Pour la patrie : roman du XXè siècle/Chapitre II

CHAPITRE II.


Quam malæ famæ est, qui derelinquit patrem.
Combien est infâme celui qui abandonne son père.
(Eccli. iii. 18.)


Le même soir, il se passait, dans un autre endroit de Québec, une scène bien différente. Malgré le temps affreux, plusieurs membres de la Saint-Vincent de Paul s’étaient rendus à la sacristie de la basilique pour assister à la réunion hebdomadaire de la conférence Notre-Dame.

Parmi les assistants était le Dr Joseph Lamirande. Celui-là, il n’y avait pas de tempête capable de le faire manquer à un devoir quelconque. Il pouvait avoir quarante ans. Sa figure grave et douce exprimait une très grande énergie tempérée par la bonté. Personne ne se souvenait de l’avoir entendu rire, ni de l’avoir vu triste ou sombre. Mais s’il ne riait guère, souvent, lorsqu’il parlait, un beau sourire illuminait ses traits et sa voix prenait des accents d’une tendresse infinie. Arrivé à la conférence, il était allé s’asseoir sur le dernier banc, au milieu d’un groupe d’ouvriers, et se mêla à leur conversation.

Après la prière et la lecture d’usage, le président de la conférence prit la parole :

— Messieurs, plusieurs personnes m’ont averti ce matin qu’un vieillard, venu on ne sait d’où, se trouve dans un galetas de la rue de l’Ancien Chantier, au Palais, où il est allé se réfugier. Il est malade, évidemment, et paraît être dans un dénûment absolu. Il parle peu à ceux qui le questionnent et ne veut pas dire son nom. Ce n’est pas lui-même qui demande de l’assistance ; ce sont quelques gens du voisinage qui ont cru devoir appeler l’attention de la conférence sur ce cas quelque peu extraordinaire. On craint que cet étrange vieillard ne meure de faim et de misère si la Saint-Vincent de Paul ne s’occupe de lui immédiatement. Je crois que nous devons ordonner une visite d’enquête pour demain matin.

Après un instant de silence.

— Personne ne s’y oppose ? Eh bien ! la visite d’enquête est ordonnée. Qui va s’en charger ?… Le Dr Lamirande voudra bien la faire avec M. Saint-Simon qui n’est pas ici, mais qui accompagnera sans doute volontiers le docteur. Si quelqu’un peut faire du bien à l’âme et au corps de ce malheureux vieillard, c’est bien vous, docteur.

— Je ferai mon possible, monsieur le président, et dès demain matin.

Le lendemain matin, fidèle à sa promesse, Lamirande, accompagné de M. Hercule Saint-Simon, directeur du Progrès catholique, se rend au Palais.

Quelle ironie dans ce nom ! Jadis, « du temps des Français », s’élevait dans ce quartier le palais de l’Intendant. Mais il y a longtemps que cet édifice est tombé en ruines et que les ruines mêmes sont disparues. De l’ancienne splendeur du palais il ne reste plus que le nom donné à un quartier de la ville, et plus particulièrement à une petite localité située entre Saint-Roch et la Basse-Ville. Le souvenir même de l’ancien palais est tellement effacé que beaucoup de personnes se demandent pourquoi ce quartier se nomme ainsi. Par une étrange vicissitude de la fortune, l’endroit appelé plus particulièrement le Palais est devenu le quartier pauvre par excellence. Que de misères, morales et physiques, s’entassent dans ces logements délabrés, mal éclairés, malpropres, souvent infects !

— Oh, la triste chose que la pauvreté ! dit Saint-Simon. Elle est la cause de tout le mal moral et physique dans le monde.

— Elle est sans doute triste, répond Lamirande, puisqu’elle est un des fruits amers du premier péché ; mais elle est plutôt triste dans sa cause que dans ses effets. Jésus-Christ, ne l’oublions pas, mon ami, était pauvre. Il a béni et ennobli la pauvreté, et Il nous a laissé les pauvres comme ses représentants. S’il n’y avait point de misères morales et corporelles à soulager, sur quoi s’exercerait la sainte charité ? Et sans la charité, que deviendrait le monde livré à l’égoïsme ? Cette terre cesserait d’être une vallée de larmes, soit, mais elle deviendrait un vaste et horrible désert.

— Vous avez peut-être raison, théoriquement, mais en pratique je trouve la pauvreté très-incommode, répliqua Saint-Simon.

