Pour la Bagatelle/8

Albin Michel (p. 123-132).



VIII


Assis confortablement dans un majestueux fauteuil Louis XIII adossé aux tapisseries de la muraille, Armand Lestrange, béat, solennel, le cigare aux lèvres, écoutait son jeune secrétaire lui faire la lecture du courrier.

Il payait deux cents francs par mois le plaisir d’entendre ses louanges passer par la bouche d’un autre ; et cet autre, il l’avait choisi débutant, naïf, gobeur, un peu jaloux. Car le romancier sans talent éprouvait une jouissance extrême à voir envier sa quarantaine par un écrivain de dix-huit ans.

Quotidiennement, Lestrange recevait des lettres de lectrices appâtées par la concupiscence mêlée de dévotion qui se dégageait de ses romans d’amours religieuses où le péché de luxure était complaisamment décrit durant trois cents pages avant de trouver son châtiment en guise de dénouement moral.

Et son jeune secrétaire lisait tout haut ces missives d’inconnues curieuses et romanesques qui proposaient à l’écrivain des rendez-vous dans une église.

Armand, souriant avec suffisance, regardait le jeune homme décacheter les enveloppes mauves ou grises, exagérément grandes et rectangulaires ou ridiculement hautes et carrées, noircies d’une écriture prétentieuse.

Tout à coup, le secrétaire lui tendit une lettre, discrètement, sans l’ouvrir.

— Eh bien, qu’est-ce ? interrogea Lestrange, étonné.

— Mais monsieur, il y a personnelle

— Enfant ! dit Armand d’un air condescendant. Lisez donc… Est-ce que nous ne savons pas d’avance que cette lettre débute ainsi : « Illustre Maître, je suis votre humble admiratrice »…

Docile, le secrétaire décacheta l’enveloppe et commença de lire à voix haute :

« Gros cocu,

« Tu es trop godiche pour t’apercevoir tout seul que ta femme te trompe ; et pourtant… »

— C’est bon. Donnez-moi ça, interrompit Lestrange, autoritaire et sec.

Le petit secrétaire s’esquiva en riant sous cape, diverti par cet incident burlesque.

Resté seul, Armand Lestrange acheva cette lecture désagréable. Il haussa les épaules : bah ! la classique injure anonyme…

Mais il était furieux que son jeune secrétaire y fût initié. Il murmura :

— Si j’avais su !…

Puis il fit gravement cette réflexion saugrenue :

— Voilà ce que c’est que d’aimer les côtelettes panées.

Ainsi que cela se passe dans bien des intérieurs, ce mari représentait la femme dans son ménage. Alors que Simone, indifférente et douce, laissait les domestiques tranquilles, Armand, tatillon, exigeant et acrimonieux, s’arrêtait à mille petits détails et se plaisait à rôder autour de la cuisine quand il n’espionnait pas la femme de chambre. Gourmet, de surcroît, comme tous les sédentaires à professions intellectuelles, il tyrannisait de remontrances et de conseils culinaires les nombreux cordons-bleus qui défilaient dans cette maison qualifiée de « boîte » par l’opinion ancillaire.

La semaine précédente, il avait renvoyé, après une discussion tumultueuse, une nouvelle cuisinière à laquelle il reprochait de ne pas réussir les côtelettes panées.

« Panné vous-même ! » lui avait répliqué cette fille exaspérée en jetant son tablier sur le fourneau.

Lestrange lui attribuait, non sans raison, cette lettre anonyme d’orthographe et de propreté douteuses.

Il courut aussitôt vers la chambre de sa femme, enchanté d’avoir une occasion de la tourmenter.

Simone se coiffait ; en cache-corset, ses bras nus levés dans cette posture si gracieuse qui avantage le buste ; elle enfonçait des épingles dorées dans ses torsades blondes. Dans la glace, elle aperçut la silhouette de son mari entrant par le fond.

