Les Temps maudits/Pour la Révolution mexicaine

Traduction par Louis Postif.
Les Temps mauditsÉdito service (p. 177-232).

POUR LA RÉVOLUTION MEXICAINE
(The Mexican)

I

Nul ne connaissait ses antécédents — les membres de la Junte moins que tout autre. Il était leur « petit mystère », leur « grand patriote », et, à sa façon, il travaillait aussi dur qu’aucun d’eux pour la Révolution mexicaine en perspective. On mit longtemps à reconnaître ces faits, parce qu’à la Junte ce personnage était antipathique. Le premier jour où il vint échouer dans les bureaux bondés de monde, tous le prirent pour un espion acheté par la police secrète de Diaz. Trop de camarades moisissaient dans les geôles civiles et militaires sur tout le territoire des États-Unis et, à cette heure même, d’autres malheureux, dans les fers, étaient transportés de l’autre côté de la frontière pour y être adossés à un mur et fusillés.

Dès l’abord, ce gamin leur avait produit une mauvaise impression, car ce n’était guère qu’un gamin de dix-huit ans tout au plus et d’apparence plutôt chétive. Il déclara s’appeler Felipe Rivera et vouloir travailler pour la Révolution. Ce fut tout : pas un mot de plus, pas d’autre explication. Il attendait là, debout, sans l’ombre d’un sourire, les yeux ternes. Ce grand gaillard de Paulino Vera lui-même, qui pourtant n’avait pas froid aux yeux, ressentit comme un frisson à son aspect. Il se trouvait là en présence d’un être répulsif, insondable ; quelque chose de venimeux, tenant du reptile, se reflétait dans les prunelles noires de ce garçon-là. Elles brûlaient, tel un feu qui couve, comme empreintes d’une amertume concentrée. Il promenait son regard des visages des conspirateurs à la machine à écrire que la petite Mme Sethby faisait cliqueter sous ses doigts agiles. Ses yeux se posèrent sur ceux de la femme au moment où, par hasard, elle levait la tête : empoignée elle aussi par une émotion indéfinissable, elle dut relire sa ligne pour reprendre le fil de la lettre qu’elle était en train d’écrire.

Paulino Vera échangea avec Arrellano et Ramos un regard interrogateur qu’ils se renvoyèrent de l’un à l’autre. L’indécision et le doute se reflétaient dans leurs yeux. Ce gosse malingre représentait l’inconnu, avec toutes les menaces qu’il comporte : cette énigme vivante échappait à toutes les notions de ces braves gens, types normaux et révolutionnaires, dont la haine féroce pour Diaz et sa tyrannie n’était, après tout, que la réaction naturelle de tout honnête patriote. Mais de ce gamin émanait autre chose, ils ne savaient quoi. Vera, toujours le plus impulsif, le plus prompt à agir, le premier rompit les chiens.

— Fort bien ! fit-il froidement. Tu dis, mon garçon, que tu veux travailler pour la Révolution. Fort bien ! Retire ta veste et pends-la à ce clou… Suis-moi !… Je vais te montrer où sont les seaux et les torchons. Le plancher est sale, tu vois ! Tu vas commencer par le gratter, puis tu en feras autant pour les autres pièces. Il y a aussi les crachoirs à nettoyer, ainsi que les fenêtres…

— Est-ce pour la Révolution ? demanda le jeune homme.

— C’est pour la Révolution, lui répondit Vera.

Rivera leur jeta à tous un regard soupçonneux, puis se mit en devoir d’enlever sa veste :

— C’est bien ! fit-il.

Rien de plus.

Chaque jour, depuis, il vint remplir sa tâche, balayer, gratter, nettoyer. Il vidait les cendres des poêles, montait le charbon et le petit bois et allumait les feux avant que le plus matinal d’entre eux fût assis à son bureau…

— Puis-je dormir ici ? demanda-t-il un jour.

— Ah ! ah ! c’était donc cela… Encore la main de Diaz !

Dormir dans les locaux de la Junte, c’était avoir accès aux secrets, aux listes de noms, aux adresses de camarades restés là-bas, en sol mexicain. La requête fut refusée, et Rivera n’y fit plus jamais allusion. Il dormait et se nourrissait on ne savait où ni comment ; Arrellano lui offrit une fois deux dollars. Rivera refusa cette somme, d’un signe de tête. Lorsque Vera joignit ses instances à celles de son camarade pour la lui faire accepter, il répondit :

— Je travaille pour la Révolution.

Il faut de l’argent pour déchaîner une révolution moderne et la Junte était toujours à court de fonds. Ses membres crevaient de faim, se tuaient à la tâche, et la journée la plus longue n’était jamais trop longue pour eux, mais certains jours le sort de la Révolution semblait dépendre de quelques dollars de plus ou de moins. Dès la première crise, alors que le loyer était de deux mois en retard et que le propriétaire menaçait d’expulsion, Felipe Rivera, le petit gratteur de planchers aux vêtements minables, usés jusqu’à la corde, déposa soixante dollars en or sur le bureau de May Sethby. Une autre fois, trois cents lettres dactylographiées attendaient sur les tables, faute de timbres-poste pour les expédier : demandes de secours, d’approbation de la part de groupements d’ouvriers syndiqués, de rectification de fausses nouvelles parues dans la presse, protestations contre la partialité des tribunaux américains envers les révolutionnaires, etc. La montre de Vera avait disparu — la vieille montre à répétition qu’il tenait de son père. May Sethby ne portait plus à son troisième doigt l’anneau d’or qui l’encerclait naguère. Les deux objets avaient pris le même chemin. La situation était sans issue. Ramos et Arrellano se tiraient leurs longues moustaches de désespoir. Les lettres devaient partir, et les autorités postales ne faisaient pas crédit aux acheteurs de timbres. Rivera prit alors son chapeau et sortit. À son retour il posa sur le bureau de May Sethby un millier de timbres de deux cents…

— Je me demande si c’est l’or immonde de Diaz ? dit Vera aux camarades.

Ils levèrent les sourcils sans se prononcer. Et Felipe Rivera, le petit salopard dévoué à la Révolution, continua, lorsque l’occasion s’en présentait, d’apporter de l’or et de l’argent pour les besoins de la Junte.

Malgré tout, il leur demeurait antipathique. Ils le considéraient toujours comme un inconnu, ses façons contrastaient avec les leurs, il n’inspirait pas confiance, il échappait à toute analyse ; c’était le mystère en personne, et, tout adolescent qu’il était, nul n’osait prendre sur soi de l’interroger :

— Qui est-ce ? Un grand esprit, un solitaire, peut-être ? Je ne sais, disait Arrellano, les bras au ciel, renonçant à le comprendre.

— Il n’est pas humain ! ajoutait Ramos.

— C’est une âme flétrie, poursuivait May Sethby, où tout a été détruit, la lumière et le rire. On dirait un être mort, et, pourtant, il témoigne d’une prodigieuse vitalité !

— Il a dû mener une vie épouvantable, commentait Vera. Il faut avoir passé par l’enfer pour garder cet air-là, et ce n’est qu’un gamin !

Cependant, ils ne se sentaient pas le moins du monde attirés vers lui. Jamais il n’ouvrait la bouche, ni pour causer, ni pour poser des questions, donner un conseil ou un avis. Il restait là, impassible, dénué de toute expression ; le regard froid et perçant, il écoutait leurs conversations quand parfois ils s’échauffaient dans leurs polémiques sur la Révolution. Son œil allait de l’un à l’autre, s’arrêtait sur l’interlocuteur, avec une flamme qui le pénétrait comme une vrille incandescente.

— Un espion, ce gosse-là ? Jamais ! confia un jour Vera à May Sethby. C’est un patriote — et le plus fervent de nous tous, tu m’entends bien ! Je le sens, ma tête et mon cœur me le disent. Par ailleurs il demeure une énigme pour moi. Ce type-là me dépasse !

— Il a un fichu caractère, en tout cas, dit May Sethby.

— Je le sais, répliqua Vera en frémissant. Il vous regarde avec des prunelles menaçantes et sauvages comme celles d’un tigre. Si je trahissais la « Cause », il me tuerait, j’en suis sûr. Cet être manque de cœur, il n’a pas plus de pitié qu’une lame d’acier, il est froid comme la glace. Je ne crains pas Diaz et tous ses égorgeurs, mais ce garçon-là, je l’avoue, me fait peur ! Il exhale la mort !

