Pour la patrie : roman du XXè siècle/Chapitre XXIII

Cadieux et Derome (p. 289-301).

CHAPITRE XXIII.


Noli verbosus esse in multitudine presbyterorum.
Ne vous répandez point en de grands discours dans l’assemblée des anciens.
(Eccl. vii. 15.)


Le même jour, à l’ouverture de la séance de la chambre, les tribunes étaient bondées de spectateurs ; car la nouvelle s’était répandue qu’enfin le gouvernement allait ouvrir le feu en proposant la première lecture du bill intitulé : « Acte pour pourvoir à l’établissement et au gouvernement de la République du Canada. » L’attente générale ne fut pas trompée. À trois heures et quelques minutes, lorsque la chambre eut disposé des « pétitions », des « rapports » et des « motions », Sir Henry se leva. Les applaudissements éclatèrent parmi les députés ministériels. Les députés anglais étaient enthousiastes. Du côté des Canadiens-français on pouvait remarquer une certaine réserve, et même une ombre d’inquiétude.

Le discours du premier ministre, très spécieux, très littéraire, se levant parfois jusqu’à l’éloquence, augmenta l’enthousiasme des uns et parut rassurer les autres. Sir Henry fit l’histoire des événements politiques des dernières années. Le Canada, dit-il, est un pays exceptionnellement heureux, puisqu’il acquiert son autonomie, sa complète indépendance, sans bouleversement, sans heurt, sans révolution, sans effusion de sang. Comme un beau fruit mûr, il se détache naturellement, sans secousse, sans violence, de l’arbre qui l’a produit. N’allons pas gâter l’œuvre admirable de cette force qu’on nomme l’Être suprême qui a disposé toutes choses de façon à nous permettre de fonder une grande nation, s’étendant d’un océan à l’autre, occupant la moitié d’un immense continent. Des esprits étroits et chagrins, voudraient détruire cette belle œuvre, voudraient morceler ce vaste empire, voudraient désunir ce grand peuple, sous prétexte qu’il existe parmi nous des différences de langues et de religions. Ces différences de langues et de religions constituent un argument en faveur plutôt de l’union que de la séparation, car elles donneront à l’ensemble une agréable variété dans l’unité ; elles créeront une saine émulation parmi les divers éléments qui composent notre peuple ; et elles permettront l’exercice de cette grande vertu civique qui est essentielle à la prospérité des nations : la tolérance. Le premier projet que le gouvernement a eu l’honneur de soumettre à la chambre a été mal compris. On a insinué, sans oser le dire formellement, surtout sans pouvoir le prouver, que ce projet était le fruit de je ne sais quelle noire conspiration contre la religion et la langue d’une partie des habitants de ce pays. On a parlé vaguement de sociétés secrètes, de loges maçonniques ou autres, complotant dans l’ombre la ruine de certaines idées, de certaines institutions. On a prétendu trouver les traces de ce travail occulte dans la rédaction même du projet. C’est une vraie douleur de constater que des notions aussi vieillies trouvent encore des défenseurs au milieu de ce vingtième siècle. Il est incontestable que ces appels aux préjugés religieux et nationaux d’un tiers de la population ont produit d’abord un certain émoi. Même l’un de nos collègues a cru devoir nous abandonner pour obéir au mouvement qui s’était créé. Mais le calme et la réflexion ont opéré des prodiges. Tous, ou à peu près, sont aujourd’hui d’accord pour dire qu’on avait vu un grand péril là où se trouve en réalité le salut. Le silence de ceux qui sont particulièrement chargés de la sauvegarde des intérêts religieux des catholiques doit être une preuve, même pour les plus timides et les plus soupçonneux, que la constitution soumise à la ratification de la Chambre n’est hostile à aucune croyance religieuse. C’est une œuvre purement politique qui ne menace la religion ou la nationalité de personne, et l’on doit la juger d’après les sains principes politiques, non d’après des préjugés de race et de religion ou des craintes puériles et chimériques.

Pendant plus d’une heure sir Henry continua sur ce ton cauteleux et perfide.