Simone questionna d’un ton agacé :

— Oh ! qu’est-ce que vous voulez ?… Vous savez bien que mes cheveux ne peuvent plus tenir quand on me dérange au moment où je me coiffe !

— C’est moi, ma chère, qu’on prétend coiffé, riposta Armand Lestrange.

Et lui tendant la lettre anonyme, il intima :

— Lisez ceci.

Simone obéit machinalement et murmura avec répugnance :


« Gros cocu,

« Tu es trop godiche pour t’apercevoir que ta femme te trompe ; et, pourtant, tout le quartier sait bien que madame couche avec un monsieur qui est dans la politique. À preuve que le concierge où qu’il a sa garçonnière a lu des lettres signées Simone Lestrange restées ouvertes sur son bureau, pendant qu’il faisait l’appartement. D’ailleurs c’est bien fait pour toi ; tu n’as que ce que tu mérites. »


Mme  Lestrange observa dédaigneusement :

— Avec votre manie de changer de cuisinière tous les quinze jours, je m’étonne que vous n’ayez pas reçu plus souvent de ces ordures-là.

En réalité, elle était fort inquiète mais s’efforçait de réprimer son trouble en présence d’Armand.

Elle songeait : « Que ce Romain est imprudent : laisser traîner mes lettres sur son bureau !… Ah ! nos lettres d’amour… Pauvres femmes éperdues, nous les écrivons avec fièvre, entraînées malgré nous à exprimer nos sentiments avant d’oser les prouver à l’aimé… Nous jetons notre cœur sur le papier… Et celui qui reçoit ces protestations passionnées les oublie négligemment sur une table, parmi des lettres de fournisseurs, à la merci des indiscrets. »

Et elle se rappelait avec quelle ardeur Romain sollicitait ses lettres, à défaut de faveurs plus effectives. C’était bien la peine de lui écrire !

Elle se ressaisit. Armand lui disait :

— Je le sais bien, parbleu ! que cette lettre doit être d’Adèle, cette effrontée que j’ai congédiée… N’importe. Croyez-vous qu’il me soit agréable, ma chère, que la première bonne venue puisse trouver dans mon entourage ces éléments de dénonciation ?

Simone pâlit. Cette fois, les soupçons de son mari ne l’énervaient plus, mais l’effrayaient beaucoup puisqu’ils étaient fondés.

Elle balbutia, en feignant d’être blessée :

— Entendez-vous insinuer par là que ma conduite justifie les calomnies ?

Armand Lestrange la toisa d’un regard apitoyé, avec un sourire plein de fatuité. Tout à coup, reprenant le tutoiement familier, il dit sur un ton de supériorité indulgente :

— Tu serais bien contente, hein ! si je croyais à ton infidélité… Oh ! toutes les femmes sont capables de tromper leur mari… Seulement, voilà, il y a des hommes qu’on ne trompe jamais. Ce n’est pas en toi que j’ai confiance, c’est en moi. Rassure-toi, Simone, mes reproches ne te sont point adressés…

Il acheva, en manifestant une soudaine colère :

— Par exemple… Elle commence à m’embêter, ta sœur !

Simone le considéra en marquant une certaine surprise.

Il continua :

— Et ta mère se comporte envers moi d’une manière inqualifiable. Elle n’a jamais pu me souffrir, d’ailleurs… Aussi, j’en ai assez, et je vais leur exprimer une bonne foi ma façon de voir à leur sujet… tu entends… J’y vais de ce pas !

— Eh bien, allez-y ! répliqua Simone avec indifférence.

Le calme affecté par sa femme exacerbait l’irritation d’Armand Lestrange.

Il sortit en claquant les portes.

Dès qu’il fut parti, le visage de Simone s’éclaira d’une gaieté malicieuse. Soulagée, amusée, délivrée de toute crainte, elle s’écria d’une voix joyeuse :

— Je comprends tout… Quelle veine : il croit que c’est Camille !

Simone conclut :

— Et Camille est trop adroite pour me trahir.