— Mais vous n’êtes pas pauvre, vous, dit Lamirande en souriant. Vous badinez. Par pauvreté, on entend le manque du nécessaire ou du très-utile.

— Tout est relatif dans le monde, fait son compagnon. Sans doute, si vous me comparez à celui que nous allons visiter, je ne suis pas pauvre. Mais comparé à d’autres, à Montarval, par exemple, je le suis affreusement.

— Pourtant, celui qui peut se donner le nécessaire et même l’utile n’a pas le droit de se dire pauvre. Il est permis, sans doute, de travailler à rendre sa position matérielle meilleure, mais à la condition de ne point murmurer contre la Providence si nos projets ne réussissent pas au gré de nos désirs. La richesse que vous souhaitez serait peut-être une malédiction pour vous. Soyons certains, cher ami, que Dieu, qui nous aime, nous donne à chacun ce qui nous convient davantage. Il connaît mieux que nous nos véritables besoins.

l’Aurea mediocritas, soupira le journaliste, convient aux esprits médiocres, à ceux qui n’ont point d’ambition, qui vivent au jour le jour, qui n’aspirent pas à la gloire, au pouvoir, qui ne rêvent pas les grandeurs, qui se renferment dans leur petit négoce et dont l’horizon se borne à la porte de leur boutique ou au bout de leur champ. À ceux-là l’heureuse médiocrité chantée par les poètes. Mais ceux qui, comme vous et moi, vivent de la vie intellectuelle, devraient être riches. L’homme qui travaille de la tête du matin au soir, qui pense pour ses semblables, qui leur fournit des idées, a besoin, pour se reposer, pour se retremper, d’un certain luxe matériel. Non seulement il en a besoin, il y a droit. Du reste, de nos jours, la richesse, c’est le pouvoir. Pour faire le bien, il faut être riche, absolument. Que voulez-vous qu’un pauvre diable, comme vous ou moi, fasse dans le monde moderne ? Si nous étions riches, quels ravages ne ferions-nous pas dans le camp ennemi !

En parlant ainsi Saint-Simon s’était exalté peu à peu. Il gesticulait avec violence. Lamirande le regardait avec pitié et terreur.

— Pauvre ami, dit-il, ce sont là de bien fausses idées qui vous sont venues je ne sais d’où. Pour les réfuter en détail il me faudrait plus de loisir que je n’en ai ce matin. D’ailleurs, vous devez sentir vous-même que ce sont de misérables sophismes ; car vous n’ignorez pas que les grandes choses, même dans l’ordre purement humain, n’ont guère été accomplies par les riches. C’est une tentation, mon ami, repoussez-la par la prière.

Saint-Simon haussa les épaules et secoua la tête, mais ne répondit pas.

Lamirande et son compagnon, arrivés à destination, pénètrent dans une misérable baraque ; ils montent trois escaliers branlants et s’arrêtent à la porte d’une petite chambre sous les combles. Le docteur frappe et une voix aigrie lui dit d’entrer. Il ouvre la porte et un spectacle navrant se présente à ses regards : une chambre basse, sombre, nue, froide et sale ; au fond de la pièce un pauvre grabat sur lequel est étendu un vieillard. L’œil exercé de Lamirande lit sur le visage de cet homme les ravages de la maladie, ou plutôt de la faim et de la misère. Il voit non moins distinctement les traces d’une grande souffrance morale. Ce vieillard n’est pas un pauvre ordinaire. Ses habits, d’une coupe élégante et assez propres encore, forment un singulier contraste avec l’affreux aspect de la chambre. Lamirande s’approche du lit et regarde attentivement le vieillard.

— Où ai-je donc vu ces traits ? se dit-il en lui-même.

Puis tout haut :

— Mon cher monsieur, vous paraissez souffrant. Nous sommes venus, mon ami et moi, vous porter secours. Vous avez besoin de manger, sans doute ; vous avez besoin de remèdes et de soins. Ne voulez-vous pas que je vous fasse entrer à l’Hôtel-Dieu ? Vous y seriez infiniment mieux qu’ici…

Une expression pénible et amère contracta le visage du vieillard.

— Non, dit-il, je veux mourir ici ; quelqu’un m’enterrera, ne serait-ce que pour se débarrasser de mon cadavre.

— Il ne s’agit pas de vous enterrer, mon cher monsieur, dit Lamirande, mais de vous soigner et de vous guérir.