Lawrence Houghton lui répondit. Le chef de l’opposition anglaise déclara que, selon la coutume parlementaire, il ne demanderait pas à la Chambre de voter sur la première lecture du bill qui n’est qu’une pure formalité. Mais, dit-il, je veux qu’il soit bien compris que nous, mes amis et moi, nous entendons combattre ce projet jusqu’à la fin et par tous les moyens que les règlements de la Chambre mettent à notre disposition. Par suite d’un aveuglement que je ne puis comprendre et que je ne veux pas qualifier, les députés de la province de Québec, à part un petit nombre, semblent vouloir accepter la constitution qu’on leur propose. S’il faut juger de leurs intentions par les applaudissements qu’ils viennent de prodiguer à l’honorable premier ministre. Je ne veux pas paraître plus canadien-français que les représentants attitrés de la province de Québec, ni plus catholique que ceux de mes collègues de la Chambre qui professent le culte romain ; mais je ne puis m’empêcher de voir et de dire que cette constitution, qu’elle ait été élaborée au fond d’une loge ou dans le cabinet du premier ministre, n’a qu’un seul but : l’étranglement de l’élément français et de la religion catholique. On me dira peut-être : mais si les Français et les catholiques veulent se laisser étrangler par le gouvernement central, qu’est-ce que cela peut bien vous faire, à vous, Anglais et protestants ? Sans doute, nous n’avons ni la mission ni la prétention de protéger les Français et les catholiques malgré eux ; mais nous savons que, tôt ou tard, le Canada français et catholique s’apercevra de son erreur, se réveillera de son étrange sommeil, secouera cet hypnotisme dans lequel on l’a plongé. Il regrettera amèrement alors son entrée dans cette union qui n’est pas faite pour lui ; il voudra en sortir ; et il y aura des luttes longues, épuisantes, désastreuses, aboutissant peut-être à la guerre civile. Voilà ce que nous voyons clairement. Dans notre propre intérêt, comme dans celui du Canada français, nous cherchons à prévenir le désastre que le gouvernement nous prépare par cette union d’éléments qui ne sauraient vivre en paix s’ils ne sont indépendants les uns des autres. Le Canada anglais et le Canada français pourront, nous l’espérons, s’accorder comme voisins, unis par un simple traité douanier et postal ; jamais ils ne feront bon ménage si on tente de les lier l’un à l’autre par ce projet de constitution qui n’est, après tout, qu’une union législative mal déguisée. Entre les deux races qui habitent ce pays il y a trop de différences fondamentales pour pouvoir en faire une nation véritablement unie. Pour arriver à l’unité, il faudra, ou la fusion pacifique des deux en une seule, ou l’absorption également pacifique de l’une par l’autre, ou bien l’anéantissement violent de l’une de ces races. Or les deux premières solutions sont manifestement impossibles. Il suffit d’étudier un peu l’histoire pour se convaincre que les peuples ne se fusionnent pas sans injustice, sans violence, sans conquête, sans oppression. On dit souvent que le peuple anglais est lui-même le produit d’une fusion des Anglo-Saxons avec les Normands. Oui, mais les Normands avaient vaincu les Saxons, et qui nous dira jamais les haines, les malédictions, les amertumes, les douleurs de toute sorte qui ont précédé et accompagné cette fusion ? Qui nous dira jamais tout ce que les Anglo-Saxons ont souffert avant de former avec leurs vainqueurs un seul et même peuple ? Nous ne sommes pas disposés à tenter une telle expérience. Ce pays est assez vaste pour contenir plusieurs peuples, plusieurs nations. La Providence a groupé les Français d’Amérique principalement dans la partie nord-est de ce continent. C’est le berceau de leur race. Ils y sont en nombre suffisant, aujourd’hui, pour former une nation autonome. Qu’ils le fassent ! Ils semblent en ce moment ne pas comprendre leurs destinées nationales ; mais je l’ai dit, ils sont véritablement hypnotisés. Cet ensorcellement ne peut durer longtemps. Nous ne voulons pas que, lorsqu’ils sortiront de cet assoupissement contre nature, lorsque le patriotisme reprendra chez eux ses droits, ils se trouvent au fond de la fosse qu’on creuse sous leurs pas. Nous ne le voulons pas, je le répète, dans notre propre intérêt, autant, plus même, que dans le leur.

Ce discours si vrai, si franc, si lumineux créa une vive impression sur la Chambre. Plus d’un député français se sentit tout honteux d’être obligé d’avouer, au fond de son cœur, que cet Anglais protestant venait de faire à la députation du Canada français une leçon aussi terrible que bien méritée.

Montarval se leva pour répondre. Peu d’applaudissements. Malaise étrange sur la Chambre.

Le ministre s’aperçut qu’il faudrait peu de chose pour déterminer une véritable panique parmi les partisans français du cabinet. Il lisait sur leur figure les doutes et les hésitations qui les tourmentaient. En un instant, il comprit quel remède il fallait appliquer à la situation. Avant de commencer son discours, il se pencha vers son collègue, sir Henry, et lui dit quelques mots à l’oreille. Le premier ministre parut surpris, mais Montarval lui fit un signe qui voulait dire : « C’est cela ! » Alors le chef du cabinet écrivit un billet ; puis sortit dans le couloir derrière le siège du président. Duthier s’y trouvait. Sir Henry lui fit un signe imperceptible pour tout autre. L’huissier vint à la rencontre du premier ministre, mais sans paraître le voir. Au moment où les deux hommes se croisaient, sir Henry glissa dans la main de l’employé le billet qu’il avait écrit. Deux minutes après, Duthier l’avait fait remettre par un page à Saint-Simon.

