Pour la Bagatelle/1

Albin Michel (p. 9-24).
POUR LA BAGATELLE

I


— Mon Dieu !… Que j’aimerais à tromper mon mari ! soupira Simone Lestrange d’un air excédé.

C’était une très honnête femme. Dans tous les moments où elle se trouvait seule, livrée à elle-même, Mme  Lestrange s’abandonnait aux penchants d’une vertu naturelle. L’esprit chaste et la conscience paisible, cette jolie blonde à chair calme considérait la propreté morale comme un besoin égal à celui des soins corporels.

Mais en présence de son mari, elle éprouvait de fâcheuses tentations : Armand Lestrange étant un de ces époux exaspérants qui décourageraient la fidélité d’une Lucrèce.

Égoïste, fat et maussade, il réservait pour le monde ses amabilités de bellâtre. Dans l’intimité, il se révélait exigeant, d’humeur acariâtre, mécontent de tout, s’emportant pour rien, étalant son encombrante personnalité d’individu personnel ; et sa femme, qui le supportait passivement par dédain des vaines disputes, se soulageait en murmurant in petto avec une rancune d’esclave contre ce maître horripilant :

— Dieu !… Que j’aimerais à tromper mon mari !

Elle avait patienté dix ans avant de souhaiter la revanche d’un adultère. Les souvenirs de ce mariage décevant hantaient sa mémoire, lancinants comme une migraine.

Grande, blonde, bien faite, avec un visage clair, des yeux bleus au regard doux, Simone de Francilly incarnait à dix-huit ans ce type convenu d’ingénuité séduisante tel que le conçoivent les jeunes gens lorsqu’ils décrivent la fiancée idéale.

Sur la plage où sa mère l’exhibait chaque été, les habitués qui remarquaient Simone sans la connaître l’avaient baptisée : « la Jolie Jeune Fille ». Et elle représentait à merveille tout ce que peut évoquer de charmant, de naïf, de frais, de gentiment poncif ce surnom : la Jolie Jeune Fille.

Quant à ceux qui connaissaient Mme  de Francilly, ils savaient qu’elle était veuve, riche, et que sa fille, bien dotée, jouirait en plus à sa majorité de l’héritage paternel.

Parmi les villégiaturistes se trouvait un journaliste d’une trentaine d’années, Armand Lestrange, réputé pour sa beauté robuste de gaillard musclé, ses aventures tapageuses et ses opinions bien pensantes de romancier clérical. Il entendit parler de la fortune de Simone, combina le plan d’un beau mariage et s’efforça de subjuguer la jeune fille.

Simone était romanesque et candide. Comme elle avait lu les feuilletons décents qu’il publiait dans la presse catholique, Armand Lestrange fut à ses yeux : l’Écrivain ; il lui apparut dans le prestige de la gloire. Puis, la vie privée d’Armand étant beaucoup moins édifiante que sa littérature pour soutanes, la jeune fille fut séduite aussi par l’attrait irrésistible des conquêtes qu’on prêtait à Lestrange.

Peu soucieuse de la voir épouser un arriviste sans fortune et sans naissance, Mme  de Francilly coupa court au flirt de sa fille. Alors Armand Lestrange profita d’une dernière entrevue pour proposer à Simone de l’enlever. Il avait su tabler sur l’imagination exaltée d’une cervelle de dix-huit ans. Simone fut toute secouée d’émotion ; l’audace de l’aventure l’enchanta ; elle ne songea guère au risque encouru puisqu’elle l’ignorait encore : les filles les plus téméraires sont toujours les plus innocentes. D’ailleurs, Armand jugea habile de la respecter. Après le scandale calculé : une nuit passée à l’hôtel d’une localité voisine — nuit de marivaudage sentimental et d’intimité chaste, — Lestrange emmena la jeune fille chez le curé du lieu à qui Simone confessa ingénument la faute qu’elle croyait commise. Le prêtre était abonné au journal de Lestrange : il ne put refuser son intervention à un défenseur de la croix ; et se chargea de négocier délicatement ce mariage devenu nécessaire. Il plaida la cause d’Armand auprès de Mme  de Francilly qui s’inclina, la rage au cœur, devant l’irréparable : sa fille s’était sottement compromise.

Armand Lestrange avait gagné la première manche grâce au curé. Mme  de Francilly gagna la seconde grâce au notaire : un séducteur heureux est tenu de jouer au fiancé désintéressé ; Armand dut subir les conventions du régime dotal. Il s’estima lésé d’avoir perdu sa liberté pour une fortune inaliénable et tourna sa rancune contre Simone qui fut désabusée dès les premiers mois de sa vie conjugale.

Ainsi victime de ses illusions d’enfant, la jeune femme, vite édifiée sur le secours de l’Église, la protection des lois et la sincérité de l’amour, s’abandonna prématurément à une sorte de nihilisme. Elle vécut dans un isolement moral, une fierté triste et farouche qui n’attendait rien d’un monde qui ne sert de rien.