— Pourquoi vous intéressez : vous à moi ? dit le vieillard. Je ne vous connais pas, vous ne me connaissez pas… Je n’ai pas d’ami…

— Oh oui ! vous avez des amis. Nous ne vous connaissons pas, il est vrai, mais nous voyons que vous êtes seul, que vous êtes malade, que vous êtes un membre souffrant de Jésus-Christ. Cela suffit pour vous donner droit à notre amitié…

— Qui êtes-vous ? Pourquoi venez-vous ici ? Que ne me laissez-vous pas mourir en paix ?

— Je m’appelle Lamirande. Je suis venu ici parce que la société Saint-Vincent de Paul m’a envoyé vous voir et vous soulager. Quant à mourir, êtes-vous bien sûr de mourir en paix ?

En prononçant ces dernières paroles d’une voix émue, Lamirande jeta sur le vieillard un regard pénétrant. L’étranger se troubla. Lamirande continua :

— Ayez donc confiance en moi ; dites-moi qui vous êtes, d’où vous venez et pourquoi vous êtes dans ce misérable galetas ? Dites-moi ce que nous pouvons faire pour vous ?

Les lèvres du vieillard frémirent, ses yeux se mouillèrent.

— Vous êtes réellement bons, tous deux, dit-il. Pardonnez-moi si je vous ai si mal reçus tout à l’heure. J’ai le cœur plein d’amertume et il déborde. Mais je n’ai besoin de rien, laissez-moi, je vous en prie. Peu vous importe mon nom, peu vous importe mon histoire.

Et l’étranger dirigea son regard vers Saint-Simon. Lamirande crut comprendre que le pauvre abandonné ne voulait pas parler en présence de deux personnes. Aussi prit-il la détermination de revenir seul.

Après avoir échangé encore quelques paroles avec leur étrange protégé, les deux visiteurs prirent congé de lui et dirigèrent leurs pas vers d’autres réduits où des pauvres plus loquaces et plus communicatifs les attendaient.

Deux heures plus tard, Lamirande, se trouvant libre, retourna seul auprès du vieillard. En gravissant le dernier escalier, il ne put s’empêcher de saisir ce bout de conversation :

— Alors je vous mettrai en pension quelque part à la campagne. Il m’est impossible de faire plus.

— Je te le répète, fils dénaturé, je mourrai dans ce galetas. Je n’accepterai pas cette bouchée de pain que tu me jettes comme à un chien. Tu as honte de moi ! Eh bien ! tu ne seras pas longtemps exposé à rougir de ton père !

À ce moment Lamirande frappa à la porte entr’ouverte.

— C’est sans doute quelque pauvre voisin du quartier, dit tout bas le vieillard à son fils. Va ouvrir. On croira que c’est une simple visite de charité que tu fais à un étranger malade.

La porte s’ouvrit et Lamirande se trouva face à face avec Aristide Montarval, jeune Français, riche, brillant, établi à Québec depuis plusieurs années. Sans être amis, les deux hommes se connaissaient bien. Un instant ils gardèrent un silence embarrassé, et pendant ce court intervalle ils échangèrent un regard qui valait de longues explications. Lamirande put lire sur le visage du jeune Français le dépit, la crainte, la colère, la rage même ; tandis que Montarval resta comme interdit sous l’empire de ces yeux qui, il le sentait bien, plongeaient jusqu’au fond de son âme.

Ce fut cependant Montarval qui, payant d’audace, rompit le silence :

— Que venez-vous faire ici ? dit-il sur un ton hautain et provocateur.

— Je viens soulager votre père, puisque vous l’abandonnez aux soins des étrangers, répondit Lamirande avec calme.

— Ah ! c’est comme cela que vous écoutez aux portes, hypocrite que vous êtes, s’écria Montarval hors de lui-même.

Lamirande ne daigna pas lui répondre, et l’écartant d’un geste, il pénétra dans la chambre et se rendit auprès du vieillard que cette scène avait fortement ému.

— Monsieur, lui dit Lamirande, en montant l’escalier j’ai surpris bien involontairement votre secret. Souffrez que je vous amène chez moi.

Le vieillard fondit en larmes.

— Oh ! dit-il, que vous êtes bon ! mais je ne puis accepter votre offre. Je veux mourir ici inconnu, afin que mon fils n’ait pas honte de moi. Car c’est mon fils unique, et je l’aime, malgré tout ce qu’il m’a fait souffrir.

