Pour la patrie : roman du XXè siècle/Chapitre XX

Cadieux et Derome (p. 237-247).

CHAPITRE XX.


Paratus sum et non sum turbatus.
Je suis tout prêt, et je ne suis point troublé.
(Ps. cxviii. 60.)


La sinistre nouvelle se répandit comme une traînée de poudre. Dès huit heures, tout Montréal avait appris l’assassinat du journaliste tristement célèbre. Les journaux publièrent aussitôt des éditions spéciales que les gamins vendaient par centaines, le visage rayonnant, le verbe haut. Un meurtre ! quelle bonne aubaine ! Aux coins des rues, dans les chars électriques, aux portes des hôtels et des gares de chemins de fer, ils criaient de toute la force de leurs poumons : « Terrible meurtre à Montréal. M. Ducoudray, rédacteur de la Libre-Pensée, assassiné d’un coup de poignard dans la rue Sainte-Catherine, à deux pas du poste de police, » sur le même ton qu’ils auraient proclamé le résultat d’une course ou d’une élection.

De bonne heure, le coroner forma son jury et commença son enquête, au poste de police où le cadavre avait été déposé. D’abord les renseignements étaient bien maigres. Aux bureaux de la Libre-Pensée on savait que M. Ducoudray était sorti la veille au soir, vers six heures, sans dire où il allait, et il n’était pas revenu. De ce côté-là, c’est tout ce que l’on put apprendre. Au poste de police près duquel le meurtre avait été commis on n’avait rien entendu. À la maison où il occupait un appartement de quatre chambres on ne l’avait pas vu depuis le matin. S’il y était rentré on ne l’avait pas aperçu et il n’y avait certainement pas couché. Une des servantes qui avait passé vers dix heures devant la chambre qui lui servait de bureau y avait entendu marcher quelqu’un et était bien surprise de trouver, le lendemain matin, que le lit n’avait pas été défait.

Le médecin chargé d’examiner le cadavre constata que la mort avait été causée par un seul coup de poignard dans le dos qui avait tranché l’aorte. Le poignard, une arme formidable, avait été retrouvé à côté du cadavre. Le coup avait dû être porté par quelqu’un caché dans la porte-cochère. L’assassin devait avoir le bras puissant et la main très sûre. Il devait aussi posséder quelques connaissances anatomiques pour avoir pu atteindre, avec autant de précision, une partie vitale. Le vol n’avait pas été le mobile du crime, puisqu’on trouva sur le corps une somme d’argent assez considérable et une montre de prix.

C’est tout ce que l’on put découvrir ; et le coroner allait ajourner l’enquête, lorsqu’au grand étonnement de tous, l’archevêque de Montréal, accompagné du Père Grandmont, entra au poste.

Les deux vénérables ecclésiastiques sont très émus. Ils demandent à voir le cadavre. On les conduit dans une petite cellule où le journaliste assassiné était couché sur un lit de camp. Ils se jettent à genoux et prient un instant avec ferveur.

— Cher martyr ! dit l’évêque en se relevant, vous m’aviez bien dit que j’aurais, avant vingt-quatre heures, une preuve indiscutable de la vérité de vos révélations. La voilà la preuve, aussi affreuse que convaincante !

Le coroner, en entendant ces paroles, croit à une méprise.

— Monseigneur, dit-il, l’homme assassiné est M. Ducoudray, rédacteur du journal anticlérical, la Libre-Pensée.

— Je le sais, mon ami, réplique le prélat, et lorsque vous aurez entendu le témoignage du Père Grandmont et le mien vous comprendrez ce que je viens de dire.

Le Père Grandmont rendit son témoignage d’abord. Après avoir raconté en quelques mots ce que nous connaissons déjà des derniers moments de Ducoudray, il continua ainsi :

— Pour permettre à M. Ducoudray de sortir du presbytère sans être reconnu par celui qui l’avait suivi de Montréal à Longueuil, je lui fis donner par M. le curé une soutane et un chapeau romain. Il se rasa la moustache, et emporta ses habits dans un petit sac de voyage que je lui prêtai. Je le priai de me permettre de l’accompagner jusqu’à Montréal. En sortant du presbytère, je vis un homme qui avait l’air d’attendre quelqu’un. Il portait des lunettes noires et un foulard, ou le collet de son paletot relevé cachait le bas de son visage. Il me serait impossible de le reconnaître. Évidemment, il ne se douta de rien en nous voyant, car il ne nous suivit pas. M. Ducoudray m’assura qu’il était parfaitement fixé sur l’identité de l’individu.