Ce n’en fut pas moins Vera qui persuada aux autres de mettre Rivera à l’épreuve en lui confiant une mission délicate. La ligne de communication entre Los Angeles et la basse Californie avait été coupée. Trois camarades avaient été contraints de creuser leur propre tombe pour y être abattus ensuite à coups de fusil ; deux autres moisissaient dans une prison des États-Unis à Los Angeles. Le chef fédéral, Juan Alvarado, ayant déjoué tous leurs plans, il ne leur était plus possible de renouer contact avec les membres actifs ni de mener la propagande révolutionnaire en basse Californie.

Le jeune Rivera reçut ses instructions et fut dépêché au sud. À son retour, la ligne de communication était rétablie et Juan Alvarado assassiné ; on l’avait découvert dans son lit un poignard planté jusqu’à la garde dans la poitrine. Ces résultats dépassaient les ordres qu’avait reçus Rivera, mais les membres de la Junte connaissaient heure par heure tous ses faits et gestes. Ils ne lui posèrent pas de question, et il ne parla pas davantage. Mais ils s’entre-regardèrent : ils avaient compris…

— Que vous disais-je ? fit Vera. Diaz n’a pas d’ennemi plus mortel que cet adolescent. Il est implacable : c’est la main du Seigneur !

Le mauvais caractère du gamin, auquel May Sethby avait fait allusion se manifestait par maints témoignages physiques. Il leur revenait tantôt avec la lèvre fendue, tantôt avec la joue bleuie, l’œil poché ou l’oreille enflée. De toute évidence, ce batailleur accomplissait ses exploits dans un autre milieu où, tout, ses faits et gestes, sa façon de vivre, de dormir, de se nourrir, de gagner de l’argent, devenait de plus en plus mystérieux aux yeux de ses camarades. À la longue, on eut recours à lui pour typographier la petite feuille hebdomadaire de propagande révolutionnaire. Certains jours, il était incapable d’aligner ses caractères d’imprimerie ; ses poings étaient meurtris et enflés, ou bien l’un de ses bras pendait, inerte, à son côté et une douleur muette se peignait sur son visage.

— C’est un débauché, dit alors Arrellano.

— Il fréquente les bas-fonds, appuya Ramos.

— Mais d’où diable tire-t-il son argent ? demanda un jour Vera. Aujourd’hui même, je viens d’apprendre qu’il a réglé la note du fournisseur de papier : cent quarante dollars !

— Toutes ces absences me semblent louches ! Jamais il ne s’explique à leur sujet.

— Nous devrions mettre un des nôtres à ses trousses, proposa Ramos.

— Je ne voudrais pas être celui-là, dit Vera. Vous ne me reverriez, je le crains, que pour m’enterrer. Il doit avoir une terrible passion, et il ne tolérera pas que Dieu même s’interpose entre elle et lui.

— Devant lui, je me sens faible comme un enfant, je l’avoue, fit Ramos.

— Pour moi, dit Arrellano, savez-vous ce qu’il représente ? L’être primitif par excellence dans toute sa force, le loup, le serpent à sonnettes ou le scolopendre qui tuent leur victime d’un coup de dent.

— C’est la révolution incarnée ! reprit Vera. Il en est la flamme et l’esprit, l’insatiable soif de vengeance qui assassine dans l’ombre sans un bruit : c’est l’Ange de la Destruction qui opère dans les ténèbres de la nuit.

— Il m’inspire de la pitié, déclara May Sethby — une pitié à m’arracher les larmes ! Il n’a ni amis ni connaissances, il hait tout le monde. Il ne nous tolère, nous, que parce que nous répondons à ses aspirations ! Il est seul… seul !

Sa voix se brisa en un demi-sanglot et ses yeux s’embrumèrent.

Les allées et venues de Rivera étaient pour le moins énigmatiques. À certains moments, on ne le revoyait pas de toute une semaine ; il disparut une fois pendant un mois entier. Il revenait toujours silencieux aux bureaux de la Junte ; et invariablement, en ces occasions, il déposait discrètement une poignée de pièces d’or sur le bureau de May Sethby. Puis, des jours et des semaines durant, il consacrait de nouveau tout son temps à la Junte pour redisparaître ensuite, pendant des périodes irrégulières, au milieu de la journée. Ces jours-là, il arrivait de très bonne heure au bureau pour n’en repartir que tard dans la soirée. Arrellano l’avait trouvé une fois, à minuit, en train de composer sa planche d’imprimerie, fort mal en point avec des mains fraîchement enflées aux jointures et une lèvre fendue encore sanguinolente.

II

L’heure décisive approchait. Le sort de la révolution dépendait de la Junte, et celle-ci traversait une situation plutôt critique. Le besoin d’argent s’avérait plus pressant que jamais, et jamais il n’avait été aussi difficile de se procurer des fonds. Les patriotes avaient donné jusqu’à leur dernier sou et ne pouvaient faire davantage. Des débris d’équipes d’ouvriers — péons fugitifs venant du Mexique  — avaient offert la moitié de leur maigre salaire. Mais d’autres sacrifices étaient nécessaires. Les longues années de travail patient, souterrain, le labeur pénible et ingrat de ces intrigues et complots dont il fallait sans cesse renouer les fils, allaient enfin porter leurs fruits. Le dénouement était imminent. Le destin de la révolution était dans le plateau de la balance, il suffisait encore d’une légère poussée, d’un ultime et héroïque effort pour le faire pencher du côté de la victoire… Les révolutionnaires connaissaient leur Mexique : une fois déclenchée, la révolution se déroulerait toute seule ; tout le système Diaz s’abattrait, comme un château de cartes. La frontière était prête à se soulever. Un Yankee, avec une centaine de volontaires, n’attendait qu’un mot pour la franchir et entreprendre la conquête de la basse Californie. Mais il manquait de fusils. Il en fallait aussi à tous les membres affiliés de la Junte, jusqu’à l’Atlantique, avec lesquels ils se tenaient en contact, à tous ceux qui s’étaient joints à eux : aventuriers, soldats de fortune, bandits, syndiqués américains en rupture de ban, renégats, socialistes, anarchistes, sacripants, exilés mexicains, péons en fuite, mineurs chassés à coups de fouet des parcs à bœuf de Cœur d’Alene et du Colorado que la rancune poussait à se battre — toute cette racaille, enfin, que rejette le monde moderne si follement compliqué. Tous clamaient :

— Des fusils, des munitions !

C’était le cri universel, incessant.

Cette horde d’individus sans aveu, ennemis de la société, une fois jetée de l’autre côté de la frontière, la révolution était en marche ; l’Hôtel des Douanes, les ports d’accès du nord tombaient aux mains de cette masse. Incapable de résister, Diaz n’oserait pas lui opposer le poids de ses armées, car il lui fallait tenir le sud. L’incendie gagnerait le sud, néanmoins. Le peuple se soulèverait. Les villes se rendraient, les États s’écrouleraient les uns après les autres, et, en fin de compte, de tous côtés, les armées victorieuses de la révolution viendraient s’abattre sur la ville de Mexico, le dernier rempart de Diaz.

Mais où dénicher l’argent ? Ils avaient les hommes, impatients d’agir, prêts à faire cracher les fusils ; ils connaissaient les trafiquants qui leur vendraient et leur livreraient des armes. Mais fomenter la révolution avait épuisé les ressources de la Junte. Le dernier dollar était parti, il n’y avait plus un patriote qui ne fût pressuré jusqu’à son dernier sou, et le sort de la grande aventure oscillait toujours dans la balance. Des armes et des munitions ! Il fallait armer les bataillons de la faim et de la misère. Mais comment ? Ramos se lamentait, pleurant ses propriétés confisquées. Arrellano gémissait sur sa jeunesse gaspillée. May Sethby se disait que les choses se fussent passées différemment si la Junte avait été plus économe dans le passé.

— Et dire que la liberté du Mexique tient à quelques méchants dollars de plus ou de moins ! s’écria Paulino Vera.