En parlant ainsi, le vieillard s’était assis sur son grabat. Lamirande put constater la ressemblance frappante entre les traits du père et ceux du fils. Deux visages assombris, l’un par le chagrin, l’autre par les passions. Le père inspirait de la sympathie, le fils, une invincible répugnance.

Lamirande s’assied à côté du vieillard et passe doucement son bras autour de lui pour le soutenir.

— Parlez, monsieur, épanchez votre cœur, cela vous soulagera.

— Ah ! mon fils, poursuivit le vieillard, comme s’il parlait à lui-même, je ne le maudis pas, car s’il est mauvais aujourd’hui, c’est ma faute. Je l’ai élevé sans correction, j’ai laissé ses caprices, ses funestes penchants grandir avec lui. Il me semblait que c’était là de l’amour paternel. Aujourd’hui je vois ma folie. Il m’a ruiné. Puis il a quitté la France, il y a bien des années. Je ne savais pas où il était, car il ne m’écrivait jamais. Ce fut par hasard que je vis, dans un journal canadien, qu’il était établi à Québec, qu’il était riche. Je l’aimais toujours, et résolus de venir le retrouver, car j’étais si seul. Ah ! que ne suis-je resté là-bas dans ma solitude. J’étais pauvre, j’avais du chagrin en pensant à mon fils absent ; mais au moins je n’avais pas le cœur brisé comme il l’est aujourd’hui… J’avais juste assez de petites économies pour payer mon passage à Québec. En arrivant ici je me suis rendu tout droit chez mon fils…

La voix du vieillard s’étouffa dans les sanglots. Après quelques instants, il continua :

— Le malheureux ! il ne voulut pas reconnaître son père ! Il me traita d’imposteur, me mit à la porte de sa maison et me dit, avec des menaces, de n’y plus jamais mettre les pieds. Vous comprenez le reste. Je me suis réfugié ici pour mourir.

Lamirande, vivement impressionné par ce récit, laissa le vieillard pleurer en silence pendant quelques instants, le soutenant toujours. Puis il l’interrogea doucement.

— Mais si vôtre fils n’a pas voulu vous reconnaître, comment se fait-il donc qu’il soit venu vous trouver ici ?

— Je voudrais croire à un mouvement de repentir, mais, hélas ! par ce qu’il m’a dit je vois trop qu’il n’a agi que par peur du scandale. Il a craint que mon histoire ne fût connue… Il a voulu m’envoyer dans un hôpital ou me mettre en pension à la campagne. Il rougirait d’avoir son vieux père chez lui. Je ne puis accepter le morceau de pain qu’il me jette… C’était son cœur que je voulais ; il me le refuse… Je n’ai qu’à mourir inconnu pour lui épargner la honte…

Un nouveau paroxysme de sanglots l’empêcha de continuer.

Pendant que le vieillard exhalait ainsi sa douleur, le fils avait allumé un cigare, et, le dos tourné vers le lit, il regardait par la fenêtre, tambourinant sur les vitres crasseuses. Profitant de l’interruption dans les confidences de son père, il se retourna vivement. Il avait un reflet de l’enfer dans les yeux. Cependant, il refoula sa rage et parla avec un calme apparent.

— Il me semble que voilà bien des paroles inutiles. Je ne veux pas, je ne puis pas m’embarrasser de ce vieillard. Que ferais-je de lui chez moi, moi qui suis garçon ? Je lui fais une offre raisonnable et il la refuse. Que voulez-vous que je fasse ?

Et le fils dénaturé se dirigea vers la porte.

Lamirande qui soutenait toujours le vieillard prêt à défaillir, s’écria :

— Mais c’est épouvantable ce que vous dites là, monsieur Montarval. Est-ce ainsi qu’un fils doit traiter son père ?

— Je puis me dispenser de vos sermons, fit Montarval.

— De mes sermons, oui ; mais vous ne pouvez vous dispenser d’obéir au commandement de Dieu qui nous ordonne d’honorer nos parents.

— Encore un sermon ! ricana Montarval. Est-ce que je m’occupe des commandements de votre Dieu, moi ?

— Mais, pauvre insensé, vous voulez donc vous damner !

— Appelez ça comme vous voudrez, mais je ne veux pas de votre ciel où il faudra croupir éternellement dans un ignoble esclavage aux pieds du tyran Jéhovah. Je veux être libre dans ce monde et dans l’autre, entendez-vous ?