— « C’est un ultioniste, m’a t-il dit, un de ceux qui sont chargés d’exécuter les sentences de mort que prononce l’horrible secte à laquelle j’appartenais il y a une heure à peine. »

— « Mais, lui répliquai-je, la société n’a pas pu se réunir, n’a pas pu vous condamner à mort. »

— « Dans les cas urgents, l’ordre du Chef suffit, m’expliqua-t-il. Le chef, renseigné par des esprits, supérieurs par la clairvoyance à l’homme le plus intelligent, avait évidemment des soupçons à mon endroit, et il m’a fait suivre par cet ultioniste en lui donnant l’ordre de me supprimer — c’est le mot employé — s’il découvrait chez moi une conduite louche. L’émotion que je n’ai pu cacher, que je n’ai pas songé à cacher dans l’église, suivie de ma visite au presbytère, est plus que suffisante pour me valoir un arrêt de mort. Ce qui m’étonne, c’est qu’il n’ait pas tenté de m’assassiner pendant que j’allais de l’église au presbytère. Il faut qu’une intervention céleste l’en ait empêché. Vous le savez, je suis le secrétaire de la société, et, en cette qualité, j’ai la garde de toutes les archives, je suis en possession de tous les secrets de la secte, C’est pourquoi ils remueront ciel et terre pour me supprimer avant que j’aie le temps de rien dévoiler. »

— Voilà, continua le Père Grandmont, un résumé fidèle de ce que M. Ducoudray m’a dit, tant au presbytère que pendant le trajet, aussi rapide que possible, de Longueuil à Hochelaga. Pressé de me donner le nom de l’ultioniste qui le poursuivait, il ne voulut pas le faire.

— « Je lui pardonne d’avance, me dit-il, et de grand cœur ; j’ai tant besoin que Dieu et les hommes me pardonnent. »

— À la porte de sa maison, poursuivit le Père Grandmont, je le quittai, après lui avoir donné rendez-vous, vers une heure du matin, dans l’église du Gésu. Il voulait entendre la messe et communier, afin de se préparer à la mort. Il était alors dix heures et demie du soir, environ. Je me rendis au collège, j’exposai la situation en peu de mots au supérieur, et j’obtins la permission d’attendre mon cher pénitent dans l’église. Peu après l’heure convenue, il arriva. Il me dit qu’il avait réussi à remettre les archives de la société entre les mains de Monseigneur l’Archevêque ; qu’il avait été suivi par deux ultionistes depuis sa maison jusqu’à l’archevêché ; que trois fois il croyait que tout était fini, mais qu’une protection visible du ciel l’avait sauvé ; qu’en revenant de l’évêché au Gésu il avait constaté que trois sicaires le poursuivaient ; que pendant ce trajet encore il avait éprouvé la même protection surnaturelle.

— « Maintenant, me dit-il, qu’ils fassent leur œuvre ; je suis prêt à mourir, je désire mourir pour expier mes crimes. »

Il entendit la messe et reçut la sainte communion avec une ferveur vraiment angélique. Après notre action de grâces, je le suppliai de rentrer avec moi au collège pour la nuit ; ou, au moins, de nous permettre, au frère qui avait servi la messe et à moi, de l’accompagner chez lui. Il refusa avec douceur mais avec une fermeté qui n’admettait pas de réplique.

— « Ce ne serait, dit-il, qu’un répit de quelques heures. Rien au monde, aucune puissance humaine ne peut me sauver de la mort qui m’attend. Quand même je ne sortirais jamais du collège, ils trouveraient le moyen d’y pénétrer avant quarante-huit heures. En ce moment je suis encore soutenu par le Pain de vie et je ne crains pas la mort. Serai-je aussi bien préparé plus tard ? Je pars donc, sachant parfaitement bien que je ne me rendrai pas chez moi ; car, je le sens, la protection céleste qui m’était accordée en vue de ce que j’avais à accomplir, me sera désormais retirée. Ainsi soit-il ! Adieu mon Père ! Merci ! ô mille fois merci de m’avoir ouvert les portes du ciel. »

Et il partit ainsi, malgré nos supplications. Ai-je besoin de vous dire que le frère et moi nous voulûmes le suivre et que nous ne renonçâmes à notre projet qu’en constatant que M. Ducoudray en était profondément peiné.

