Lamirande ; aussi est-ce comme une faveur exceptionnelle, et nullement comme un droit, que je demande au comité de vouloir bien remettre l’examen de cette affaire à lundi. Je prie les membres du comité de croire que je n’agis pas à la légère en cette circonstance.

— Monsieur le président, dit Montarval, je ne m’oppose nullement à la demande si extraordinaire de mon accusateur. Non pas que je sois indifférent ; non pas que je n’aie pas hâte de voir la fin de cette mystification — car c’est plutôt une mystification qu’une accusation — ; mais parce que je veux donner la plus grande latitude à mon adversaire. Je ne veux pas que, plus tard, il puisse dire : « Ah, si le comité m’eût accordé un délai de deux jours seulement, j’aurais pu produire mes preuves. » L’honorable député est la victime d’une mystification, je le répète. Certes, qu’on lui donne jusqu’à lundi pour qu’il ait le temps de s’apercevoir de son erreur.

Le secrétaire d’État avait le beau rôle. Ses paroles modérées, plausibles, cadraient mal, cependant, avec le mauvais sourire qui errait sur ses lèvres et qui ne parvenait pas à éteindre la lueur sinistre de ses yeux. De son côté, Lamirande, malgré la fausse position dans laquelle il se trouvait déjà, conserva un visage tellement serein, tellement composé que tous les assistants furent frappés du contraste entre les deux hommes. Celui qui n’aurait fait qu’entendre l’accusé et l’accusateur aurait certainement donné gain de cause au premier ; tandis qu’en les voyant on ne pouvait avoir la moindre sympathie que pour Lamirande.

— Eh bien ! fit le président, puisque le principal intéressé consent à l’ajournement, l’enquête commencera lundi soir à huit heures. Lundi avant-midi plusieurs députés seront absents. La chambre ne siégera sans doute pas après six heures ; de sorte que nous pourrons commencer à huit heures. Par exemple, monsieur Lamirande, il faudra être prêt alors.

— Je ne demanderai certainement pas un nouvel ajournement, monsieur le président.




Et Lamirande, comment se prépara-t-il pour le jour de l’épreuve ?

Depuis des semaines il avait demandé à toutes les communautés du pays de se mettre en prière. Maintenant, il télégraphia à toutes celles qu’il pouvait atteindre pour les exhorter à redoubler leurs supplications. Il visita toutes les maisons religieuses d’Ottawa pour solliciter leur aide spirituelle. Puis, il se renferma chez les pères capucins et passa les trois journées du samedi, du dimanche et du lundi dans le jeûne le plus rigoureux et la prière la plus ardente. Il avait donné rendez-vous à Leverdier, dans la bibliothèque du parlement, à sept heures et demie du lundi soir.

— Eh bien ! dit-il en voyant son ami, aucune nouvelle de Mgr de Montréal ?

— Aucune, répondit tristement Leverdier.

— Que la volonté de Dieu soit faite !

— Mon pauvre cher ami, que tu dois souffrir et que je souffre pour toi !

— Je te remercie de tes sympathies, Leverdier, elles me sont très douces ; mais tu as tort de me plaindre : je ne souffre pas du tout. Je n’ai jamais été plus calme qu’en ce moment, et rarement plus heureux.

— Mais l’autre jour tu semblais redouter beaucoup la terrible épreuve qui t’attend tout à l’heure !

— Je ne la redoute plus. Sans doute, la chair se révolte contre l’humiliation ; mais l’âme, avec la grâce de Dieu, peut dompter la chair et éprouver, dans cette victoire, un bonheur indicible.

Ils se rendirent ensemble à la pièce où le comité devait se réunir. Elle était déjà remplie d’une foule de curieux. À huit heures précises, le président ouvrit la séance par la formule ordinaire : « À l’ordre, messieurs. »

— Monsieur Lamirande, fit le président, êtes-vous maintenant en état de produire des documents ou de faire entendre des témoins à l’appui de l’accusation que vous avez portée contre l’honorable secrétaire d’État ?

— Je regrette d’être forcé de dire, monsieur le président, que je ne le suis pas, répondit Lamirande.

— Alors, sans aucun doute, vous allez retirer l’accusation ?

— Je ne puis la retirer, car je sais qu’elle est fondée.

— Vous la savez fondée, mais vous n’avez aucune preuve à produire !

— C’est exactement la position dans laquelle je me trouve.

— Je n’ai pas besoin de vous dire, monsieur Lamirande, qu’une telle position n’est pas tenable ; vous devez le comprendre vous-même.

— Je le comprends parfaitement, monsieur le président.

— Et vous persistez dans votre refus de retirer votre accusation ?