Aujourd’hui, Simone atteignait ce tournant de la trentaine où la femme, apercevant une nouvelle route, espère que sa seconde jeunesse sera la revanche de la première. À vingt ans, on subit l’amour ; à trente ans, on choisit l’amant.

La jeune femme, qui s’ennuyait dans son foyer sans enfant, sortait beaucoup, soignait sa toilette, courait tout Paris, travaillée par le désir d’une rencontre galante. Sous quelle forme se présenterait l’aventure qui la dédommagerait du mariage ? Elle ne savait, mais elle l’attendait à toute heure du jour, en rêvait la nuit ; et la pressentait avec inquiétude, impatience et curiosité. Elle comptait sur le hasard plus que sur ses relations, car elle répugnait aux promiscuités d’une liaison mondaine : sa pudeur souhaitait d’établir une barrière entre sa vie secrète et sa vie privée.

On la suivait fréquemment, dans la rue ; elle en éprouvait une étrange anxiété. Elle aurait voulu découvrir ainsi, sans préliminaires, l’inconnu prédestiné ; puis, la vulgarité de ces poursuites l’écœurait ; elle se hâtait de fuir, honteuse, sans même oser regarder le passant qui l’avait frôlée. Son besoin de tendresse, ses rancœurs conjugales, son mépris des préjugés et sa pureté native se heurtaient singulièrement. Ces combats intérieurs lui formaient une volonté contradictoire à la fois capable des pires et des meilleures actions.

Un après-midi, Simone, désœuvrée, se promenait lentement dans son quartier sans savoir où aller. Elle habitait un bel immeuble du boulevard Haussmann, presque à l’angle de la rue Taitbout. Elle se dirigea machinalement vers les grands boulevards et se mêla à la foule qui défilait sur le trottoir, plus épaisse et plus lente que de coutume. C’était presque un jour de fête : le mardi qui suivait Pâques et la première semaine de vacances parlementaires. Mme  Lestrange ne songeait guère à ce dernier détail, ignorant qu’il dût avoir un intérêt dans sa destinée.

Le boulevard plein de monde finit par obséder Simone. Elle avait ralenti sa marche. Le trille aigu d’une sonnerie électrique attira son attention. Elle se trouvait à l’entrée d’un cinéma, serrée dans le flot de gens qui coulait vers le guichet. Poussée par derrière, Mme  Lestrange avançait malgré elle ; arrivée au contrôle, elle prit une place et entra avec un sentiment de délivrance dans la grande salle baignée d’ombre.

Les Athéniens couraient au spectacle pendant la guerre du Péloponèse ; les Parisiens de 1793 hantaient les maisons de jeu du Palais-Royal pendant la Révolution. On a pu constater que les Français de 1914 se précipitaient au cinéma pendant la grande guerre européenne. Les longues luttes sanglantes engendrent le goût des divertissements frivoles. Mais cette fureur de plaisir qui détermina la vogue grandissante du cinéma est née de mobiles trop curieux, trop subtils, trop pervers et trop délicats, pour qu’un philosophe moraliste ne soit pas tenté d’écrire un jour la « Définition du Cinéma ».

Constatons tout d’abord que cette attraction, puérile en soi, n’est pourtant point destinée aux enfants. Le film à succès consiste à montrer de jolies actrices au cours de péripéties amoureuses : c’est du sensualisme visuel débité aux mille mètres. La majorité du public est composée de messieurs seuls, toujours seuls, qui recherchent plutôt les voisines que les voisins et changent parfois de place, à plusieurs reprises, durant la séance. Considérons ensuite que, pour la netteté des vues, les projections lumineuses doivent avoir lieu dans l’obscurité. En songeant à l’effet que peuvent produire sur les assistants cette pénombre, cette musique voluptueuse d’un orchestre invisible, cette immobilité dans la nuit, ce tiède contact d’un voisin qu’on ne voit pas et ces tendres tableaux qu’on voit sur l’écran, la conclusion s’impose : si le cinéma fait une concurrence triomphante à tous les genres de théâtres y compris le music-hall, c’est qu’il est le seul spectacle ménageant au spectateur ce que nous nommerons par euphémisme « la scène dans la salle ».

Mme  Lestrange n’était point une habituée des cinémas ; elle y venait par hasard, innocemment. À son entrée, un film s’achevait ; la salle s’éclaira soudain et deux rangées de spectateurs dévisagèrent avec curiosité cette dame blonde et jolie. Simone, qui avait la vue basse, se plaça très près de l’écran, dans un rang de fauteuils vides.

De nouveau, tout fut dans l’ombre. Sur le rectangle lumineux de la toile défilèrent des paysages. Les violons jouaient en sourdine une douce valse de Grieg.

