Pour la Bagatelle/2

Albin Michel (p. 25-35).



II


— C’est intolérable… Chaque fois que je suis enrhumé, je trouve les fenêtres ouvertes !

Armand Lestrange effectuait sa rentrée en tempête, maugréant dès le vestibule. Il cria, en apercevant sa femme :

— C’est bien la peine d’avoir trois domestiques pour n’être ni soigné, ni contenté, ni même servi !… Ça donne envie de tout lâcher, ma parole !

Simone haussa les épaules, sans répondre, et passa dans la salle à manger.

L’heure du dîner était un supplice pour la jeune femme : en tête à tête avec son mari, elle devait supporter l’humeur agressive, les lamentations perpétuelles d’Armand. S’il y avait des invités, Lestrange devenait aimable ; mais Simone ne s’amusait pas plus pour cela, n’ayant point le droit de choisir ses convives et recevant uniquement les amis de son mari qui lui déplaisaient presque tous. En sa qualité d’écrivain mercantile et sans talent, méprisé des vrais artistes, Armand Lestrange aimait à s’entourer de confrères ratés qu’il écrasait de son luxe et couvrait de sa protection ostentatrice, car il jouissait d’une espèce d’influence.

Lestrange représentait le type du rond-de-cuir littéraire : il s’entendait à occuper diverses sinécures, réservées aux médiocres ; il était fonctionnaire à la Société des Gens de Lettres, à celle des Auteurs, au comité de diverses revues ; n’ayant point le sens de l’indépendance et passant volontiers sa journée à faire antichambre au ministère de l’Instruction Publique. Ses opinions cléricales, qu’il affichait avec une conviction d’arriviste, lui ouvraient les portes de quelques journaux avides d’allumer les torches d’une nouvelle guerre religieuse au brasier de la guerre européenne. Armand jouait son rôle d’incendiaire sans remords, fier d’être un sous-Barrès et de singer Daudet fils.

Ce soir, le ménage Lestrange n’avait pas d’invité. À table, Simone s’enferma dans l’absolu mutisme qui l’aidait à se défendre contre l’atrabile de son mari.

Armand commençait par se plaindre de tous les mets, grommelait contre la cuisinière ; ce qui l’entraînait, par extension, à médire des femmes « qui n’étaient bonnes à rien qu’à rendre l’homme malheureux ». Ce qui exaspérait Simone, lorsqu’il entamait ce chapitre, c’est qu’il semblait la soupçonner elle-même d’infidélité, elle qui en était encore à se reprocher de ne l’avoir jamais trahi.

Tandis que Lestrange débitait ces phrases maladroites, Simone le toisait avec animosité. Il mâchait lourdement ses aliments et ses paroles. Sous le lustre électrique, sa face large de quadragénaire engraissé évoquait celle des empereurs byzantins. Le front droit, le nez grec, les traits purs étaient gâtés par la bestialité des maxillaires en mouvement. Les yeux saillants, trop grands, taillés en amandes, avaient un regard bête sous la sotte coiffure des cheveux noirs bouclés à la Titus.

Simone songea : « Dire que je l’ai trouvé beau… Est-on assez stupide quand on sort du couvent ! »

Et sans qu’elle y prît garde, un autre visage se substitua à celui d’Armand dans sa pensée ; une comparaison s’établit : elle revoyait une fine moustache blonde retroussée sur un sourire malicieux et le regard vif des yeux verts… À cette minute, la présence de Lestrange produisait sur ses nerfs l’effet habituel : et son remords de l’après-midi n’était plus que le souvenir atténué, amusé, d’une plaisanterie sans conséquence.

Aussi, quand Armand, continuant sa diatribe contre les femmes, pontifia :

— Toutes trompent leur compagnon… La cause de l’adultère, c’est leur désœuvrement, leur curiosité vicieuse, leur incrédulité religieuse…

Simone — constatant une fois de plus l’influence démoralisante qu’Armand exerçait inconsciemment sur elle, — ne put s’empêcher de riposter :

— Oh !… La cause de l’adultère, c’est surtout le mari !

Et, jetant sa serviette sur la nappe, elle rentra dans sa chambre.

Mme  Lestrange se plaça devant la haute glace de son armoire, contempla pensivement ses formes élégantes et fines, sa figure mélancolique penchée sous le poids de sa chevelure blonde, ses grands yeux bleus, sa bouche menue, son cou frêle, ses jolies mains ; et déclara soudain avec résolution : « Voilà dix ans que je suis femme : dix années de beauté perdue !… Vais-je persister à vivre ainsi jusqu’au seuil de la vieillesse ?… Mon sort me fait songer à ces villas inhabitées dont le propriétaire, toujours absent, ne profite guère… On se dit en passant devant la grille fermée : « La belle propriété… Est-ce dommage qu’elle reste vide quand tant de gens sont sans logis ! »… Eh bien, non ! Je ne veux plus végéter inutilement. Je suis bien décidée à suivre désormais mon impulsion. À qui nuirai-je en cherchant le bonheur ? Mon mari est un imbécile qui me suspecte tant que je suis sage et qui me rendra sa confiance, du jour où je serai fautive… Ma réputation demeurera sans tache, puisque mon inconduite sera clandestine. Nos défaillances sont bien excusables, du moment qu’elles ne font de tort à personne. »

