Pour la Bagatelle/7

Albin Michel (p. 107-122).



VII


C’était un soir de première, au Théâtre-Français. Romain accompagnait le sénateur et Mme  Vérani qui n’en manquaient pas une. Debout, au fond de la loge, le jeune homme lorgnait la salle par-dessus les épaules de ses parents. Ces divertissements pris en famille l’amusaient médiocrement ; en général, il s’esquivait au second entr’acte, jugeant son devoir accompli. Sec et svelte dans son frac de drap mince, il dissimulait l’ennui de son visage en portant fréquemment la lorgnette à ses yeux. Il examinait, avec une petite moue méprisante, le public des bourgeois : bonnes têtes stupides ou masques cyniques d’enrichis ; les femmes : poupées fardées, endiamantées, aux mines étudiées, aux sourires factices ; tout un monde de gens manégés où un geste bien naturel, un rire bien franc eussent paru incorrects à force d’être inusités.

Romain cherchait, au moins, à caresser son regard de quelques jolies choses féminines : la blancheur d’une épaule nue, la finesse d’un profil perdu, la rondeur potelée de deux seins apparaissant dans l’évasement d’un corsage trop penché.

Tout à coup, il tressaillit : il venait de reconnaître, assises à l’orchestre, la comtesse de Francilly et sa fille, la brune Simone ; celle-ci, très décolletée dans une robe blanche, offrait, sous la matité d’une nuque envahie de frisons sombres, la surprise inattendue d’une chair laiteuse et satinée, plus claire, plus pâle que le teint du visage.

Le jeune député remarqua avec satisfaction que Mme  de Francilly était engagée dans une conversation très animée avec le chef du cabinet du ministre du Bien Public, un avocat nommé Neuville qu’il connaissait personnellement.

Romain pensa aussitôt : « À l’entr’acte, j’attraperai Neuville dans un couloir et je l’interviewerai sur le compte de ces dames… Enfin ! Voilà quelqu’un susceptible de me fournir une précieuse indication ! »

Maximilien Neuville — que Romain se félicitait de rencontrer ce soir — était un de ces hommes entre deux âges qui se flattent de paraître celui des deux qu’ils n’ont plus. Vieux célibataire macéré dans la tranquillité lénitive de son égoïsme comme un cornichon dans son bocal, il faisait encore illusion de verdeur à quinze pas, grâce à la maigreur et à la longueur de sa haute charpente ; mais, la toute petite tête qui surmontait ce grand corps dégingandé accusait par son teint livide, ses cheveux gris, sa patte d’oie et ses fanons, la fatigue de ses quarante-huit ans.

D’esprit superficiel, capable de travail mais incapable d’énergie, plus vaniteux qu’ambitieux, plus snob que jouisseur, il avait la conviction d’avoir manqué son but alors qu’il avait simplement manqué de courage. Avocat obscur dans sa jeunesse besogneuse, il avait connu sa chance vers la quarantaine en perdant son père et sa mère : apitoyée de le voir seul, une tante à héritage avait recueilli le vieil orphelin à qui elle offrait le vivre et le couvert, lui laissant le soin de ses dépenses personnelles. Comme sa respectable parente fréquentait le monde parlementaire, Maximilien s’était découvert des visées politiques ; il avait échoué à la députation, mais sa tante, qui connaissait le ministre du Bien Public, l’avait fait agréer à celui-ci pour chef de cabinet. Neuville, à l’instar de tous les ratés, enviait forcément ceux de ses camarades qui avaient réussi. Il ne se demandait pas si ses revers étaient dus à son caractère : sa cervelle d’oiseau était assoiffée de distractions « chics » et d’imitation servile des personnages à la mode ; il vivait dans la préoccupation constante de son maintien, de ses paroles, de ses vêtements, qui copiaient toujours le maintien, les paroles et les vêtements d’un homme du jour. Il arborait la coiffure d’Henri Robert, les chemises d’Henry Bernstein et la nullité d’André de Fouquières. À cela, il ajoutait le ridicule de ne rechercher que la société des jeunes : il pratiquait le golf, le flirt, la danse ; portait des gilets de couleurs tendres et jouait au tennis avec des gamines de dix-huit ans.

Romain, qui l’avait connu chez sa tante et retrouvé dans des milieux parlementaires, le surnommait « Le Vieux Jeune homme » ou le « Parasite avunculaire ».