Montarval se borna à quelques observations assez vagues. Le but que nous poursuivons, dit-il, est le développement de l’œuvre de la Confédération inaugurée il y a près de quatre-vingts ans ; c’est de rapprocher, c’est de lier, c’est de cimenter les éléments épars sur toute la surface de ce qui fut l’Amérique anglaise et qui sera l’Amérique canadienne ; c’est de faire de tous ces éléments une nation. On a parlé de fonder une Nouvelle France. Ce serait un malheur national. Au lieu de républiques minuscules, fondons un grand et beau pays. Sans doute, César a dit qu’il préférait être le premier dans un village que le second dans Rome. Mais c’était là le cri de l’égoïsme et de l’ambition, ce n’était pas l’expression d’un sentiment patriotique. Le vrai patriote s’inquiète, non du poste qu’il doit occuper dans la patrie, mais du rang que la patrie doit atteindre parmi les nations. Pour moi, j’aspire simplement à être citoyen d’un grand pays.

Lorsque Montarval eut terminé son discours, le président, après avoir attendu quelques instants, mit la question aux voix pour la forme. Avant qu’il ait le temps de dire : Carried  ! Adopté ! Saint-Simon est debout.

— Monsieur le président, s’écrie-t-il de sa voix aigre, ce projet de constitution est tellement odieux qu’il ne doit pas être lu. Je propose donc qu’il ne soit pas lu une première fois maintenant, mais dans six mois.

— Il faut que l’honorable député ait un secondeur, dit le président.

— Par courtoisie, dit Montarval, j’appuie la motion de l’honorable député, afin qu’il puisse constater, dès à présent, que la chambre n’est pas de son avis.

La proposition étant ainsi régularisée, le député du comté de Québec prononça un discours d’une extrême violence, flagellant le gouvernement, les Anglais, les protestants, ayant grand soin, toutefois, de n’employer aucun argument solide pour combattre le projet ministériel. C’était une sortie furibonde contre tout ce qui n’était pas canadien-français et catholique. Après cette harangue échevelée, qui dura une demi-heure, la politique du gouvernement n’avait pas reçu une égratignure, tandis que les plates injures à l’adresse des ministres leur avaient ramené les sympathies de leurs partisans, un instant ébranlés. La Chambre ne dissimulait pas le dégoût profond que ce discours lui avait causé.

— Monsieur le président, fit Lamirande, aussitôt que Saint-Simon eût repris son siège, je n’ai seulement que deux mots à dire : un mot de remercîment et un mot de protestation. Du fond de mon cœur je remercie l’honorable chef de l’opposition de ses nobles paroles. Si la Nouvelle France se réveille de sa léthargie à temps pour conquérir sa liberté qui lui échappe, elle lui devra une dette d’éternelle reconnaissance ; elle lui érigera des statues sur le piédestal desquelles on lira cette inscription : « À Lawrence Houghton, homme d’État anglais et protestant, la patrie française et catholique reconnaissante. » Et si elle ne se réveille pas ; si elle succombe sous l’étreinte de ses ennemis, l’histoire répétera, en parlant de lui, cette parole que le poète latin met sur les lèvres d’Hector annonçant à Énée la ruine prochaine de Troie :


xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxSi Pergama dextrâ
Defendi possent, etiam hac defensa fuissent[1]


Mais j’espère que l’histoire n’aura pas à enregistrer ce cri de douleur ; j’espère encore que les intrigues de l’heure présente — et en disant ces mots Lamirande arrêta sur Montarval un regard qui fit pâlir le sectaire — que les abominables intrigues, que les iniquités de l’heure présente ne prévaudront pas et que la Nouvelle France vivra.

Et maintenant, monsieur le président, le mot de protestation est à l’adresse du député du comté de Québec. De toute la force de mon âme je condamne les sentiments détestables qu’il vient d’exprimer. Dans le véritable patriotisme, dans le patriotisme que reconnaît et approuve la religion de Jésus-Christ, il n’entre que l’amour de la patrie. La haine des autres races ne doit pas y être. Le patriote qui ne se contente pas d’aimer sa patrie, mais qui hait la patrie des autres, est un faux patriote qui, tôt ou tard, trahira la cause qu’il prétend défendre, si déjà il ne la trahit.

La motion de Saint-Simon fut mise aux voix. Pas un seul député ministériel ne broncha ; tous, comme un seul homme, votèrent la première lecture qui fut décrétée à une forte majorité.

— Les voilà enrégimentés, dit tout bas Montarval à sir Henry. Ils ont voté une première fois en faveur du bill. Il faudra maintenant un coup terrible pour les empêcher de voter une deuxième et une troisième fois dans le même sens. Le point important, dans toute bataille, c’est de faire en sorte que vos troupes essuient le premier feu de l’ennemi dans des conditions aussi avantageuses que possible.

— Décidément, vous avez du génie ! dit sir Henry.

  1. Si le bras d’un mortel eût pu défendre Pergame, assurément ce bras l’eût défendue.