Plus ou moins convaincue par ses propres sophismes, Simone s’occupa de découvrir le complice indispensable, Elle se remémora son aventure de la journée. En somme, n’était-ce pas la volonté du hasard ?… La jeune femme murmura en rougissant, avec un sourire :

— Le doigt du destin ?…

Puis, sa conscience protestait, humiliée : « Voyons, voyons… Ce n’est pas sérieux : se fourvoyer, se déshonorer avec un inconnu ! »

Mais Simone était seule ; aucun auditoire ne l’obligeait à déguiser sa pensée ; et elle reconnut franchement :

— Comme c’est vrai, ce que Guy de Maupassant écrit des femmes : « Combien y en a-t-il qui s’abandonneraient à un rapide désir, un caprice brusque et violent d’une heure, à une fantaisie d’amour, si elles ne craignaient de payer par un scandale irrémédiable un court et léger bonheur ! »

Et Simone se l’avoua, avec un peu de tristesse : si les femmes se jettent si facilement dans les bras du premier venu, c’est qu’elles ont une prescience que l’amour d’élection exige un culte sans récompense : attente de notre jeunesse, renoncement de notre vieillesse… Alors, autant goûter son rêve aux lèvres d’un passant.

Simone fit cette réflexion exacte et périlleuse : « Il ne pourra pas me décevoir plus que mon mari. »

Puis, suivit cette réticence non moins dangereuse : « D’ailleurs, je ne m’engage à rien en essayant… C’est une expérience que je pourrai interrompre, à mon gré. »

La personnalité de Romain Vérani la rassurait et l’enhardissait : avec celui-là, elle n’aurait pas à redouter la mésaventure interlope des rencontres de hasard. Un député n’est pas un chevalier d’industrie ni un maître-chanteur ; — ou, du moins, s’il exerce parfois ces sortes de talents, ce n’est point à la façon des escrocs vulgaires.

Simone pourrait, sans crainte, garder ses bijoux sur elle en allant aux rendez-vous. Elle pourrait livrer son nom à la discrétion du monsieur sans s’exposer aux inconvénients d’une correspondance d’intimidation.

Son parti fut pris. Mais comment le mettre à exécution ? Elle ne saurait écrire, de but en blanc, à ce monsieur : « Je suis disposée à faire votre connaissance »… Que s’était-il imaginé, en lui donnant sa carte ? Que Simone était une personne de mœurs faciles, ou bien qu’elle serait impressionnée par son titre de député ?

Mme  Lestrange haussa les épaules. Cependant, si elle ne se manifestait point auprès de Vérani, par quel moyen le reverrait-elle ? Tout à coup, une inspiration malicieuse égaya sa physionomie. Elle se glissa en tapinois dans le bureau de son mari et chercha du regard une pile de volumes, sur la table : les trente exemplaires de presse du dernier roman d’Armand lancé récemment : Idylle Chrétienne. Simone prit, au hasard, un des bouquins et rentra dans sa chambre. L’éditeur d’Idylle Chrétienne, sachant à quel public il s’adressait, avait jugé bon d’orner la page de garde du livre d’une reproduction photographique avec légende alléchante : « Portrait de l’Auteur ; Armand Lestrange travaillant à ses œuvres sous les yeux de sa jeune femme. » C’était un tableau d’intimité familiale, d’une banalité navrante : accoudé à son bureau, l’écrivain méditait, le regard perdu ; tandis que Simone, en vaporeuse toilette d’intérieur, arrangeait des roses dans un vase. Mais le portrait de la jeune femme était d’une ressemblance frappante…

— Il me reconnaîtra ; murmura Mme  Lestrange.

Elle enveloppa et ficela soigneusement le livre, y colla une bande de papier gommé sur laquelle elle écrivit : « Imprimés recommandés.Monsieur Romain Vérani, député des Bouches-du-Var. — Palais-Bourbon.

Par une subtilité très féminine, elle jugeait bienséant d’adresser son envoi à la Chambre des Députés, plutôt qu’à l’adresse personnelle qui fleurait la garçonnière : 22 rue de la Bienfaisance.

Curieuse, Simone feuilleta le Bottin Mondain : il ne devait pas être marié pour livrer si légèrement son nom à une inconnue. À la lettre : V, elle trouva :

Vérani (Hector) sénateur des Bouches-du-Var, et Mme  — 23, rue Lincoln. H. P.

Vérani (Romain) député des Bouches-du-Varmême adresse.

En effet, c’était un jeune homme qui habitait chez ses parents et qui avait la classique garçonnière dans le quartier Saint-Augustin.

Le lendemain matin, Mme Lestrange dit négligemment à sa femme de chambre :

— Allez vite porter ce paquet à la poste… C’est un roman que Monsieur a oublié d’envoyer.