— Oui, monsieur le président.

Quelques sifflets se firent entendre au fond de la pièce. Le président ordonna qu’on fît silence. Montarval avait sur les lèvres un sourire plus mauvais qu’à l’ordinaire.

— Si le comité est d’avis, dit-il, que sa dignité et la dignité de la Chambre le permettent, je suis prêt à accorder encore une journée de délai à mon accusateur.

Ces paroles provoquent des applaudissements que le président réprime aussitôt.

— Le comité, dit-il, va délibérer à huis clos, et fera connaître sa décision.

Les assistants se retirèrent. Un quart d’heure plus tard la porte fut de nouveau ouverte au public.

— Le comité a résolu, dit le président, de faire rapport immédiatement à la Chambre de tout ce qui s’est passé. La Chambre se prononcera sur ce qu’il convient de faire.

— Mon pauvre Lamirande, dit Vaughan, au sortir de la séance du comité, je ne te comprends plus. Tu rends inévitable ton expulsion de la Chambre, tu cours au déshonneur politique, et, faut-il que je te le dise, au ridicule, qui est pire que tout le reste.

— Tu dois me supposer assez d’intelligence pour comprendre une chose aussi évidente.

— Alors pourquoi agis-tu de la sorte ?

— Pour des raisons que tu approuveras un jour.

— Si tu n’étais pas aussi calme je te dirais de consulter un médecin. Mais de toute évidence ton cerveau ne souffre d’aucune fatigue…

— Il n’a jamais été mieux équilibré… Mais laissons cela. Je veux, Vaughan, te faire une question et je te demande de me répondre sincèrement. Si je prouvais tout ce que dont j’ai accusé Montarval, serais-tu toujours favorable au projet du gouvernement ?

— Oui, mon ami, je le serais !

— Tu voterais cette constitution quand même il te serait prouvé, clair comme le jour, qu’elle est le fruit d’une conspiration ténébreuse, qu’elle n’a qu’un but : l’écrasement de la race française et de la religion catholique !

— Oui, je la voterais même dans ces conditions ; car, tu le sais, je suis en faveur d’un Canada uni, d’un Canada grand, imposant. Tu le sais également, je n’ai aucune haine contre la race française ni contre la religion catholique, loin de là. J’admire les efforts héroïques que tu fais pour les conserver. Mais, enfin, si la race française et la religion catholique ne peuvent pas s’accommoder d’un Canada s’étendant d’un océan à l’autre, tant pis pour elles !

— Mais crois-tu qu’un pays pourrait être vraiment grand, vraiment prospère, vraiment heureux, s’il devait son origine à une conspiration ourdie en haine d’une race, en haine surtout d’une religion ? N’est-ce pas que la vie nationale serait empoisonnée dans sa source même ?

— Je te répondrai ce que les protestants répondent à ceux qui leur reprochent les crimes des fondateurs de leur religion : l’œuvre est bonne, malgré les fautes de ceux qui l’ont faite.

— Et trouves-tu cette réponse satisfaisante ?

— Elle ne l’est guère quand il s’agit de fonder une religion, car une bonne religion ne peut sortir d’une source impure. C’est pourquoi j’ai toujours dit que s’il y a une religion vraie et bonne, c’est la religion catholique, car elle seule a un Fondateur qu’on peut aimer et respecter. Mais il me semble que lorsqu’il s’agit d’une œuvre purement politique, on n’est pas tenu de la juger d’après les vertus ou les vices de ses auteurs, mais d’après ses mérites intrinsèques.

— Pourtant Celui que tu déclares digne d’amour et de respect a dit qu’un mauvais arbre ne saurait produire de bons fruits !

— Ah ! soupira Vaughan, devenu pensif, si j’avais ta foi je verrais peut-être toutes choses comme tu les vois, même les choses politiques.

Puis les deux amis se séparèrent.

Lamirande constata que déjà plusieurs de ses collègues s’éloignaient de lui comme on s’éloigne d’un pestiféré ; que d’autres le regardaient comme un objet de curiosité, comme un toqué. Ces derniers étaient les plus charitables. Ils ne lui attribuaient pas de motifs inavouables, mais ils étaient bien persuadés que leur pauvre collègue était la victime d’une idée fixe et qu’il serait bientôt à Saint-Jean de Dieu.

— Ma carrière est finie, se dit Lamirande. Et une angoisse, lourde comme une montagne, vint s’abattre sur son cœur et l’écrasa affreusement. Il faillit crier. Mais cette douleur du cœur, si grande qu’elle fût, ne put troubler son âme qui resta dans une union étroite avec Dieu.