Lamirande frémit. Il avait souvent lu de pareilles horreurs dans les livres qui traitent du néo-manichéisme ; mais c’était la première fois que ses oreilles entendaient un tel cri d’enfer, que ses yeux voyaient les feux de l’abîme éclairer de leur sombre lueur un visage humain. « Seigneur Jésus ! murmura-t-il, je vous demande pardon de ce blasphème ». Puis se tournant vers le blasphémateur :

— Laissons ce sujet, car je ne veux plus entendre de ces abominations. Mais si vous ne craignez pas le jugement de Dieu, ne redoutez vous pas, au moins, la justice des hommes ? Je puis vous dénoncer, si non aux tribunaux, du moins à l’opinion publique.

— Mais vous ne le ferez pas. Je nierai, et où sont vos preuves ?

De sa main gauche, Lamirande indiqua le vieillard que son bras droit soutenait toujours.

— Il ne parlera pas, fit Montarval, je le connais.

— Mais ma parole suffira, dit Lamirande. Entre mon affirmation et votre dénégation, les honnêtes gens n’hésiteront pas.

— Au besoin, le vieux niera avec moi pour me sauver du déshonneur. Contre deux négations votre affirmation ne vaudra rien.

— J’attendrai que votre père soit mort pour vous dénoncer.

Montarval perdit contenance, car il comprenait fort bien qu’on ajouterait foi plutôt à la parole de Lamirande qu’à la sienne.

Le vieillard jeta un regard suppliant sur son protecteur.

— De grâce ! monsieur, ne le dénoncez pas, ne le déshonorez pas…

— Mais il mérite le mépris des hommes.

— Oh ! de grâce, de grâce, je vous en prie, ne le dénoncez pas.

— Allons, mon cher monsieur, fit Lamirande, venez-vous en chez moi. Vous êtes brisé par la fatigue et l’émotion ; vous avez besoin de repos. Plus tard nous reviendrons sur ce pénible sujet. Venez !

— Vous tenez réellement à m’amener chez vous ? interrogea le vieillard.

— Oui, j’y tiens beaucoup, plus même que je ne puis vous dire.

— Eh bien ! j’irai, mais à une condition : c’est que vous me promettiez de ne jamais le dénoncer.

Lamirande hésita. Faire cette promesse, c’était en quelque sorte s’engager à laisser le crime impuni. Persister dans sa détermination vis-à-vis du fils dénaturé, c’était condamner le père à mourir misérablement sur ce grabat. Puis il songea à l’âme de ce pauvre abandonné… Son âme était peut-être plus malade encore que son corps… Il n’hésitait plus.

— C’est bien ! je vous le promets.

Puis se retournant vers le fils.

— Misérable ! Les hommes ne connaîtront pas votre crime et votre honte. Mais la malédiction de Dieu vous atteindra. Allez !

— Je vous sais gré de cette bienveillante permission et de vos bons souhaits, fit Montarval qui avait repris son aplomb et son audace accoutumés.

Et sans adresser une seule parole à son père, sans le regarder, il sortit de la chambre en fredonnant un motif d’opéra.

— Il est parti, mon fils est parti ! murmura le malheureux père.

— Permettez-moi de le remplacer auprès de vous, dit Lamirande. Venez ; ne restons pas ici davantage.

L’étranger se laissa conduire comme un enfant. Une voiture attendait Lamirande, et au bout de quelques minutes protecteur et protégé descendaient à la porte d’une modeste demeure de la Haute-Ville.

— Nous voici rendus, dit Lamirande en donnant le bras au vieillard chancelant. Entrons.

— Que dira votre femme en vous voyant installer dans votre maison un étranger, un moribond ?

— Elle dira que vous êtes le bienvenu.

À ce moment, madame Lamirande vint au-devant d’eux. Si le vieillard avait eu des craintes sur la réception qui l’attendait, la vue de cette figure de madone dut le rassurer.

— Ma femme, dit Lamirande, voici un étranger qui est dans le malheur. La divine Providence nous le confie. Nous allons l’accueillir pour l’amour de Jésus-Christ. Pour des motifs que je respecte, il désire n’être pas connu. Nous nous contenterons donc d’avoir soin de lui.

— Monsieur, dit la jeune femme en pressant affectueusement la main du vieillard, pendant que dans ses yeux brillait une lumière céleste, vous êtes mille fois le bienvenu. Nous tâcherons, par nos bons soins, de vous faire oublier vos chagrins qui sont grands, je le vois.

