Pour la patrie : roman du XXè siècle/Chapitre I

CHAPITRE I.


Omnis enim qui male agit, odit lucem.
Quiconque fait le mal, hait la lumière.
(Joan. iii. 20.)


— Quelle nuit ! Il fait noir comme au fond d’une caverne.

— C’est bien la nuit qu’il faut pour nous. Suis moi et ne parle pas.

Les deux hommes qui ont échangé ces paroles quittent, à pas précipités, une belle maison située sur une des principales rues de Québec, et se dirigent, par les voies les moins fréquentées, vers l’un des faubourgs. Ils ont, du reste, peu de difficulté à se dérober aux regards des passants, car les rues sont désertes. Il fait une nuit terrible. La pluie tombe par torrents, une pluie froide, poussée par le vent du nord-est qui mugit autour des maisons et les ébranle jusque dans leurs fondements. Les lumières électriques sont éteintes : la tempête qui sévit depuis deux jours a complètement désorganisé le service.

C’est une nuit au commencement de novembre de l’année 1945.

Une bourrasque, plus violente que les autres, s’abat sur la ville. La pluie tourmentée devient poussière ; et le vent, s’engouffrant dans les cheminées, hurle lugubrement.

— Brrr ! fait celui qui a parlé le premier. On dirait que tous les diables sont déchaînés ! Est-ce loin encore ?

— Nous y serons dans un instant, dit son compagnon. Mais, pour moi, j’aime la tempête qui brise les croix, qui renverse les églises, qui fait trembler les hommes. C’est le souffle du grand Persécuté qui passe, Dieu de la nature ! Il secouera ses chaînes. Il triomphera. Il écrasera son éternel Ennemi. Il se délivrera lui-même et nous délivrera avec lui de la tyrannie d’Adonaï. Oui, j’aime tout ce qui est force, tout ce qui est rage, tout ce qui est fureur, tout ce qui renverse, tout ce qui brise, tout ce qui détruit.

En parlant ainsi, cet homme s’est arrêté. Son regard levé vers le ciel est aussi sombre que la nuit. Sa main fermée fait un geste de menace, et ses paroles de blasphème sortent en sifflant entre ses dents fortement serrées.

— Tu parles comme un vrai kadosch ! fait l’autre, avec un accent légèrement ironique.

— Et toi, on dirait parfois que tu es un adonaïte déguisé !

Puis ils continuent leur route en silence.

Les deux compagnons arrivent bientôt à une ruelle plus obscure encore que les rues environnantes. Ils s’y engagent furtivement, et frappent, d’une manière particulière, à la porte d’une habitation basse dont toutes les fenêtres sont fermées par de solides volets. Il y a un rapide échange de mots de passe ; puis la porte s’entrouvre et les deux ouvriers de ténèbres se glissent plutôt qu’ils n’entrent dans la maison.

Ouvriers de ténèbres ! Oui, car c’est dans cette maison obscure que se réunit le conseil central de la Ligue du Progrès de la province de Québec. Cette ligue n’est rien autre chose que la franc-maçonnerie organisée en vue des luttes politiques. Sauf le nom et certaines singeries jugées inutiles, c’est le carbonarisme : même organisation, même but, mêmes moyens d’action.

La province de Québec a marché rapidement dans les voies du progrès moderne depuis cinquante ans. Les grands bouleversements sociaux dont la France fut le théâtre au commencement du vingtième siècle, ont jeté sur nos rives un nombre considérable de nos cousins d’outre-mer. Parmi ces immigrants quelques bons sont venus renforcer l’élément sain et vraiment catholique de notre population. Mais la France mondaine, sceptique, railleuse, impie et athée, la France des boulevards, des théâtres, des cabarets, des clubs et des loges, la France ennemie déclarée de Dieu et de son Église a aussi fait irruption au Canada. Depuis longtemps les théâtres sont florissants à Québec et à Montréal, et des troupes de comédiens font des tournées dans les principaux centres : Trois-Rivières, Saint-Hyacinthe, Joliette, Saint-Jean, Sorel, Chicoutimi, gâtant les mœurs, ramollissant les caractères. La littérature corruptrice qui sort de Paris comme un fleuve immonde se répand sur notre pays depuis plus d’un demi-siècle. Elle a porté ses fruits de mort. Grand nombre de cœurs ont été empoisonnés, et de ces cœurs gâtés s’élève un souffle pestilentiel qui obscurcit les intelligences. La foi baisse. Tous le voient, tous l’admettent aujourd’hui. Il y a encore beaucoup de bon dans les campagnes, dans les masses profondes des populations rurales ; mais les gens de bien sont paralysés par l’apathie et la corruption des classes dirigeantes.

Ne nous étonnons donc pas de retrouver dans notre pays, au milieu du vingtième siècle, toutes les misères que la France et les autres pays de l’Europe connaissaient déjà au siècle dernier.

Entrons maintenant avec les deux hommes que nous avons suivis ; entrons avec eux dans cette salle brillamment éclairée des réunions nocturnes de la ligue antichrétienne. Sur les murs, on voit différents emblèmes sataniques. Plusieurs frères causent entre eux. Le fauteuil du président est encore inoccupé.

À l’arrivée des deux sectaires dont nous avons entendu la conversation, tous les assistants se lèvent et s’inclinent. Celui des deux qui a blasphémé se rend tout droit au fauteuil, et ouvre la séance. C’est le maître. À la lumière qui inonde la salle nous voyons la figure de cet homme aux paroles terribles. Sur ses traits, d’une régularité parfaite, sont écrites toutes les passions, l’orgueil et la haine surtout. Son âme, qui se réflète dans ses yeux flamboyants, est noire comme la nuit qu’il fait au dehors, violente comme la tempête qui bouleverse en ce moment la nature. C’est la nuit et la tempête incarnées. Pourtant, cet homme sait se contenir. Et c’est à cette rage contenue, à cette rage qu’on entend gronder sans cesse comme un feu souterrain, mais qui éclate rarement, qu’il doit son empire sur ceux qui l’entourent. Il les domine et les captive.