Le grincement d’une stalle qu’on abaissait avertit Simone que quelqu’un s’asseyait derrière elle. La jeune femme pensa simplement : « Pourvu que ce ne soit pas un grincheux qui se plaigne de mon chapeau». Mais elle s’aperçut bientôt que ce n’était pas à son chapeau qu’on s’en prenait.

La paroi d’étoffe du fauteuil qu’elle occupait subissait dans sa partie inférieure des chocs et des secousses laissant supposer que le spectateur placé derrière elle avait de longues jambes et ne savait où caser ses genoux. Bientôt, un heurt plus précis inspira cette réflexion à Simone : « Je suis assise devant un malappris ! » Néanmoins, elle n’eut pas l’idée si simple de changer de place.

On juge avec raison que les filles d’Ève ont le caractère lunatique : n’est-ce pas selon le nombre de jours qui les éloignent ou les rapprochent de certaine date que les femmes ont une sensibilité plus vibrante et les nerfs plus trépidants ? À cet instant, Mme  Lestrange s’abandonnait lâchement à cette impression de sensualité vague qui l’envahissait impérieusement. Elle se croyait transportée dans un monde imaginaire : cette musique berceuse, cette obscurité propice, ce voisinage mystérieux… Ô Dieu ! qu’on est faible par moment et que l’ambiance d’une pièce sombre évoque les nuits dangereuses… Simone était comme paralysée ; elle n’aurait pu se lever et chavirait dans un engourdissement délicieux.

Tout vertige prend fin. Aussitôt que Mme  Lestrange sentit cesser son égarement, une colère rancuneuse l’envahit et contre elle-même et contre l’impertinent inconnu. Le regret de la minute passée dont elle se souviendrait avec confusion lui inspira le désir de conserver tout au moins l’anonymat de la nuit ; et elle se sauva brusquement à travers la salle noire.

Soudain, Simone s’effara : son voisin s’était levé en même temps qu’elle ; il courait sur ses talons. La jeune femme accéléra sa fuite et poussa la porte de sortie : mais, là, sa curiosité la perdit ; elle voulut savoir quelle tournure avait son suiveur et lui coula une œillade oblique : elle vit un jeune homme de vingt-huit à trente ans qui présentait tous les signes d’une origine provençale : de taille moyenne, avec un visage sarrasin aux traits réguliers ; les cheveux châtain roussi ; la moustache retroussée au-dessus de sa lèvre, s’ébouriffant en mousse dorée ; le teint chaud, ce teint d’ambre bruni des Méridionaux blonds ; les yeux verts, troués d’une pupille largement dilatée qui les faisait paraître noirs ; il regardait la jeune femme en souriant.

Mais Simone avait perdu du temps dans son examen. Impossible de dépister son inconnu, maintenant. Affolée, elle n’eut plus qu’une idée : retrouver la sécurité du home, ne s’avisant point qu’ainsi elle révélait son adresse. Et filant rapidement le long de la rue Taitbout, elle regagna le boulevard Haussmann. L’inconnu chuchotait dans sa nuque. Énervée, Simone s’engouffra dans la boutique d’Helten. Hélas ! L’étranger entrait imperturbablement à sa suite chez le parfumeur. Mme  Lestrange comprit qu’elle était captive ; alors, espérant le lasser par une longue attente, elle demanda :

— Une manucure !

En effet, l’inconnu parut dépité lorsqu’on ouvrit devant Simone la porte d’une des petites cabines. Il fit le geste de se retirer, après avoir acheté un flacon d’odeur ; mais, au moment où il passa près de Mme  Lestrange, d’un mouvement preste, furtif, inattendu, il lui glissa un carton dans la main. Et — dame ! — la curiosité féminine ne perdant jamais ses droits, Simone, au lieu de laisser tomber dédaigneusement, ostensiblement l’objet, referma au contraire ses doigts sur le carré de bristol.

Après avoir dissimulé la carte dans son corsage, Mme  Lestrange s’attarda longtemps chez Helten, constata enfin qu’une demi-heure s’était écoulée depuis son aventure ; et se glissa dans le vestibule de son immeuble, quand elle eut inspecté la rue d’un coup d’œil circonspect. Dans l’ascenseur, elle osa seulement déchiffrer la carte de l’inconnu. Finement gravés, ces mots s’étalaient en divers caractères :


Romain Vérani

Docteur en Droit

Député des Bouches-du-Var.
22, rue de la Bienfaisance.

Simone, abasourdie, murmura :

— C’est un député ?

Elle évoquait aussitôt les récents débats parlementaires, l’heure grave que traversait le pays, les difficultés économiques, la misère du peuple, la ruine des honnêtes gens, la fortune scandaleuse des accapareurs.

En regard : les occupations auxquelles s’adonnent nos honorables durant leurs loisirs, à en juger par celui-ci.

Alors, Mme  Lestrange, née de Francilly, sentit gronder en elle l’indignation gouailleuse d’une jeune Frondeuse de la Vieille France ; et elle s’exclama, avec une moue gamine :

— Un député… Ah ! zut, alors !