Pour la patrie : roman du XXè siècle/Chapitre XIX

Cadieux et Derome (p. 227-236).

CHAPITRE XIX.


Mucro, mucro, evagina te ad occidendum.
Epée, épée, sors du fourreau pour verser le sang.
(Ezech. xxi 28)


La bénédiction du Très-Saint Sacrement est terminée. Lentement la foule se retire. Les sacristains éteignent les lumières, d’abord à l’autel, puis dans le chœur, enfin dans la nef. Il n’en reste que deux ou trois qui jettent dans le vaste édifice une lueur incertaine. Au moment de fermer les portes, le bedeau remarque que deux hommes sont encore dans l’église ; l’un à genoux, la tête cachée dans ses mains, la poitrine gonflée de sanglots ; l’autre debout, près d’une colonne, qui regarde fixement le premier. Le bedeau touche l’homme à genoux. « On ferme, » lui dit-il. Ducoudray tressaille comme un homme qu’on réveille subitement. Il se lève aussitôt.

— Il faut que je voie le Père Grandmont, dit-il ; il faut que je le voie tout de suite.

En parlant ainsi, son regard tombe, pour la première fois, sur l’homme à moitié caché derrière la colonne. Un frémissement le secoue et une sensation de froid envahit tous ses membres.

— Déjà ! pensa t-il. Mon Dieu, je suis prêt, mais donnez-moi seulement trois heures !

— Vous pouvez voir le Père au presbytère, dit le bedeau ; ou dans la sacristie, il y est peut-être encore. Passez par le sanctuaire.

Puis le brave homme se dirige vers l’autre étranger qui paraît hésiter.

— Voulez-vous voir le Père, vous aussi ?

— Oui… non… c’est-à-dire que je voudrais suivre mon ami. Il va au presbytère, sans doute ?

— Oui, en vous hâtant vous pouvez le rejoindre.

L’étranger fit quelques pas dans la direction du chœur, puis revint vers la porte.

— Je vais sortir et attendre mon ami devant le presbytère, dit-il.

— Voilà un particulier, grommela le bedeau en verrouillant la grande porte, qui n’a pas l’air de trop savoir ce qu’il veut.

Il savait parfaitement, au contraire, ce qu’il voulait ; mais il avait eu comme un éblouissement qui lui avait fait perdre un instant la tête. Était-ce un effet de la forte chaleur qu’il faisait dans l’église ? Était-ce autre chose ? Il ne se le demanda seulement pas, mais éclata en imprécations contre lui même pour ce moment d’indécision.

— Que je suis donc maladroit ! se dit-il. J’aurais pu le rejoindre, sans doute, avant qu’il fût entré au presbytère, quand même c’eût été à la porte… Il aurait été seul, probablement… Il faut maintenant que j’attende ici, car il ne doit pas retourner à Montréal.

Á ce moment Ducoudray franchissait la porte du presbytère, étonné de voir que l’homme aux lunettes noires ne l’avait pas suivi.

— Merci ! mon Dieu, murmura-t-il. Je ne Vous demande que trois heures ! Accordez-moi ce délai, non pas pour moi-même, mais pour la cause de Votre sainte Église !

Un domestique le conduisit à la chambre du Père Grandmont. Celui-ci le reçut avec une grande affabilité et l’invita à s’asseoir.

— Mon Père, dit Ducoudray, vous ne me connaissez pas.

— En effet, je n’ai pas cet honneur, dit le religieux.

— Ce ne serait pas un honneur de me connaître, dit le journaliste, car je suis un grand misérable. Mais je veux me convertir, ou plutôt me confesser ; car la grâce de Dieu m’a converti tout à l’heure dans l’église pendant que vous prêchiez. À la fin de votre sermon le ciel vous a inspiré certaines paroles que beaucoup ont dû trouver étranges. Je les ai comprises parce qu’elles étaient à mon adresse. Je suis le pécheur dont vous parliez. Voulez-vous me confesser ? Pouvez-vous me confesser ? Je ne suis pas un pécheur ordinaire, je suis un monstre.

— Mon Dieu que vous êtes bon, que votre miséricorde est infinie ! s’écria le prêtre. Et prenant les mains du journaliste il l’attira à lui affectueusement.

— Mon frère, dit-il, que je suis heureux ! Et quelles réjouissances parmi les anges ! Venez ! j’ai tous les pouvoirs pour vous absoudre, quelque grave que soit votre cas.

Puis, il conduisit son pénitent au petit confessionnal placé dans un coin de la chambre, et le malheureux, se jetant à genoux, déposa aux pieds du ministre de Jésus-Christ son insupportable fardeau. Il se releva tout rayonnant. Longtemps le vénérable prêtre le tint serré sur sa poitrine, murmurant : « Quelle joie ! Mon Dieu, quelle joie ! »

— Mon Père, dit Ducoudray, vous savez ce qu’il me reste à faire. J’ai en ma possession tous les secrets de l’horrible secte, toutes ses archives. Il faut que je communique tout cela à l’archevêque de Montréal avant demain matin, cette nuit même ; car, je le sais, je suis déjà condamné à mort. Le chef de la secte, me soupçonnant, m’a fait suivre par un de ses ultionistes qui m’a vu à l’église, qui a dû remarquer mon émotion, qui m’attend au dehors et qui me frappera au premier moment favorable. Je ne crains pas la mort. Au contraire, je suis heureux d’offrir ma vie à Dieu en expiation de mes crimes. Mais je ne veux pas qu’on m’assassine avant que j’aie eu le temps de dévoiler les abominations du satanisme. C’est pour cela, et non par crainte de la mort, que je vous demande de m’aider à me déguiser.