Et les larmes coulèrent abondantes sur les joues ridées du Père Grandmont.

Monseigneur donna ensuite son témoignage :

— Entre dix et onze heures, comme je me préparais à me mettre au lit, on sonna à la porte de l’évêché. Le domestique ouvrit et vint me dire qu’un prêtre voulait me voir pour une affaire qui ne souffrait pas de délai. Je le fis entrer dans ma chambre. Il portait un sac de voyage et un paquet assez volumineux. Il me déclara aussitôt qu’il n’était pas prêtre, me dit son nom et me raconta en quelques mots ce que le Père Grandmont vient de vous relater. Il me remit ensuite des documents qu’il déclara être les archives d’une société secrète et me donna de longues explications sur cette organisation. Je ne crois pas devoir entrer dans plus de détails en ce moment. J’avoue que, tout en l’écoutant avec attention et le plus vif intérêt, je me demandais si tout cela n’était pas une terrible mystification. Il parut lire ma pensée dans mes yeux, car il me dit :

— « Monseigneur, avant vingt-quatre heures, vous aurez la preuve que je ne vous mystifie pas. »

L’entrevue dura environ deux heures. Avant de partir il me demanda la permission d’ôter son habillement de prêtre.

— « Je n’ai plus besoin de me déguiser, » me dit-il. Il m’avait expliqué auparavant qu’il s’était ainsi travesti pour n’être pas reconnu ; mais il ne m’avait pas dit un mot des ultionistes qui le poursuivaient. Je le fis passer dans ma chambre à coucher, et, bientôt après, il en sortit habillé en laïque. Il me remit la soutane et le chapeau qu’il portait et me pria de les faire remettre au curé de Longueuil. Puis il partit, après avoir demandé ma bénédiction. Je le conduisis à la porte moi-même. Je passai le reste de la nuit à examiner les documents qu’il m’avait laissés. En apprenant sa fin tragique, ce matin, j’ai compris que j’avais eu affaire, non à un mystificateur, mais à un miraculé, à un grand pécheur devenu tout à coup un grand saint, par un effet extraordinaire de la grâce divine.




À la suite de ces deux témoignages qui, aussitôt qu’ils furent connus, jetèrent la ville et le pays tout entier dans une émotion impossible à décrire, l’enquête fut ajournée pour permettre à la police de faire des recherches. Elle en fit, mais inutilement. Elle découvrit facilement le cocher qui avait conduit l’homme aux lunettes noires à Longueuil et l’avait ramené deux ou trois heures après jusqu’à la gare Dalhousie où il était descendu ; mais pour lui c’était un étranger qu’il n’avait jamais vu auparavant ni depuis.

On interrogea le propriétaire du magasin de Longueuil, où l’ultioniste avait demandé des renseignements. Tout ce qu’il savait, c’est que vers dix heures du soir, la veille du meurtre, un étranger, portant des lunettes noires et ayant le visage caché par le collet de son paletot, avait demandé où se trouvait le bureau de téléphone et de télégraphe.

Le gardien du bureau fut soumis à un interrogatoire sévère, car on le soupçonnait, à cause de ses allures suspectes, d’en savoir plus long que les autres sur l’identité de l’homme aux lunettes ; mais tout ce que l’on put lui faire dire, c’est que l’étranger avait téléphoné et écrit à quelqu’un, à Montréal, avec qui il s’était mis en communication lui-même ; qu’il n’avait pas remarqué avec quel numéro il s’était mis ainsi en communication ; qu’il avait seulement entendu demander si c’était le numéro 11 qui répondait. Ce numéro 11 ne jeta aucune lumière sur le mystère ; car le numéro 11 du téléphone-télégraphe, en février 1946, était le numéro de l’Hôtel-Dieu.

Après plusieurs jours d’enquête, le jury rendit le verdict suivant :

« Nous trouvons que Charles Ducoudray est mort d’un coup de poignard infligé par une personne inconnue. Nous sommes d’avis que l’assassin est membre d’une société secrète à laquelle Ducoudray appartenait et dont il avait révélé les secrets à l’autorité religieuse ; et que c’est pour le punir de cette révélation qu’on l’a poignardé. »