Le découragement se lisait sur leurs traits. José Amarillo, leur dernier espoir, un converti récent qui avait promis de l’argent, venait d’être appréhendé, dans son hacienda de Chihuahua, et fusillé contre le mur de sa propre écurie. La nouvelle venait de leur parvenir.

Rivera, qui, à genoux, était en train de frotter le plancher, leva les yeux à cette annonce : la brosse en l’air et les bras nus tout barbouillés de savon et d’eau sale, il demanda :

— Cinq mille dollars feraient-ils l’affaire ?

Ils le regardèrent, stupéfaits. Vera fit un signe affirmatif, trop suffoqué pour parler, mais pénétré aussitôt d’une vaste foi.

— Commandez les fusils ! dit Rivera, prononçant le plus long soliloque jamais sorti de ses lèvres. Il ajouta : Le temps presse. D’ici trois semaines, je vous apporterai ces cinq mille dollars. Ça ira ! La température sera plus chaude pour les combattants. Voilà ! C’est le mieux que je puisse faire !

Vera en dépit de sa foi, éprouvait certains doutes. Trop d’espoirs étaient tombés à rien depuis son adhésion au parti révolutionnaire. Il avait confiance en ce petit déguenillé et, cependant, il n’osait la lui accorder tout entière.

— Tu es fou ! dit-il.

— D’ici trois semaines, vous verrez ! dit Rivera. Commandez toujours vos fusils !

Il se releva, rabattit ses manches de chemise, et enfila sa veste :

— Commandez vos fusils, vous dis-je. Je m’en vais, au revoir !

III

Après beaucoup d’allées et venues et maints coups de téléphone agrémentés de jurons, on tenait séance de nuit dans le bureau de Kelly. Celui-ci était débordé d’ouvrage et la guigne le poursuivait. Il avait réussi à faire venir Danny Ward de New York, avait préparé un combat de boxe entre lui et Billy Carthey, voilà de cela trois semaines, et, depuis deux jours qu’on en cachait soigneusement la nouvelle aux rédacteurs sportifs, Carthey gardait le lit, gravement blessé. Et personne pour prendre sa place ! Kelly avait brûlé tous les fils télégraphiques de l’est du pays à la recherche de tous les poids légers possibles, mais sans succès : tous étaient liés par des contrats.

Or, maintenant l’espoir renaissait, un faible espoir…

— Tu en as un sacré toupet ! dit Kelly à Rivera, qui venait de lui exposer son cas.

Une lueur haineuse couvait dans l’œil de celui-ci, mais ses traits restaient impassibles :

— Je peux battre Ward, se borna-t-il à dire.

— Qu’en sais-tu ? L’as-tu seulement jamais vu à l’œuvre ?

Rivera fit non de la tête :

— Il pourrait t’assommer d’une main et les yeux fermés !

Rivera haussa les épaules :

— C’est là toute ta réponse ? lui jeta brutalement le promoteur de rencontres sportives.

— Je te répète que je puis le battre !

— Serais-tu seulement capable de te mesurer avec un autre ? demanda Michel Kelly.

Michel, frère du promoteur, tenait la salle de jeux de Yellowstone et empochait des sommes rondelettes sur les paris des combats de boxe. Rivera se contenta de lui décocher un sourire chargé de dédain.

Le secrétaire de Kelly, jeune homme d’allure nettement sportive, ricana ostensiblement :

— Eh bien, fit Kelly rompant le silence hostile, tu connais Roberts. Il devrait être ici, je l’ai fait demander. Assieds-toi et attends, mais ne te fais pas d’illusion : tu n’as pas la moindre chance contre lui. Je ne puis offrir à mon public un match de quatre sous. Les places de premier rang se vendent à quinze dollars pièce, tu le sais.

Roberts arriva, dans un léger état d’ébriété. C’était un grand diable, maigre et osseux, désarticulé tel un pantin, à la démarche traînarde comme son parler nasillard et lent.

— Dis-moi, Roberts, tu te targues d’avoir découvert ce petit Mexicain. Tu sais que Carthey s’est cassé le bras. Et voilà cet avorton de jaune qui a l’aplomb de s’offrir pour remplacer Carthey. Qu’en dis-tu ?

— Ça colle, Kelly, fit la voix pâteuse. Il sait se battre.

— Tu vas sans doute me dire tout à l’heure qu’il est à même de rosser Ward ? s’exclama Kelly d’un ton goguenard.

Roberts prit son temps et, tel un juge rendant un arrêt, répondit :

— Non, je n’irai pas jusque-là. Je place Ward en haut de l’échelle. C’est, sur le ring, l’as des as. Mais il ne pourrait réduire ce garçon-là en chair à pâté en un clin d’œil. Je connais Rivera comme personne. Je n’ai découvert aucun point faible en lui. Il y va des deux poings, et vous envoie mordre la poussière de n’importe quel angle.

— Bon. Mais de quoi est-il capable ? Tu as entraîné et formé des boxeurs toute ta vie, je te tire mon chapeau pour ton jugement. Ton gringalet peut-il en donner au public pour son argent ?

— Pour sûr. Je dis plus : il donnera diablement du fil à retordre à Ward. Tu ne connais pas ce garçon-là. Moi je l’ai découvert, je sais à quoi m’en tenir. Il n’a pas une faille. C’est un vrai démon entre les cordes avec son talent d’amateur, il en bouchera un coin à Ward et à vous tous. Je ne prétends pas qu’il lui flanquera une pile, mais il se comportera avec une telle maîtrise que vous reconnaîtrez tous déjà en lui un futur champion.

— C’est bien, fit Kelly.

Il se tourna vers son secrétaire :

— Téléphone à Ward de venir. Je l’ai prévenu de se tenir prêt si j’avais à le demander. Il est au Yellowstone, à se pavaner devant la foule.

Kelly se retourna vers l’entraîneur :

— Veux-tu boire un coup ?

Roberts sirota son cocktail et devint expansif :

— Je ne vous ai jamais raconté comment j’ai découvert ce petit croquant. Il est venu montrer son nez à mon établissement il y a deux ans. Je mettais Prayne en forme pour son combat avec Delaney. Prayne est brutal, comme vous savez : il n’a pas pour deux sous de pitié. À l’entraînement, il malmenait ses partenaires avec une telle cruauté que je ne pouvais plus trouver personne pour travailler avec lui. J’avais remarqué ce petit crève-la-faim de Mexicain qui rôdait toujours autour de nous. En désespoir de cause, je l’empoigne, je lui colle une paire de gants, et je lui ordonne d’y aller. Il avait le cuir plus dur qu’une peau de sanglier, mais il était faible et ignorait les premiers rudiments de la boxe. Prayne l’a pour ainsi dire déchiqueté. Mais le myrmidon a tenu le coup pendant deux rounds, puis s’est évanoui de faim, voilà tout. Mais dans quel état ! Tu ne l’aurais pas reconnu. Je lui ai donné un demi-dollar et un bon repas. J’aurais voulu que tu le voies s’empiffrer : depuis deux jours, il n’avait rien eu à se mettre sous la dent. Bon ! me dis-je, on ne le reverra plus ! Mais voilà que, le lendemain, il reparaît, tout endolori, pouvant à peine remuer, mais prêt pour un autre demi-dollar et la croûte. Et, avec le temps, il a fait des progrès. Il est né batailleur et il est coriace. Il encaisse, c’est à ne pas croire. À la place du cœur, il a un morceau de glace. Il n’a pas prononcé onze mots de suite depuis que je le connais. Celui-là s’entend à la besogne !

— Oui, je l’ai vu, dit le secrétaire. Il en a abattu pas mal pour toi.

— Tous les meilleurs de mes élèves se sont essayés sur lui, poursuivit Roberts, et il a retenu quelque chose de ces rencontres. J’en connais qu’il aurait pu rosser, mais cela ne lui disait rien. Il avait l’air d’y aller avec répugnance comme si on l’y forçait.

— Il s’est battu dans les petits clubs, ces derniers mois ? demanda Kelly.