Une demi-heure plus tard, deux prêtres sortaient du presbytère ; l’un était un vieillard, l’autre était dans toute la force de l’âge. Le jeune ecclésiastique était visiblement embarrassé dans sa soutane. Mais l’homme aux lunettes noires n’eut aucun soupçon. Il se contenta de murmurer : “Deux calotins ! Le plus jeune a l’air fameusement gauche.”

Les deux prêtres prirent une voiture que le domestique était allé chercher cinq minutes auparavant.

Au bout d’une autre demi-heure, comme le guetteur commençait à s’inquiéter sérieusement et à se demander s’il ne devait pas sonner, le domestique sortit de nouveau. Il avait l’air de chercher quelqu’un. L’homme aux lunettes le suivit du regard. Il le vit parler au cocher qui avait amené Ducoudray de la ville et lui donner de l’argent. Le cocher partit aussitôt

— Voilà une mystification ! se dit-il.

Et s’approchant du jeune domestique.

— Peux-tu me dire si le monsieur qui est entré au presbytère vers neuf heures est parti ?

— Je ne sais pas, monsieur, répondit le jeune homme ; je ne l’ai pas vu depuis que je lui ai ouvert la porte.

— Mais n’est-ce pas son cocher que tu viens de payer et de renvoyer ?

— Ça se peut bien. Monsieur le curé m’a dit d’aller trouver le cocher qui avait amené un homme de Montréal, un monsieur avec une grande moustache blonde, de lui payer sa course et de lui dire que le monsieur n’aurait plus besoin de lui.

— Le monsieur couche au presbytère peut-être ?

— Je n’en sais rien, monsieur. Vous êtes bien curieux, je trouve.

Et le jeune domestique s’éloigna pour rentrer au presbytère.

— Oui, fit l’étranger en le suivant, je suis un peu curieux, mais je n’ai plus qu’une question à te faire. Connais-tu les deux prêtres qui sont sortis tout à l’heure ?

— J’en connais un, c’est le Père qui prêche la retraite ; l’autre, je ne le connais pas, je ne l’ai pas vu entrer.

— Ah ! tu ne l’as pas vu entrer ! Je comprends tout, maintenant, continua-t-il, parlant à lui-même. Que je suis donc stupide ! Voilà deux fois que je le manque !

Le pauvre domestique, ahuri, et sentant vaguement qu’il a trop parlé, rentre précipitamment au presbytère.

L’étranger s’éloigne rapidement. À une faible distance de l’église un magasin est encore ouvert. Il y entre et demande qu’on lui indique où se trouve le bureau public de télégraphe et de téléphone. C’est dans le voisinage. Il y court. Le gardien du bureau est seul. L’étranger lui fait un signe presque imperceptible auquel l’employé répond par un geste fait comme par hasard. Un deuxième signe provoque une deuxième réponse. Alors l’étranger s’assied devant le double instrument. Se servant d’abord du téléphone, il se met lui-même directement en communication avec un certain numéro à Montréal. Il sonne. On lui répond.

— Est-ce bien le numéro 11 demande-t-il ?

Ce numéro n’a rien de commun avec les numéros du téléphone.

Comme la réponse a été satisfaisante, il continue :

— Attention au télégraphe, je vais écrire… Es-tu prêt ?… Eh bien ! voici :

Et déposant le récepteur du téléphone, il prend la plume télégraphique et écrit la note suivante qui se reproduit, à l’instant, à Montréal, lettre par lettre, et dans l’écriture même de celui qui tient le crayon électrique à Longueuil.

« Au nom du Grand Maître, le numéro 7, à Longueuil, au numéro 11. Le numéro 2 nous trahit. J’en ai la preuve certaine. Le Grand Maître le soupçonnant, m’a donné l’ordre de le suivre et de le supprimer si je venais à découvrir qu’il nous trahissait. Or sa trahison est absolument certaine. Il vient de m’échapper, déguisé en prêtre. Rends-toi immédiatement à sa maison. C’est là qu’il ira tout d’abord, sans doute, pour prendre les archives. Au nom du Grand Maître et en vertu de l’ordre qu’il m’a donné je te commande de supprimer le numéro 2. Fais vite. Il est peut-être déjà trop tard. »

Puis, mettant soigneusement dans sa poche la copie de cet atroce billet, l’homme aux lunettes noires, ayant payé ce qu’il devait au bureau, sortit et reprit aussitôt le chemin de Montréal.




Le lendemain matin, deux femmes se rendant à la messe de cinq heures à l’église du Gésu, aperçoivent, rue Sainte-Catherine, un homme gisant sur le trottoir, près d’une porte-cochère, dans une mare de sang. Épouvantées, elles jettent des cris perçants qui attirent d’autres personnes allant à l’église ou à leur ouvrage. Un groupe se forme bientôt. Quatre hommes soulèvent le corps inerte et sanglant, inanimé, mais encore chaud, et le transportent au poste de police voisin. En jetant les yeux sur l’homme assassiné, le chef du poste s’écrie : C’est M. Ducoudray, rédacteur de la Libre-Pensée !