— Frères, dit le président, je vous ai réunis ce soir pour conférer avec vous sur une matière de la plus haute importance. Personne d’entre vous n’ignore les grands événements politiques qui se sont produits depuis quelques jours. Avant hier, grâce à nos efforts, grâce à notre entente avec nos frères des autres provinces, la législature de Québec s’est prononcée selon nos désirs. Il ne restait plus qu’elle sur notre chemin, vous le savez. Maintenant, il faut concentrer toutes nos forces et toutes nos ressources sur le parlement fédéral. C’est là que la grande et décisive bataille doit se livrer contre la superstition et la tyrannie des prêtres. Si nous remportons la victoire, c’en est fait à tout jamais du cléricalisme en ce pays…

— Et de notre nationalité, et de notre langue aussi, dit celui qui avait accompagné le président.

— Qu’importe la nationalité, qu’importe la langue, reprend le maître, en lançant à son interrupteur un regard chargé de sombres éclairs. Qu’importent ces affaires de sentiment si, en les sacrifiant, nous parvenons à écraser l’Infâme, à déraciner du sol canadien la croix des prêtres, emblème de la superstition, étendard de la tyrannie. J’ai déjà dit à celui qui m’a interrompu qu’il semble parfois être un adonaïte déguisé. Je le lui répète, et j’ajoute : qu’il prenne garde à lui !

— Pourtant, maître, fait un sectaire, il faut admettre que notre secrétaire, le frère Ducoudray, rend de nobles services à la cause par son excellent journal la Libre Pensée. S’il y a une feuille anticléricale dans le pays, c’est bien la Libre Pensée, n’est-ce pas ?

— Je le sais, poursuit le président, en faisant un grand effort pour se contenir. Mes paroles ont été sans doute trop vives ; j’en demande pardon au frère Ducoudray. J’admire son talent et le zèle anticlérical qu’il déploie dans la rédaction de la Libre Pensée. Mais je ne puis m’empêcher de craindre pour lui, car je sais qu’il a été élevé dans la superstition…

— Il y a pourtant longtemps que j’ai brisé avec elle, dit Ducoudray.

— Assez ! fait le maître. N’en parlons plus !… Je disais donc que la bataille décisive doit se livrer à Ottawa. Nous avons à choisir entre le statu quo, l’union législative et la séparation des provinces. Vous le savez, c’est l’union législative que nous convoitons ; c’est par elle que nous briserons l’influence des prêtres, que nous étoufferons la superstition, que nous répandrons la vraie lumière, que nous délivrerons le peuple du joug infâme qu’il porte depuis des siècles. Pour réussir il faut de la hardiesse, sans doute ; mais aussi de la prudence, une tactique savante, une stratégie habile. Voici notre plan de campagne en deux mots : L’union législative sous le manteau du statu quo. Nous n’arriverons pas à l’union par le chemin direct. Les masses du peuple de cette province sont encore trop fanatisées, trop dominées par les prêtres pour que nous puissions leur faire accepter l’union législative si nous leur présentons ouvertement notre projet. Ce serait nous exposer à une défaite certaine…

— Faut-il donc que la Libre Pensée change de tactique ? demanda Ducoudray quelque peu intrigué.

— Pas du tout, reprend le président. Au contraire, vous devez faire plus de tapage que jamais en faveur de l’union législative. Mais vous aurez soin de dire que vous la demandez uniquement en vue de l’économie et du progrès matériel du pays. Gardez-vous bien de laisser échapper le moindre aveu touchant le véritable but que nous voulons atteindre par l’union législative. Pendant que la Libre Pensée et son école demanderont l’union législative à hauts cris, je ferai de la diplomatie. Ne soyez pas surpris si, au premier jour, je tourne ostensiblement le dos au mouvement unioniste ; si je passe armes et bagages dans le camp du statu quo ; si je deviens l’un des chefs de ce parti. Vous, Ducoudray, vous m’attaquerez alors avec cette belle violence de langage qui vous est habituelle ; vous me dénoncerez comme conservateur outré, comme réactionnaire. Appelez-moi clérical, si vous voulez. Ces attaques me vaudront la confiance des conservateurs ; et cette confiance me permettra de manœuvrer à mon aise.

— Et que faudra-t-il dire de Lamirande et de sa bande de fanatiques ? interroge Ducoudray.

— Tout ce que vous avez dit jusqu’ici, et même davantage, si c’est possible. Vous direz qu’ils ne demandent la séparation que par ambition personnelle, et par fanatisme ; que s’ils y réussissent, leur premier soin sera de rétablir l’Inquisition, de faire voter des lois pour forcer tout le monde à assister à la basse messe six fois la semaine, et à la grand’messe et aux vêpres, le dimanche…

— Avec abonnement obligatoire au journal de Leverdier pour tous les pères de famille !…

— Très bien ! frère Ducoudray, je vois que vous saisissez parfaitement mon idée, et je suis convaincu que vous la traduirez fidèlement. En accablant les cléricaux et les ultramontés de ridicule, vous convaincrez les conservateurs de la nécessité de se maintenir dans leur juste milieu et d’éviter les deux extrêmes, l’extrême radical et l’extrême catholique. C’est dans cette disposition d’esprit que je les veux pour leur faire accepter plus sûrement mes projets.

Pendant plus d’une heure encore, ces ouvriers de ténèbres continuent ainsi leur œuvre. Puis ils se dispersent et s’en vont comme ils sont venus, à la dérobée.