— Pour sûr, je ne sais pas ce qu’il lui a pris, mais tout d’un coup il a mis du cœur à l’ouvrage et a rossé tous les petits gars de la région. Il avait besoin d’argent, sans doute, et il en gagne pas mal, bien qu’à sa mise, on ne le croirait guère ! C’est un drôle de pistolet : personne ne sait ce qu’il fait, personne ne connaît l’emploi de son temps. Même quand il est à l’entraînement, il disparaît pendant la majeure partie de la journée dès qu’il a fini son travail. Parfois, on ne le voit plus de plusieurs semaines. Inutile de lui donner de conseil : il n’en fait qu’à sa tête. Il rapportera une fortune à celui qui se chargera de le dresser, mais il ne veut pas entendre parler d’un manager. Et Dieu sait comme il joue serré dès qu’il s’agit de toucher la galette ! Tu vas voir cela quand on débattra les conditions !

À ce moment de la conversation, Danny Ward, toute condescendance et amabilité, en conquérant habitué aux hommages et auquel rien ne résiste, fit une entrée sensationnelle, accompagné de son manager et de son entraîneur. Il distribua à la ronde les poignées de main, les bons mots, les salutations, une plaisanterie par-ci, une répartie par-là, avec un sourire pour chacun. C’était un genre qu’il se donnait. Excellent comédien, Ward avait découvert que la franche jovialité procurait un atout précieux dans le petit jeu qui consiste à faire son chemin dans le monde. Mais au fond, il était combatif, calme, résolu et pratique. Le reste était un masque. Ceux qui le connaissaient ou avaient affaire à lui disaient que si on en venait à parler chiffres, il redevenait aussitôt « Danny-rubis-sur-l’ongle ». Il assistait à toutes les discussions d’affaires, et certains prétendaient que son manager n’était qu’un paravent n’ayant pour toute fonction que de servir de porte-parole à Danny.

Rivera était d’une autre pâte. Il avait dans les veines un mélange de sang indien et espagnol. Il se tenait à l’écart dans un coin, silencieux, immobile, se bornant à promener d’un visage à l’autre un œil noir qui enregistrait tout.

— Ah ! Voilà le gars ! fit Danny, en jetant sur son futur adversaire un regard appréciateur. Comment cela va-t-il, mon vieux ?

Les prunelles de Rivera flamboyaient de haine et il ne daigna pas répondre à ce cordial accueil. Il détestait tous les gringos et avec une soudaineté qui, même chez lui, était rare, il ressentit pour celui-ci une aversion instinctive.

— Bigre ! s’exclama facétieusement Danny en s’adressant au promoteur. Tu ne t’attends tout de même pas à ce que je me batte avec un sourd-muet !

Quand le rire que provoqua cette saillie se fut éteint, il en lança une autre :

— Los Angeles doit manquer d’athlètes, si c’est là tout ce que tu as pu dénicher ? Dans quel jardin d’enfants as-tu ramassé ce gamin ?

— C’est un bon petit gars, Danny, crois-m’en, fit Roberts, pour défendre son protégé. Et il n’est pas si facile à manier qu’il paraît.

— Et la moitié de la salle est déjà louée, ajouta Kelly ; il te faut l’accepter, Danny, nous n’avons personne de mieux à t’offrir.

Danny accorda à Rivera un nouveau coup d’œil indifférent, rien moins que flatteur, et soupira :

— Va falloir y aller doucement avec lui. Pourvu au moins qu’il ne me claque pas sous la main !

Roberts ricana.

— Tu feras bien de prendre garde, je t’en préviens. Méfie-toi d’un novice tout à fait capable de placer sournoisement un coup heureux.

— J’aurai l’œil, j’aurai l’œil, tranquillise-toi, riposta Danny avec un sourire. Je prendrai sa mesure dès le début et je le ferai durer jusqu’au bout pour amuser le bon public. Que dis-tu de quinze reprises, Kelly ?… et, après, le swing qui le mettra knock-out.

— Ça colle, du moment que tu t’arranges pour que ça ait l’air sérieux.

— Et maintenant, parlons affaires. Danny s’interrompit pour réfléchir et calculer : Bien entendu, 65 % des recettes d’entrée, comme avec Carthey. Mais la répartition devra être différente : quatre-vingts pour moi, ça ira… Tu acceptes ? demanda-t-il à son manager.

Celui-ci fit un signe affirmatif.

— Hé, là-bas. Tu as saisi ? demanda Kelly au Mexicain.

Rivera secoua la tête négativement.

— Eh bien, voilà ! exposa Kelly ; la bourse sera de soixante-cinq pour cent des recettes d’entrée. Tu es un illustre inconnu. Toi et Danny vous vous partagez, 20 % pour toi et 80 % pour Danny. C’est équitable, n’est-ce pas, Roberts ?

— Très équitable, admit Roberts. Tu comprends petit, tu n’es pas encore célèbre.

— Que représente soixante-cinq pour cent des recettes d’entrée ? demanda Rivera.

— Cinq mille dollars environ, peut-être davantage, cela peut aller jusqu’à huit mille, interrompit Danny. Ta part pourra se monter à plus de mille dollars, peut-être quinze cents. Pas mal, hein, pour se faire flanquer une pile par un type de ma réputation.

Alors, Rivera les stupéfia tous.

— Le gagnant ramasse tout, trancha-t-il d’un ton décisif.

Il y eut un silence mortel :

— C’est comme qui dirait un bébé qui lâche son bonbon ! s’exclama ironiquement le manager de Danny.

Mais celui-ci secoua la tête :

— Je suis trop vieux à ce jeu-là, expliqua-t-il. Je ne veux rien insinuer contre l’arbitre ou la présente compagnie, ni médire des bookmakers ou des coups fortunés, qui ne sont pas toujours le résultat du hasard. Mais ce que je dis, c’est qu’un boxeur de ma classe ne se paye pas de cette monnaie-là. Je joue franc et à coup sûr. On ne sait jamais. Je pourrais me casser le bras, ou on pourrait me droguer, qui sait ? Non, conclut-il, gagnant ou perdant, c’est du quatre-vingts pour moi ! Qu’est-ce que tu dis de ça, toi, le Mexicain ?

Rivera fit un nouveau signe de tête négatif.

Danny eut une explosion de colère. Il y allait de sa poche, à présent :

— Quoi ! sale petit pouilleux ! J’ai bien envie de te démolir le portrait dès maintenant !

Roberts interposa son corps insolent entre les adversaires.

— Le gagnant prend tout ! répéta Rivera avec obstination.

— Pourquoi t’entêtes-tu ainsi ? demanda Danny.

— Je peux te battre, riposta l’autre.

Danny fit mine de retirer sa veste. Mais, son manager le savait pertinemment, ce geste était pour la galerie. La veste ne quitta pas ses épaules et Danny se laissa calmer par le groupe d’hommes qui d’ailleurs, sympathisaient avec lui. Rivera, seul, leur tenait tête.

— Voyons ! petit niais, fit à son tour Kelly, réfléchis : aux yeux du public, tu représentes un zéro. Nous connaissons tes prouesses de ces derniers mois. Tu as roulé de petits boxeurs locaux. Mais Danny est d’une autre trempe. Son prochain combat après celui-ci sera pour le championnat. Toi, tu es un inconnu. Personne n’a jamais entendu parler de toi en dehors de Los Angeles, et encore !

— On en parlera… après cette rencontre, répondit Rivera avec un haussement d’épaules.

— Crois-tu une seconde que tu es capable de me battre, lui jeta Danny.

Rivera fit signe que oui.

— Allons, voyons ! sois raisonnable, insista Kelly. Pense à la réclame que cela va te faire.

— C’est l’argent qu’il me faut, répondit Rivera.

— Tu pourras essayer pendant mille ans, tu ne viendras jamais à bout de moi, déclara dédaigneusement Danny.

— Alors, pourquoi flanches-tu ? riposta Rivera… Si tu es aussi sûr de gagner ton argent, pourquoi as-tu peur ?

— Eh bien ! je marche. Et tu l’auras voulu ! s’exclama Danny subitement décidé. Je vais t’assommer sur place, et tu laisseras ta peau sur le ring, mon petit gars. Cela t’apprendra à te moquer ainsi de moi ! Rédige le contrat, Kelly. Écris : « Le gagnant prend tout. » Prépare un papier, pour les nouvelles sportives. Dis aux journaux qu’il s’agit d’un combat pour l’honneur, pour relever un défi. Je vais apprendre à vivre à ce blanc-bec !