De son côté, Maximilien Neuville ne pouvait souffrir ce fils à papa millionnaire qui avait trouvé un portefeuille de député dans les tiroirs paternels. Mais ils évoluaient dans le même cercle : la fréquence de leurs rapports les amenaient à une familiarité forcée qui atténuait l’ironie de l’un et la jalousie de l’autre : c’étaient, en somme, deux bons amis suivant la conception de l’amitié mondaine.

Ce soir, Romain considérait le chef de cabinet comme un envoyé de la Providence ; dès que la toile tomba, le jeune homme se précipita dans les couloirs et descendit à l’orchestre. Il aperçut enfin Neuville et l’aborda avec une vive cordialité.

Après l’échange de répliques banales, inévitables, Romain dit :

— Vous avez pour voisine une dame qui est avec une bien jolie femme.

— N’est-ce pas ?

Maximilien Neuville souriait d’un air satisfait. Le député, qui ne voulait pas que l’entretien changeât de sujet, enchaîna :

— C’est la comtesse de Francilly ?

— Parfaitement.

— Et sa fille ?

— Oui : Mme  Lestrange.

Neuville ajouta en confidence :

— Une jeune femme peu favorisée, malgré ses charmes ; elle vit presque séparée de son mari qui la délaisse.

Romain répliqua avec une curiosité intense :

— Il y a longtemps que vous les connaissez ?

— Moi ?… depuis cinq minutes.

— Hein ?

À l’exclamation stupéfaite du député, Neuville répondit en prenant un air avantageux :

— J’avais remarqué ma jolie voisine en entrant… Sous un prétexte, j’ai engagé la conversation avec la mère… Ces dames ne sont point d’un abord farouche ; elles voyaient qu’elles avaient affaire à un homme du monde et l’étiquette anglaise est passée de mode… Pour savoir leur nom, je leur ai donné le mien… Ma carte indique tous mes titres et inspira sans doute confiance à Mme  de Francilly, car c’est elle qui m’a mis, à mots couverts, au courant des démêlés conjugaux de la belle Mme  Lestrange… Je vais tâcher de les revoir ailleurs qu’au théâtre.

Romain, tout désappointé, quitta son compagnon. Tandis qu’il regagnait la loge de ses parents, le jeune homme songeait : « Ce don Juan en papier mâché n’est pas plus avancé que moi… Si c’est un conte, il s’en fait conter. Si c’est la vérité, il n’en possède pas d’autres preuves que les miennes. »

Sa soirée s’acheva sur cette impression décourageante.

Mais le lendemain matin, Romain s’éveilla dans des dispositions très différentes. Il se dit : « Deux opinions valent mieux qu’une… Neuville n’est pas un aigle : néanmoins, si mauvais auxiliaire soit-il, je pourrai l’utiliser. »

Et sortant à pied, il descendit lentement l’avenue des Champs-Élysées, séduit par le beau temps, la fraîcheur, la lumière du ciel clair et doux. Romain commençait une de ces journées où il semble que l’existence nous accueille avec bienveillance. Il ressentait l’ivresse d’une espérance sans cause, le cœur chaud de plaisir intime.

La place de la Concorde lui parut plus belle que jamais ; et il trouva un attrait nouveau aux marronniers touffus qui baignaient d’ombre les trottoirs du boulevard Saint-Germain. Ces bouffées de joie exubérante, ce sont des accès de jeunesse où s’épanche l’instinct de la bête saine et joyeuse qui cabriole pour le plaisir d’éprouver sa souplesse. Aucun bonheur motivé ne peut égaler ce bonheur inconscient.

Dans cet état d’allégresse vague et de bien-être physique, Romain Vérani entra au ministère du Bien Public et fit passer sa carte au chef du cabinet Neuville.

Celui-ci le reçut aussitôt. Il fumait mélancoliquement en considérant avec épouvante les dossiers qui s’accumulaient sur son bureau.

À la vue du député, il dit avec appréhension :

— Que désirez-vous, mon cher ?

Craignant que cette visite n’apportât encore quelque perturbation dans son travail ; — et oubliant que le jeune député ne s’occupait jamais de politique.