Le pauvre délaissé essaya de remercier ses bienfaiteurs ; mais il ne put que balbutier quelques mots inintelligibles. Les forces lui manquèrent tout à coup, et il serait tombé lourdement sur le parquet si Lamirande ne l’eût soutenu.

On le transporta sur un lit. Il était sans mouvement et sans vie apparente. Madame Lamirande le crut véritablement mort.

— Non, fit Lamirande, il n’est pas mort ; il reprendra même bientôt connaissance, mais il s’en va rapidement. Il n’en a que pour quelques heures. Dis à la servante de courir chez le Père Grandmont. Qu’il vienne sans tarder.

Puis le jeune médecin s’empressa de donner au malade les soins que réclamait son triste état. Il eut bientôt la satisfaction de le voir revenir peu à peu à la vie. Enfin, le vieillard ouvrit les yeux et jeta un regard inquiet autour de lui.

— Qu’est-ce ?… Où suis-je ?… Oh ! je me souviens de tout maintenant… Mon protecteur, que vous êtes bon ! Merci ! mille fois merci ! Mais je ne serai pas longtemps un fardeau pour vous. Je sens que je vais mourir…

— Oui, mon ami, dit doucement le médecin, vous allez mourir. Il faut songer à votre âme ; il faut songer à Dieu et à ses jugements, mais aussi à sa miséricorde.

— Ah ! répond le mourant, il y a longtemps, bien longtemps que je néglige mes devoirs religieux. Mon cœur s’était endurci. J’étais tombé, non pas dans l’incrédulité, précisément, mais dans l’indifférence. Votre charité a fondu les glaces de mon âme. Je veux me confesser. Voulez-vous envoyer chercher un prêtre. Je sens que je n’ai pas de temps à perdre.

— Un vénérable père jésuite que j’ai envoyé quérir sera ici dans quelques instants… C’est lui qui entre. Confiez-vous à lui sans crainte. C’est la bonté même. Sa passion, c’est de sauver les âmes, c’est de ramener les pécheurs à Dieu.

Comme il prononçait ces mots la porte s’ouvrit et le père Grandmont entra. Ses cheveux blancs comme la neige encadraient un visage de saint, visage sillonné de profondes rides, mais surnaturellement beau, car on y lisait un amour immense de Dieu et du prochain.

— Que la paix de Notre Seigneur soit avec vous, mes enfants, dit-il, en s’avançant vers le lit. Notre ami a plus besoin de moi que de vous, n’est-ce pas, mon cher docteur ?… Eh bien ! laissez-nous.

Lamirande et sa femme se retirèrent. Longtemps les deux vieillards restèrent seuls. Quand le père Grandmont vint trouver Lamirande, il était rayonnant d’une joie céleste : il avait réconcilié une âme avec Dieu !

— Ah ! mon cher ami, dit-il, que le bon Dieu est bon ! Voilà une phrase que nous répétons souvent sans y attacher beaucoup d’importance. Mais que c’est donc vrai ! La miséricorde de Dieu ! Qui pourra jamais en mesurer l’étendue ? Non seulement elle est infinie, sans bornes ; non seulement elle est prête à pardonner tout péché ; mais elle est agressive ; elle nous poursuit jusqu’à notre dernier soupir ; jusqu’à notre dernier soupir nous n’avons qu’à nous jeter dans cet océan d’amour pour atteindre le port éternel. Oh ! pourquoi tant de pécheurs ne profitent-ils pas du temps de la miséricorde qu’on appelle la vie ? Pourquoi repousser la miséricorde de Dieu pour affronter sa justice qui est non moins infinie… Allez, mon ami, faites préparer la chambre. Je vais lui administrer l’Extrême Onction et lui donner le saint Viatique.

Quelques instants plus tard, Lamirande, sa femme, sa petite fille Marie et l’unique servante de ce modeste ménage étaient pieusement agenouillés autour du lit de douleur, pendant que le Père Grandmont administrait au mourant les derniers sacrements de l’Église.

Le vieillard tomba bientôt après dans une syncope prolongée. Puis reprenant tout à coup connaissance et serrant convulsivement la main de Lamirande, il murmura :

— Merci !… Jésus ! Marie ! Joseph !… Mon fils !…

Ce furent ses dernières paroles.