Le secrétaire de Kelly commençait d’écrire, lorsque Danny l’interrompit :

— Attends ! Il se tourna vers Rivera : « Les poids ? »

— Au ring, au moment de la rencontre.

— Non, mon petit, pas de ça ! Si le gagnant prend tout, nous faisons les poids à dix heures.

— Et le gagnant prend tout ? demanda Rivera.

Danny fit signe que oui. La question était réglée. Il monterait sur le tapis en pleine possession de sa force.

— Soit, les poids à dix heures, dit Rivera.

La plume du secrétaire se remit à gratter le papier…

— Tu lui donnes cinq livres, sais-tu ? dit Roberts à Rivera d’un ton de reproche. Mon petit, tu es trop sûr de toi. Danny sera aussi fort qu’un taureau. C’est idiot ce que tu as fait-là. Il va te rosser, c’est sûr. Tu n’as pas plus de chance qu’une goutte de rosée en enfer !

Rivera se contenta de répondre par un long regard de haine. Il méprisait même ce gringo-là, ce gringo qu’il avait trouvé le plus « blanc » parmi eux tous…

IV

Le public prêta à peine attention à Rivera quand il monta sur le ring.

Quelques maigres applaudissements, très dispersés, saluèrent seuls son entrée. Il n’avait pas la confiance de la salle. On voyait en lui l’agneau offert en holocauste aux poings du grand Danny. Les spectateurs étaient, du reste, fort déçus : ils s’étaient attendus à une bataille acharnée entre Danny Ward et Billy Carthey, et il leur fallait se contenter, à la place de celui-ci, d’un piètre novice. Ils avaient manifesté en pariant à deux, et même à trois contre un pour Danny. Et le cœur du public va là où est son argent.

Le jeune Mexicain s’assit dans son coin et attendit. Lentement, les minutes s’écoulèrent. Danny le faisait languir. Le truc était vieux, mais il opérait toujours sur les débutants. La crainte les gagnait lorsqu’ils se voyaient assis de la sorte, face à face avec ce public brutal et grossier qui commençait déjà à se noyer dans la griserie des nuages de tabac. Mais, pour une fois, ce stratagème échoua. Roberts avait dit juste ; Rivera n’avait pas de talon d’Achille. Ce garçon, dont le moral était plus délicatement coordonné, les nerfs plus finement sensitifs et tendus qu’aucun de ceux qui le regardaient, demeurait impassible. L’atmosphère pessimiste qui régnait dans son propre coin ne produisait nul effet sur lui. Ses seconds, des gringos et des étrangers, ne comptaient pas. Rebut de ce monde du pugilat, ils ne possédaient pas la moindre notion de l’honneur. De plus, ils ne conservaient aucun espoir sur l’issue du combat.

— Maintenant, prends garde à toi, lui souffla comme dernière recommandation Hagerty dit « l’araignée », son principal second. Fais-le durer tant que tu pourras… ce sont les instructions de Kelly. Sinon, la presse dira que c’est un match pour la frime, et la boxe en pâtira plus que toi à Los Angeles !

La perspective ne semblait guère encourageante. Mais Rivera n’en avait cure. Il professait un profond mépris pour le pugilisme mercenaire, pour l’odieuse combinaison du gringo. Il s’était résigné à servir de tête de Turc aux autres, dans la tente des entraîneurs, uniquement parce qu’il crevait de faim. Le fait qu’il était admirablement charpenté pour la boxe n’était point entré en ligne de compte. Il lui répugnait de se battre à coups de poing pour de l’argent. Il lui avait fallu entrer à la Junte pour tâter de ce métier, et il y avait trouvé un moyen facile de s’emplir les poches. Il n’était pas le premier fils d’Adam qui eût remporté le succès dans une profession honnie.

D’ailleurs, il n’analysait pas ses sentiments. Seul, un fait s’imposait à son esprit : il devait gagner la partie. Il ne pouvait, à ses yeux, y avoir d’autre résultat. Car, derrière lui, stimulant sa foi, existaient des forces beaucoup plus profondes que n’eût pu s’imaginer cette salle comble. Danny Ward combattait pour l’argent et pour toutes les satisfactions matérielles que cet argent lui promettait. Mais les causes qui poussaient Rivera sur le ring embrasaient son cerveau : assis maintenant tout seul dans son coin, dans l’attente de son rusé et perfide adversaire, les yeux grands ouverts sur cette foule houleuse, il revoyait certaines scènes aussi distinctement qu’à l’époque où il les avait vécues.

Il revoyait les usines hydrauliques, aux murs blancs, de Rio-Blanco, les six mille ouvriers hâves et affamés, hommes et femmes, et les petits enfants de sept et huit ans qui peinaient à la tâche pendant de longues journées pour dix cents par jour. Il revoyait ces cadavres ambulants, les têtes spectrales et squelettiques des hommes qui trimaient dans les ateliers de teinture, ces « trous à suicides », comme les appelait son père, où la camarde vous terrassait au bout d’un an. Il revoyait la courette de leur maison, sa mère vaquant aux soins de la cuisine et aux grossières besognes du ménage, et trouvant le temps, dans cet esclavage, de lui prodiguer de l’affection et des caresses. Il revoyait aussi son père, grand gaillard à fortes moustaches et à large poitrine, la bonté même, qui, aimant tous ses semblables, trouvait encore assez de place en son cœur pour adorer sa femme et son enfant, ce petit muchacho, qui jouait dans un coin de la cour. À cette époque, il ne s’appelait pas Felipe Rivera, mais Fernandez, comme son père et sa mère et Juan était son prénom. Plus tard, il avait de lui-même changé ce nom de Fernandez, après avoir découvert qu’il était haï des préfets de police, des « jefes politicos » et des « rurales ».

Ah ! Joaquim Fernandez ! ce grand homme de cœur ! quelle place il occupait dans les visions de Rivera ! Il se le représentait en train de choisir et de ranger ses caractères en plomb dans la petite imprimerie ou griffonnant des lignes hâtives, nerveuses, sur le vieux pupitre patiné par l’usage. Et il se remémorait ces étranges soirées où des ouvriers s’en venaient à la nuit, furtivement, avec des mines de malfaiteurs, trouver son père pour s’entretenir avec lui pendant de longues heures, tandis que lui, le muchacho, était censé dormir dans son coin…

Tout à ses pensées, Rivera entendit la voix lointaine de Hagerty-l’Araignée, qui lui disait :

— Il ne s’agit pas de dormir sur le tapis au début. Voici tes instructions : encaisse et gagne ton fric !…

Dix minutes s’étaient écoulées. Rivera se tenait toujours assis dans son coin et Danny ne paraissait pas encore : il exploitait évidemment la ruse jusqu’à son extrême limite.

Mais Rivera n’en avait cure. D’autres visions lui revenaient à la mémoire : la grève, entre autres, ou plutôt le renvoi en masse des travailleurs de Rio-Blanco pour s’être solidarisés avec leurs frères grévistes de Puebla ; la faim, les expéditions dans la montagne à la recherche des mûres, des racines et des herbes que ces pauvres bougres dévoraient et qui leur causaient à tous d’affreux tiraillements d’estomac ; puis le cauchemar ; la plaine nue devant l’entrepôt de la Société ; le général Rosalio Martinez et les soldats de Porfirio Diaz ; les fusils crachant la mort, noyant dans le sang les travailleurs et leurs revendications… du sang, toujours du sang. Ah ! cette nuit inoubliable ! Il revoyait les charrettes plates sur lesquelles étaient empilés les cadavres des victimes qu’on faisait filer à la Vera Cruz, pour les jeter en pâture aux requins de la baie. Il se revoyait rampant sur ces monceaux funèbres, cherchant et finissant par trouver, nus et mutilés, son père et sa mère. Il se rappelait surtout sa mère, dont le visage seul dépassait sous le poids de douzaines de cadavres qui écrasaient son pauvre corps. Puis, les fusils des soldats de Porfirio Diaz se remirent à cracher ; il s’abattit de nouveau par terre et s’éloigna en rampant comme un coyote pourchassé dans la montagne…

À ses oreilles parvint une immense clameur, semblable à celle de la mer, et il vit Danny Ward, précédant son escorte d’entraîneurs et de seconds, qui descendait les marches de l’aile droite. La salle en délire acclamait son héros, dont la victoire était certaine ; tous le proclamaient, tous étaient pour lui. Cet enthousiasme gagna jusqu’aux seconds de Rivera, qui retrouvèrent un semblant d’animation et de bonne humeur lorsque Danny, avec une affectation de grâce légère, plongea sous les cordes et monta au tapis. Le sourire s’étalait sur tous ses traits, jusque dans la profondeur de ses yeux. Jamais plus jovial lutteur n’était monté sur les planches. Sa mine proclamait la bonne humeur, la franche camaraderie. Il connaissait tout le monde, il plaisantait, saluait et interpellait ses amis à travers les cordes. Ceux qui se trouvaient plus loin, incapables de contenir leur admiration, s’égosillaient à crier : « Danny ! Danny ! ohé Danny ! »

Cette ovation délirante dura cinq bonnes minutes.