Romain déclara flegmatiquement :

— Mon bon Neuville, je viens vous communiquer une découverte que j’ai faite. N’ayez pas peur : il ne s’agit point d’une machine à niveler les routes ni d’un nouveau moyen de transport. Cela ne concerne pas votre ministère : donc, cela doit vous intéresser. Il est question de Mme  Lestrange : vous vous figurez qu’elle est brune, enjouée, et qu’elle a vingt-deux ou vingt-trois ans ?… Or, je puis vous affirmer que je l’ai vue blonde, mélancolique, grande et mince, paraissant bien vingt-neuf ans…

Le snob Maximilien s’ahurissait facilement : l’étude assidue des imbéciles en vogue ne pouvait guère contribuer à développer son jugement ; et jamais il n’avait choisi pour modèle un homme d’esprit supérieur, puisque cette sorte de supériorité ne s’affiche point dans l’allée des Acacias.

Aussi les propos de Romain le plongèrent dans une hébétude absolue : il n’essayait même pas de comprendre.

Constatant l’effet désastreux que produisaient ses paroles, le jeune Vérani se hâta de mettre Neuville au courant de sa double aventure en s’expliquant le plus clairement possible. Il conclut :

— J’ai pu, sans manquer à la discrétion d’un galant homme, vous faire cette confidence : j’ai forcément respecté l’incognito de l’une de ces deux dames, puisqu’elles prétendent porter le même nom. Il faut que l’usurpatrice ne puisse se jouer de nous ; et, pour cela, notre entente est indispensable : convenons de nous répéter réciproquement ce que chacun apprendra de son côté… Qu’en pensez-vous ?

Maximilien répondit d’un air préoccupé :

— Je pense que la fausse Mme  Lestrange est sans doute une aventurière.

— C’est aussi mon avis.

— Et ne pas savoir laquelle… Ah ! mon Dieu ! Mon Dieu ! Mon Dieu !

Maximilien gémissait avec une désolation enfantine. Romain, égayé, s’étonna :

— Eh ! bien, qu’est-ce que ça peut vous faire, après tout ?

— Mais c’est ma tante !

— Quoi, votre tante ?

— Que dirait ma tante si elle me savait sur le point de me fourvoyer dans une aventure équivoque ! Elle est si ombrageuse, si susceptible, si irritable… J’ai beaucoup de ménagements pour sa santé délicate : elle est tellement impressionnable !

« Et elle n’a pas encore testé », acheva mentalement Romain Vérani.

Un garçon de bureau entra et remit une lettre à Neuville.

— Allons ! ça, c’est le bouquet ! s’exclama Maximilien d’un ton navré.

Et il tendit au député la carte qu’il avait retirée de l’enveloppe. Romain lut :


La Comtesse de Francilly
remercie vivement M. Neuville ; et reste chez elle le lundi.


Il regarda Maximilien d’un air interrogateur ; et remarqua :

— Mais c’est une invitation ?

— Parbleu ! Je l’ai bien cherchée… Je dois vous avouer que je suis sorti hier du théâtre avec une envie effrénée de poursuivre mes relations avec ces dames. Ce matin, de très bonne heure, je suis allé dans un magasin de primeurs et j’ai fait emballer une dizaine d’admirables pèches dans une bourriche que j’ai fait porter chez Mme  de Francilly « en la priant respectueusement d’accepter ces quelques fruits que j’avais reçus de ma propriété de Montreuil »…

— Vous possédez une propriété à Montreuil ?

— Non : c’est ma tante.

Maximilien continua :

— J’allais peut-être un peu vite… Mais enfin, un envoi de fruits s’accepte toujours. Vous voyez d’ailleurs la réponse : Mme  de Francilly m’indique son jour.

— Où vous rencontrerez sans doute ma jolie brune… Eh bien, mon cher, il faut en profiter !

Neuville hochait la tête. Il avoua :

— Vos révélations m’ont singulièrement refroidi… Cette connaissance ne me tente plus guère… Vous comprenez, c’est à cause de ma tante… J’ai peur.

Coglione ! marmotta entre ses dents Romain Vérani, qui savait l’italien comme tout méridional de la Riviera.

Il reprit tout haut :

— Vous irez, entendez-vous : je veux que vous y alliez ! Oui ou non, avons-nous convenu de marcher ensemble afin de débrouiller cette énigme ?

Et le jeune député conclut d’une voix railleuse :

— Vous avez plus de vingt-et-un ans, mon cher… Que diable ! Madame votre tante ne peut s’opposer à un détournement de majeur !