Personne ne prêtait attention à Rivera. Pour tous ces gens-là Danny seul comptait ; l’autre n’existait pas. La face bouffie d’Hagerty-l’Araignée se pencha à l’oreille de Rivera :

— Il ne s’agit pas d’avoir la frousse, je te préviens. Et souviens-toi des instructions : il faut que ça dure, il n’est pas question d’aller au tapis ! Si tu fais le chien couchant, nous avons l’ordre de te flanquer une raclée dans la pièce d’habillage. Compris ? Bats-toi, et dans les règles, voilà tout ce qu’on te demande.

La salle commença d’applaudir. Danny traversait le tapis et s’avançait vers son rival. Il s’inclina, saisit la main droite de Rivera dans les deux siennes et la secoua avec une chaleureuse cordialité. Son visage baigné de sourires était tout contre celui de Rivera. Le public cria de joie devant cette manifestation de l’esprit sportif de Danny : il accueillait son adversaire avec une affection toute fraternelle. Ses lèvres remuaient, et les spectateurs, interprétant les mots qu’on n’entendait pas comme d’excellentes paroles de camaraderie, hurlèrent de plus belle. Seul Rivera comprenait ce que lui disait son ennemi à voix basse :

— Petit rat mexicain, sifflait-il entre ses lèvres simulant un sourire, je vais tirer tout le sang jaune de ta peau !

Rivera ne broncha pas, il ne se leva pas de son tabouret, mais se contenta de haïr avec ses yeux…

— Debout ! eh ! froussard ! lui jeta un spectateur des gradins d’arrière.

La foule se mit à le siffler et à le huer pour son attitude antisportive, mais il demeurait assis, impassible. Un nouveau tonnerre d’applaudissements salua Danny, quand il retraversa le tapis pour se rendre dans son coin.

Lorsque le champion se dévêtit, il fut salué par des cris d’admiration. Son corps était parfait, plein de vie, d’une souplesse où se révélait la santé et la force.

Un murmure de désappointement et d’antipathie s’éleva lorsque Hagerty-l’Araignée fit glisser le chandail de Rivera par-dessus sa tête. Son corps, en raison du hâle de sa peau, paraissait plus maigre qu’il n’était en réalité. Il avait de bons muscles, mais qui ne saillaient pas comme ceux de son rival.

La profondeur de la poitrine échappait à l’attention des spectateurs ; ils ne soupçonnaient pas non plus la qualité du tissu de cette chair, les réflexes instantanés de ces muscles, le degré d’affinement de ces nerfs, ce réseau de fils d’acier qui commandait toutes les parties de cette splendide machine de combat. La salle vit seulement un adolescent de dix-huit ans, à peau brune, avec l’apparence de gamin. Il en allait tout autrement de Danny, qui avait le corps d’un homme de vingt-quatre ans, dans toute la force de l’âge. Le contraste fut plus frappant encore quand les deux adversaires se tinrent côte à côte, au centre du ring.

Rivera aperçut Roberts, assis au second rang, derrière les membres de la presse. Il était plus gris que jamais, et s’exprimait d’une voix pâteuse :

— Ne te frappe pas, Rivera ! Il ne peut pas te tuer, rappelle-toi ça ! Il commencera en trombe, mais ne t’impressionne pas ! Contente-toi de couvrir et de parer, esquive et fais du corps à corps. Il ne te fera pas grand mal. Figure-toi que tu es à l’entraînement et qu’il te tambourine dessus !

Rivera feignit de n’avoir pas entendu.

— Il n’est guère loquace ce soir, hein ! murmura Roberts à l’oreille de son voisin.

— Bah ! il est toujours comme ça !

Mais Rivera, l’esprit ailleurs, en oubliait son air haineux habituel. Une vision d’innombrables fusils le rendait aveugle à tout le reste : aussi loin que son œil pût porter, jusqu’aux sièges à un dollar tout là-haut, dans cet océan de têtes qui le regardaient, chacun de ces visages se transformait en fusil. Sa pensée se reportait vers l’interminable frontière mexicaine, aride et desséchée, où se pressaient des hordes déguenillées qui n’attendaient que des armes.

Le gong retentit. Le combat était engagé. La salle hurlait de joie. Jamais on n’avait vu de bataille dont l’issue s’annonçait de façon si convaincante. Les journaux ne se trompaient point : deux haines personnelles s’affrontaient !… À l’appel du gong, Danny franchit d’un bond les trois quarts de la distance qui le séparait de son adversaire : de toute évidence il entendait ne faire qu’une bouchée du petit Mexicain. Il le martelait de coups, ses poings s’abattaient comme des fléaux, Rivera était submergé sous cette avalanche de coups assénés par un maître de l’art pugilistique qui le dominait complètement dans les corps à corps, l’acculait à la corde et le rejetait contre elle aussitôt que l’arbitre les séparait.

Ce n’était pas un combat de boxe, mais une tuerie, un massacre. Un autre public que celui du ring eût épuisé toutes ses émotions dès cette première minute. Danny montrait tout le talent dont il était capable !

On finissait par oublier Rivera. Une minute s’écoula, puis deux. Lors d’une séparation des deux rivaux, le public aperçut alors le Mexicain : sa lèvre était fendue et son nez saignait. Comme il se tournait en chancelant pour se réfugier dans un « clinch », l’on vit son dos, tout zébré des lignes rouges que le contact brutal de son corps avec les cordes avait imprimées dans sa chair. Mais les spectateurs ne remarquèrent pas que sa poitrine ne haletait point et que ses yeux conservaient leur regard dur et froid. Trop d’aspirants au championnat avaient pratiqué sur lui, dans ces cruels camps d’entraînement, ces assauts de tueurs d’hommes, pour qu’il s’en effrayât ; il avait appris à en sortir vivant, pour une rémunération variant d’un demi-dollar par épreuve à quinze dollars par semaine. Il avait été à dure école, et elle l’avait endurci.

Soudain, une chose stupéfiante se produisit : l’avalanche de coups, que l’œil pouvait à peine suivre, cessa brusquement. Rivera était debout, tout seul ! Danny, le redoutable Danny, gisait sur le dos, tremblant convulsivement en s’efforçant de reprendre conscience. Il ne s’était pas affaissé, ni étalé de tout son long. Un crochet du droit de Rivera l’avait atteint en plein élan et abattu comme s’il l’avait tué net. L’arbitre écarta d’une main le Mexicain, penché sur le champion tombé, et compta les secondes. Les amateurs de boxe saluent d’ordinaire de leurs acclamations un coup net et franc qui envoie son homme par terre. Mais ici personne n’applaudit. Le choc était trop inattendu. Au milieu du silence s’éleva, triomphante, la voix de Roberts :

— Hein ! je vous avais bien dit que c’était un gaillard à deux poings !

Dès la cinquième seconde, Danny avait roulé sur lui-même, face au plancher. À « sept », il reposait sur un genou, prêt à se relever après « neuf » et avant « dix ». Si, à dix, son genou demeurait toujours à terre, il serait considéré non seulement comme « tombé », mais comme ayant perdu. Dès l’instant où son genou quitterait le plancher, Rivera aurait le droit de le mettre à terre de nouveau. Or, Rivera, avait bien l’intention de ne point manquer l’occasion qui s’offrait à lui. Il tourna autour de sa victime, épiant chacun de ses mouvements, mais l’arbitre tournait, lui aussi, entre eux deux, et Rivera constata qu’il comptait les secondes avec une lenteur exagérée. Tous les gringos, jusqu’à l’arbitre, se liguaient contre lui !

Au bout de « neuf », l’arbitre écarta Rivera d’une brusque poussée.

Ce geste déloyal permit à Danny de se relever, le sourire revenu aux lèvres. À demi plié en deux et protégeant de ses bras croisés sa tête et sa poitrine, il força habilement le corps à corps. D’après toutes les règles de la boxe, l’arbitre aurait dû intervenir et les séparer, mais il n’en fit rien : il laissa Danny s’accrocher à son adversaire avec la ténacité du coquillage sur les rocs que bat la lame et reprendre peu à peu des forces. La dernière minute du round était presque écoulée : s’il pouvait durer jusqu’à la fin, une pleine minute dans son coin, lui suffirait pour se remettre d’aplomb. Or, bien qu’à un moment donné il semblât au bout de son rouleau, il réussit à tenir jusqu’à la fin, et ce fut avec un nouveau sourire qu’il regagna son tabouret.

— Ce bougre-là a un cran de tous les diables ! confia Danny tout pantelant à son second.

La seconde et la troisième reprises se passèrent dans le calme. Danny, passé maître dans tous les artifices du ring, se contenta de parer, de bloquer les coups et à faire du « clinch », s’évertuant à se remettre des coups durs qu’il avait reçus lors du premier round. Au quatrième round, il avait repris pleine possession de lui-même. Si brutale qu’eût été la secousse, son excellente constitution lui avait permis de recouvrer toute sa vigueur. Mais, renonçant à vaincre son homme par des moyens trop brutaux, il changea de tactique : le Mexicain s’était montré plus sauvage qu’un Tartare. Il mit donc en jeu toutes ses ressources pugilistiques. En fait de ruses et d’expérience, il l’emportait de beaucoup sur l’autre et bien qu’il ne pût placer un coup décisif, il essaya d’user les forces de son rival par un martèlement systématique. Il plaçait trois coups pour un de Rivera ; c’étaient des coups simplement « punitifs » mais dont la somme totale constituait un redoutable danger.

Rivera utilisait, pour se défendre, un direct du gauche déconcertant, au plus grand dam de la bouche et du nez de Danny, où s’accumulaient les dégâts. Mais Danny pouvait à volonté changer sa manière de combat. Il s’attacha donc au corps à corps où il excellait particulièrement ; en outre, cette tactique lui permettait d’éviter les directs de l’autre. Là, il était tout à son affaire et plus d’une fois il souleva le délire de la foule, notamment lorsque d’un « clinch », il asséna au Mexicain, à bras raccourci, un uppercut qui le projeta en l’air et l’envoya au tapis. Rivera se reposa sur un genou, profitant jusqu’au bout du délai de dix secondes que l’arbitre, il ne l’ignorait point, écourtait dans son cas.

Au septième round, Danny plaça une fois de plus son diabolique uppercut en raccourci. Il ne réussit qu’à ébranler Rivera, mais l’instant d’après il le frappa d’un coup formidable qui l’envoya à travers les cordes. Le corps de Rivera tomba sur la tête des journalistes qui le hissèrent jusqu’au bord du ring.

Rivera demeura là, reposant sur un genou, tandis que l’arbitre égrenait rapidement les secondes. De l’autre côté des cordes, sous lesquelles il lui fallait se baisser pour rentrer dans l’arène, Danny l’attendait. L’arbitre, au lieu de le repousser, n’intervenait pas. La salle, ravie, délirait :

— Tue-le ! Danny, tue-le ! hurlait-on de toutes parts.

On eût dit une bande de loups assoiffés de sang.

Danny fit de son mieux pour satisfaire la salle, mais Rivera, au compte de huit — sans attendre la neuvième seconde — jaillit à l’improviste de dessous la corde et se réfugia dans un « clinch ». L’arbitre s’empressa de l’en arracher pour l’offrir aux coups de Danny, auquel il donnait tous les avantages.

Mais Rivera ne se laissait pas tuer et son étourdissement se dissipait. Tout cela lui paraissait naturel : ces gens-là appartenaient à la race haïe des gringos, et il n’y avait pas de justice à attendre d’eux. Ses visions continuèrent à passer comme des éclairs dans son cerveau : de longues voies ferrées dont les rails étincelaient dans le désert, des policiers américains, des prisons, des vagabonds rôdant autour des réservoirs, tout ce sordide et douloureux panorama de son odyssée, après Rio-Blanco et la grève. Puis, resplendissante et glorieuse, il entrevoyait la grande révolution des Rouges balayant toute l’étendue de son pays.

La salle montrait une fureur croissante contre Rivera. Pourquoi ne se faisait-il pas rosser comme c’était prévu ? Car rossé il serait, cela allait de soi. Pourquoi s’obstiner ainsi ? Bien peu s’intéressaient à lui, en dehors du pourcentage habituel de ces joueurs professionnels qui misent pour avoir beaucoup sur la chance infime d’un hasard. Tout persuadés qu’ils étaient de la victoire de Danny, ils avaient néanmoins misé sur le Mexicain à quatre contre dix et à un contre trois. On avait joué d’assez fortes sommes sur la résistance de Rivera. D’importants paris avaient été engagés autour du ring qu’il ne durerait pas sept rounds, ni même six.

Cependant, Rivera refusait de se laisser battre. Pendant toute la huitième reprise, son adversaire tenta vainement de répéter son uppercut. Au neuvième round, Rivera stupéfia encore la salle. En plein au milieu d’un clinch, il se déroba avec la souplesse d’une anguille et, dans l’étroit espace entre les deux corps, son droit jaillit de la ceinture, et paf ! Danny alla au tapis pour ne se relever que juste avant la dernière seconde. Le public n’en revenait pas. Son idole était prise à son propre piège ! Son fameux uppercut se retournait contre elle. Rivera n’essaya pas d’atteindre Danny au compte de « neuf » : l’arbitre bloquait ouvertement le chemin, mais il avait soin de s’écarter lorsque l’inverse se produisait et que Rivera voulait se relever.

Deux fois encore, au dixième round, Rivera plaça cet uppercut du droit partant de la ceinture qui vint s’écraser sur le menton de son rival. Danny réprimait difficilement sa fureur. Il n’abandonna pas pour autant son sourire, mais il en revint à sa tactique de ruées furibondes ; toutefois, il n’arriva pas à endommager Rivera. Ce fut au contraire celui-ci qui, après avoir résisté à cet ouragan déchaîné, envoya trois fois de suite au tapis son adversaire. À présent, Danny ne se remettait plus si vite et, au onzième round, il était en piteux état. Mais à partir de cette reprise jusqu’à la quatorzième, l’art qu’il déploya fut le plus beau de sa carrière. Il parait, se dérobait, bloquait, ménageant parcimonieusement ses forces, s’attachant de tous ses efforts à reprendre possession de sa vigueur. En outre, il tirait parti de tous les artifices — légitimes ou non — que connaissent les vétérans de la boxe, soit en cognant de la tête, comme accidentellement, dans l’estomac de son rival, soit en coinçant son gant entre son corps et son bras, soit encore en bâillonnant de son propre gant la bouche du Mexicain, pour lui couper la respiration. Souvent, dans les accrochages, entre ses lèvres fendues et souriantes, glissaient dans l’oreille de Rivera les plus basses insultes et les injures les plus ordurières… Tous, dans la salle, depuis l’arbitre jusqu’au dernier des spectateurs prenaient parti pour Danny, l’aidaient et l’encourageaient. Ils devinaient bien la surprise qu’il leur réservait. Ayant trouvé son maître en ce surprenant petit boxeur inconnu, il entendait jouer son va-tout sur un seul coup de poing. Il s’offrait à ceux de son rival, faisant des feintes, l’attirait, le tâtait, cherchant le point faible, guettant l’ouverture, l’unique percée qui lui permît de placer un coup de toute la force de son élan et de son poids et qui fît tourner en sa faveur l’issue de la bataille. À l’instar d’un autre grand boxeur, la chose était possible : par un direct du droit et du gauche, au plexus solaire d’abord, puis en travers de la mâchoire. Danny pouvait décocher ce coup-là, car il savait garder toute la vigueur de son poing tant qu’il tenait sur ses jambes.

Les seconds de Rivera ne le soignaient qu’à demi dans les intervalles des reprises. Leurs serviettes ne s’agitaient que pour la forme, mollement, sans chasser beaucoup d’air dans les poumons pantelants de leur homme. Hagerty-l’Araignée lui prodiguait des conseils, mais Rivera n’était pas dupe : c’étaient de mauvais conseils.

Au quatorzième round, il abattit de nouveau Danny et resta debout, immobile, les bras ballants, pendant que l’arbitre comptait les secondes. Du coin opposé, il avait surpris des chuchotements suspects. Il vit Michel Kelly se diriger vers Roberts, se pencher et lui murmurer quelques mots à l’oreille. Avec son ouïe de félin, Rivera saisit des bribes de leur conversation, mais il désirait en entendre davantage, et lorsque son adversaire se releva, il fit en sorte de l’acculer dans un « clinch » contre les cordes :

— … Il le faut !… Il faut absolument que Danny gagne — sinon j’y perds une fortune… J’ai misé de grosses sommes… de l’argent à moi… S’il dure jusqu’au quinzième, je suis fichu… Il t’écoutera, toi. Parle-lui !

Désormais, Rivera, abandonnant ses visions, reprit le sens des réalités : on essayait de le tromper, une fois de plus, il « descendit » Danny et resta debout, les bras collés au corps. Roberts se dressa :

— Son compte est bon ! lui cria-t-il. Va dans ton coin !

Il parlait de ce ton autoritaire qu’il employait souvent avec Rivera au camp d’entraînement. Mais Rivera lui décocha un regard chargé de haine et attendit que Danny se relevât. Lorsqu’il eut regagné sa place dans la minute de repos, Kelly, l’organisateur, s’en vint le trouver pour tenter de lui faire entendre raison :

— Assez de ce jeu-là, ou que le diable t’emporte ! lui dit-il tout bas, d’une voix âpre et rauque. Tu vas rester sur le tapis, comme convenu, Rivera ! Ne me lâche pas, et j’assure ton avenir : tu tomberas Danny la prochaine fois, mais aujourd’hui abandonne-lui l’avantage.

Les yeux de Rivera montrèrent qu’il avait entendu.

— Eh bien ! tu ne réponds pas ? demanda Kelly, que ce silence irritait.

— De toute façon, tu as perdu d’avance, renchérit Hagerty. L’arbitre ne te permettra pas de gagner ! Écoute Kelly.

— Allons ! appuya Kelly d’un ton suppliant, laisse-toi battre et je t’aiderai pour le championnat ! (Rivera ne répondait toujours pas…)

Au coup de gong, Rivera eut l’impression qu’on tramait un complot contre lui dans l’enceinte. La salle n’y était pour rien. Danny semblait avoir retrouvé son assurance du début. La confiance avec laquelle il s’avançait effraya Rivera. Sûrement on lui préparait un coup sournois. Danny s’élança pour attaquer, mais Rivera refusa la rencontre. Il esquiva l’attaque en faisant un pas de côté. L’autre cherchait visiblement un corps à corps. Rivera reculait en tournant tout autour du ring, mais il ne se dissimulait pas que, tôt ou tard, le « clinch » se produirait. En désespoir de cause, il résolut d’en avoir le cœur net. Il feignit d’accepter le « clinch » lorsque Danny revint à la charge, puis, au dernier instant, au moment précis où leurs corps allaient se confondre, d’un mouvement rapide et souple, Rivera se déroba. Aussitôt un cri de protestation : « Coup interdit ! » s’éleva dans le coin de Danny. Rivera les avait joués ! L’arbitre, irrésolu, ne savait que faire. La décision qui tremblait sur ses lèvres ne put être articulée, car des gradins du fond la voix gouailleuse d’un gamin jeta :

— Cousu de fil blanc, votre truc !

Danny ne se gêna plus pour injurier ouvertement et provoquer Rivera qui lui échappait en sautillant. D’ailleurs, celui-ci avait pris son parti de ne plus frapper au corps. C’était compromettre la moitié de ses chances de victoire, mais il comprenait qu’il ne gagnerait la partie qu’en réservant toutes les forces qui lui restaient pour un coup à distance, à la tête. Ses ennemis épiaient la moindre occasion pour le disqualifier. Danny, dès lors, en oublia toute précaution. Pendant deux rounds, il poursuivit et bourra de coups le petit Mexicain qui n’osait pas l’affronter de près. Rivera reçut une avalanche de coups qu’il encaissa stoïquement plutôt que de risquer le dangereux « clinch ». Pendant ce suprême effort de Danny tout le public debout délira de joie. Il ne comprenait pas : il voyait seulement son favori gagner la partie.

— Pourquoi ne te bats-tu pas ? hurlaient des voix furieuses à l’adresse du Mexicain. Poltron ! Il a les foies !… il a les foies ! Vas-y donc, eh ! capon ! Vas-y donc ? Tue-le, Danny, tu le tiens cette fois ! Tue-le !

Rivera était le seul homme de toute la salle qui eût gardé son sang-froid. De tempérament, il était plus passionné que tous ces gens-là, mais il avait enduré tant de souffrances dans la vie que cette fureur collective de dix mille gorges se relayant pour lui cracher leur haine — tel le flot qui se ramasse pour de nouveaux assauts — ne lui faisait pas plus d’effet que la brise veloutée d’un crépuscule estival…

Le triomphe de Danny dura jusqu’à la dix-septième reprise. Sous la force d’un coup dur, Rivera parut s’affaisser et chanceler ; ses mains s’abattirent, impuissantes, tandis qu’il reculait en titubant. Danny crut tenir son homme. Mais ce n’était qu’une feinte de la part de Rivera. Voyant que l’autre n’était plus sur ses gardes, il lui décocha un magnifique direct en plein sur la bouche. Danny s’effondra. Quand il se releva, il fut abattu de nouveau par un coup de haut en bas au cou et à la mâchoire, que Rivera répéta trois fois. Nul arbitre ne pouvait le disqualifier pour ces coups.

— Oh ! Bill ! Bill ! cria à celui-ci Kelly d’une voix implorante.

— Je n’y peux rien ! répondit l’autre sur le même ton plaintif. Il ne me donne pas l’occasion d’intervenir !

Tout démoli qu’il était, Danny héroïquement, continua à se remettre sur pied et à revenir à la charge pour être renvoyé au tapis. Kelly et d’autres compères, autour du ring, demandèrent à cor et à cri la police pour mettre fin à ce massacre, bien que les seconds de Danny se refusassent toujours à jeter l’éponge. Rivera aperçut enfin le gros capitaine de la police qui se hissait péniblement entre les cordes. Quel nouveau tour allait-on lui jouer ? Savait-on jamais, avec ces gringos ! Pour tricher, ils avaient tant de cordes à leur arc !… Danny, qui venait de se remettre debout, vacillait devant lui, tout « groggy », tenant à peine sur ses jambes. L’arbitre et le capitaine allaient poser la main sur Rivera lorsqu’il asséna le dernier coup. Ils n’eurent pas besoin d’arrêter le combat car, cette fois, Danny ne se releva pas…

— Comptez ! hurla Rivera, d’une voix rauque, à l’arbitre.

Quand celui-ci eut fini de compter les secondes, les soigneurs de Danny vinrent le ramasser et l’emporter dans son coin.

— Qui a gagné ? demanda Rivera.

Bien à contre-cœur, l’arbitre saisit sa main gantée et l’éleva en l’air en signe de victoire.

Personne n’acclama le vainqueur. Rivera, sans escorte pour l’accompagner, regagna son coin, où ses seconds n’avaient pas encore replacé leur pliant. Il s’appuya aux cordes de l’enceinte, la tête en arrière et promena ses yeux autour de lui sur cette foule de dix mille gringos qu’il engloba dans un même regard de haine. Les genoux tremblant sous lui, il sanglota d’émotion. Toutes ces faces haïes chaviraient de-ci de-là, devant ses yeux, dans un vertige de nausée. Puis il se souvint que ces gens représentaient les « fusils ».

Les fusils lui appartenaient : la révolution pouvait maintenant poursuivre sa marche !